Intervention de Jean Félix-Paganon, ambassadeur de France en Égypte, au séminaire « Un printemps arabe? » du 26 mai 2011
Merci, Monsieur le Directeur.
Beaucoup de questions sont posées.
J’avais l’intention de poser le problème de chaque pays pris séparément. Vous avez commencé à le faire en définissant trois zones. On pourrait poursuivre et poser à Monsieur Gouyette la question de la Libye.
François Gouyette
Il serait préférable de commencer par parler de l’Égypte. En effet, la réplique égyptienne à la révolution tunisienne a eu un effet d’entraînement fondamental sur la Libye, même s’il y avait des facteurs endogènes qui se sont télescopés avec le contexte général et régional.
Jean-Félix Paganon
Le fait que je manque un peu de recul (j’ai un peu « le nez dans le guidon ») est peut être un avantage dans le témoignage que je peux apporter ce soir.
Comme l’a dit Joseph Maïla, on peut s’interroger sur le mot « révolution ». Sur le déroulement des événements, c’est effectivement une insurrection populaire et un coup d’État militaire qui s’articulent l’un sur l’autre. On peut s’interroger sur le fait que l’armée, peut-être, réfléchissait depuis longtemps aux inconvénients du système Moubarak et a saisi l’opportunité de ces manifestations pour régler le problème de la succession et de « l’entourage », lequel, comme le laissaient penser de nombreux indices, suscitait au sein de l’armée, du haut en bas de la hiérarchie, une profonde hostilité.
On n’a pas beaucoup parlé d’un troisième acteur, fortement représenté en Égypte, qu’on pourrait appeler la majorité silencieuse. On parle beaucoup de l’armée. On parle beaucoup de la Place Tahrir. On analyse avec beaucoup de pertinence les facteurs sociologiques générationnels. Mais on ne parle pas de l’Égypte profonde. Au plus fort du mouvement, 200 000 personnes se pressaient autour de la Place Tahrir. Même en y ajoutant 100 000 ou 150 000 personnes à Alexandrie et 100 000 sur le Canal de Suez, on n’atteignait pas 500 000 personnes dans les rues égyptiennes. Ce qui veut dire que 82,5 millions d’Egyptiens regardaient ce qui se passait. Personne ne sait ce qui se passe dans la tête de ces 82,5 millions d’Egyptiens et je ne suis pas sûr que toutes les analyses que nous faisons soient pertinentes. Le 19 mars, 60% de ces Egyptiens se sont abstenus. Ceux qui ont voté se sont prononcés à 80% contre Tahrir. En effet, alors que Tahrir appelait à voter « non » au référendum, le « oui » l’a emporté à plus de 77%.
Nous avons donc une grande incertitude sur ce que sera le résultat d’un processus démocratique qu’à l’évidence tout le monde veut faire avancer. Personne ne suggère le retour à un système autoritaire. L’armée est très claire là-dessus et je crois à sa sincérité. Pour reprendre une distinction que Jean-Claude Cousseran a utilisée tout à l’heure, l’armée veut le pouvoir mais elle ne veut pas gouverner. Elle est très embarrassée de sa situation actuelle : dans un système complètement pyramidal, la moindre décision remonte jusqu’au Conseil suprême des forces armées et, au sein du Conseil suprême des forces armées, sur le Maréchal Tantaoui qui, sur la plupart de ces sujets, a le plus grand mal à trancher. La question de la réouverture de la Bourse en a offert une illustration : doit-on la rouvrir ? Quel jour doit-on la rouvrir ? Le malheureux Maréchal était effectivement totalement incapable de prendre une décision qui lui a été imposée de l’extérieur par un syndicat de bourses qui a menacé d’exclure la Bourse du Caire. Il a donc décidé de rouvrir
Sur le rôle de l’islamisme politique, beaucoup de choses très justes ont été dites. L’islamisme politique égyptien connaît lui aussi sa révolution et les clivages qui traversent la société traversent violemment le mouvement des Frères musulmans. En même temps, c’est une organisation qui englobe l’individu, en sortir est donc toujours un acte extrêmement douloureux. On perçoit des logiques de tension, voire de rupture parmi les jeunes Frères musulmans. Iront-ils jusqu’au bout ? Ce ne sont pas eux qui contrôlent le système, donc à un moment ou à un autre se posera la question de scissions. Deux tentatives de scission, le mouvement Wassat et la création du parti Nahda, ont été des échecs. Mais la question est ouverte. Un débat extrêmement violent oppose les hiérarques de la confrérie et les jeunes.
Dans la perspective des prochaines élections, deux facteurs doivent être pris en compte :
Les Frères musulmans ne veulent pas prendre le pouvoir à l’occasion des prochaines élections. Ils ne veulent même pas s’en approcher, parce qu’ils sont parfaitement conscients que s’ils s’en approchent, ils risquent un retour de manivelle. D’où l’annonce qui a été faite – et dont je pense qu’elle sera respectée – qu’ils ne se présenteront que dans 50% des circonscriptions. Même s’ils faisaient un score exceptionnel, on peut penser qu’ils n’auraient pas plus de 25% à 30% des députés. Ils auront sans doute plus parce qu’ils ont une technique très élaborée qui consiste à mettre des « indépendants » un peu partout. Donc, même si la confrérie de stricte obédience n’a que 20% ou 25% des députés, elle aura sans doute une influence beaucoup plus importante au sein du parlement.
Cette perception d’une poussée de l’islamisme politique débouche sur la cristallisation des non-islamistes. Dans aucune des deux élections récentes, en situation réelle, à l’université du Caire et à l’université d’Ain Shams, le syndicat des Frères musulmans n’a dépassé 25% des voix. On nous dit aujourd’hui que les Frères musulmans ne sont pas puissants au sein de l’université… alors qu’on nous racontait autrefois que c’était leur bastion ! Certes, il y a des « indépendants », des faux nez, mais il reste que dans une compétition totalement ouverte, dans un lieu réputé être fortement influencé par les Frères musulmans, ils n’ont obtenu, dans une compétition totalement libre et sans restriction de leur part, que 20% des suffrages. Je le remarque sans pouvoir en déduire que ceci se répliquera au niveau national. Mais je pense qu’il faut ne pas exagérer l’influence des Frères musulmans, en tout cas pour les prochaines élections. Je crois que leur horizon temporel est autre et que s’ils sont dans une logique de conquête du pouvoir, c’est plutôt une conquête dans la durée qu’une version léniniste des choses (qui consisterait à saisir une opportunité en profitant de l’affaiblissement du pays).
Personne ne parle du modèle turc en Égypte. C’est effectivement en dehors des cadres mentaux. En revanche, il peut y avoir un modèle AKP, ce qui est totalement différent.
Or, dans les propos d’un certain nombre de ces jeunes, islamistes notamment, on discerne un « cocktail » qui ressemble un peu à celui de l’AKP :
Ils veulent la démocratie et disent y être profondément attachés, usant même d’un argument utilitaire : « aucun parti, aucun mouvement n’a été autant victime de la dictature que nous. Dans notre projet politique, l’État de droit, la démocratie, non seulement ne nous gêne pas mais nous protège ! ».
Sur le plan économique, ils sont plutôt libéraux, ils ne sont pas dirigistes.
Ils se veulent fondamentalement modernistes et adorent la technologie, l’informatique.
Ils placent l’Islam dans une sphère très privée et le voient comme une forme d’éthique qui doit couvrir les activités de l’État et faire respecter le droit pour les bons musulmans de vivre en tant que bon musulmans.
Je ne suis pas expert des questions turques mais il me semble que tout cela ressemble diablement à l’AKP !
Mais, évidemment, personne ne parle d’un modèle turc pour l’Égypte.
Je parlerai brièvement de deux autres points peut-être un peu plus périphériques :
Comme Jean-Pierre Chevènement, je pense que l’Occident est totalement spectateur, y compris les États-Unis. Il faut absolument dissiper le fantasme du lien entre l’armée égyptienne et les États-Unis, avec des généraux qui seraient des marionnettes dont les ficelles seraient tirées directement depuis Washington ! L’armée est fondamentalement nationaliste. Dans son fonctionnement, elle est « soviétique », totalement opaque, inaccessible. Les Américains eux-mêmes reconnaissent que, dans l’exercice de la gestion de la coopération militaire, ils se heurtent à un mur et n’arrivent pas à établir des relations personnelles avec les principaux responsables de l’armée égyptienne. Tout le monde a fantasmé sur le fait que le Général Sami Anan était à Washington le 27 janvier mais il était à Washington pour des raisons de routine et non pour prendre ses instructions afin de se débarrasser de Moubarak huit jours plus tard !
À l’évidence, la gestion de la question palestinienne va être très compliquée pour les gouvernements arabes. Dans des systèmes démocratiques, ils vont se trouver confrontés à des pressions populaires extrêmement fortes, avec des sentiments extrêmement violents d’hostilité à l’égard d’Israël. Cela ne signifie pas qu’on rentre dans des logiques de confrontation militaire. Personne ne propose qu’on revienne dans une posture de guerre vis-à-vis d’Israël. En revanche, l’attitude de Moubarak, jugée complaisante par l’opinion égyptienne pendant toutes ces années, vient aujourd’hui en retour avec des sentiments de frustration et de revanche à prendre.
Sur le plan culturel, je suis frappé par l’émergence de l’individu dans des sociétés jusqu’alors dominées par des valeurs de solidarité collective, et là, je ne parle pas de la majorité silencieuse mais de ce que l’on voyait à Tahrir. C’est véritablement l’irruption de l’individu. Quand on pose très directement la question de la laïcité, de la place de la religion aux jeunes islamistes, ils répondent : « nous connaissons bien votre modèle français de laïcité, totalement inapplicable chez nous. Mais notre réponse est de faire une république de citoyens égaux en droits et en devoirs. Ça ne veut pas dire que la religion est exclue du champ politique, au contraire, nos sociétés sont imprégnées du religieux et donc nous ne chasserons pas le religieux du politique mais nous chasserons le confessionnalisme et la rivalité entre les religions de notre modèle politique ».
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