Intervention de François Gouyette, ambassadeur de France en Libye, au séminaire « Un printemps arabe? » du 26 mai 2011.
Merci. Nous faisons un crochet et prenons « un taxi pour Tobrouk ».
François Goueytte
C’est effectivement peu après les événements d’Egypte que débute la Révolution du 17 février.
Je disais tout à l’heure, en proposant à mon collègue et ami Jean Félix-Paganon de prendre le premier la parole, que les événements de Libye avaient été, en quelque sorte, la réplique… d’une réplique, puisque tout a commencé en Tunisie.
Ce n’est pas un hasard. La Libye étant entourée de la petite Tunisie et de la grande Égypte, les événements qui se déroulaient dans ces deux pays ne pouvaient pas ne pas y avoir d’impact. On observe néanmoins une conjonction, un télescopage de facteurs endogènes et régionaux.
On retrouve l’expression d’une même volonté de changement qui, selon des modalités différentes, se manifeste du Golfe jusqu’au Maroc avec le slogan « Erhal ! » (Dégage !), scandé dans toutes les rues arabes. Peut-être n’ose-t-on pas encore s’adresser en ces termes au « Gardien des deux Saintes Mosquées », le roi Abdallah d’Arabie saoudite mais, affaibli par la maladie, celui-ci ne devrait sans doute pas tarder à passer la main. Ce fil conducteur est, me semble-t-il, très caractéristique de cette révolution.
On retrouve aussi l’affirmation du sentiment national, ce qui permet de faire un sort à la propagande de Kadhafi, qui prétend encore aujourd’hui, trois mois après le déclenchement de la Révolution, que les insurgés veulent la partition de la Libye, pays qui ne serait qu’un conglomérat de tribus et que seul le « Guide », rompu aux subtilités du tribalisme, serait en mesure de diriger… À partir du 17 février, on a, en réalité, vu s’affirmer, non pas un quelconque séparatisme, mais un véritable mouvement national, avec un projet national. Sans doute peut-on discuter de la légitimité du CNT (Conseil National de Transition), mais comment mesurer une légitimité politique autrement que par des élections ? Or il n’y a jamais eu d’élections en Libye… On peut dire, d’une certaine façon, que le CNT est légitime parce qu’il incarne les aspirations légitimes du peuple libyen. Aspirations au changement, à l’ouverture, à la démocratie, à une certaine forme de modernité et au rejet d’un régime prédateur.
« Dégage, Kadhafi, dégage avec tes fils ! ». C’est le même système de « monarchie révolutionnaire héréditaire », selon la formule de Luis Martinez, qui est contesté en Syrie et, toutes choses égales par ailleurs, au Yémen. C’est ce même système qui, d’une certaine façon, a été mis en cause en Égypte, je parle sous le contrôle de Jean Félix-Paganon qui est encore sur place. Il a vécu la révolution, il est resté après la révolution.
Je suis pour ma part rentré quelques jours après le déclenchement de la révolution, dont nous avons donc vécu les premières heures. Si elle a débuté à Benghazi, fief historique de la monarchie Senoussie, des Frères Musulmans et des islamistes radicaux, c’est, surtout, en raison d’une situation spécifique à cette région, avec le souvenir du massacre épouvantable de la prison d’Abou Slim en 1996 : 1 200 morts, deux fois plus qu’à Palmyre en 1980… Qui se souvient de Palmyre ? Dans les deux cas, les victimes étaient islamistes, c’est sans doute pourquoi on en avait aussi peu parlé à l’époque. On s’était, de fait, plutôt accommodé de ce mode de gestion de la question islamiste en Syrie et en Libye… Mais, à Benghazi, quinze ans après, les plaies étaient encore vives.
De même que l’immolation de Bouazizi en Tunisie, l’arrestation à Benghazi de l’avocat des familles des victimes de la prison d’Abou Slim (qui continuaient de revendiquer la reconnaissance de leurs droits) a constitué le déclic des manifestations, immédiatement contrées par un usage totalement disproportionné et absolument dramatique de la force. J’ai recueilli les témoignages des médecins français de l’hôpital de Benghazi qui ont soigné les premières victimes. Le premier jour, le 16 février, les blessures constatées affectaient essentiellement le bas du corps, mais, dès le lendemain, les consignes de tir avaient à l’évidence changé : les dizaines de morts et de blessés graves qui affluaient à l’hôpital de Benghazi, des jeunes gens de seize à vingt ans pour la plupart, étaient tous victimes de tirs destinés à tuer (on visait clairement entre la ceinture et la tête…).
Loin d’intimider la population, ce débordement de violence a galvanisé l’esprit de résistance. Au même moment, à Misurata, à Zaouïa, dans la montagne de l’ouest (où, aujourd’hui, la ville de Zentane subit le même sort que Misurata il y a quelques semaines), le même phénomène s’est produit. Nous-mêmes, à Tripoli, avons assisté au même type de manifestations rassemblant des gens qui, spontanément, sortaient pour réclamer le changement.
Il s’agit donc bien d’un phénomène national. La réappropriation du drapeau de la Libye de l’Indépendance, brandi à Benghazi comme dans le pays berbère, à Zaouïa comme à Misurata, suffit à montrer qu’il n’y a pas de volonté de « partition » du pays de la part des insurgés.
Je vois régulièrement des Libyens de Tripoli, de la montagne. Ils n’aspirent qu’à une chose, la chute du régime et l’avènement d’une ère nouvelle. Le sentiment de solidarité qui unit les gens de Benghazi, les habitants de Misurata et les montagnards arabo-berbères de Zentan doit, me semble-t-il, être pris en compte. Il permet de faire fi d’un certain nombre de contre-vérités.
Il y aurait, par ailleurs, beaucoup à dire sur le rôle de l’islamisme dans la société libyenne, qui est une société extrêmement conservatrice. On pourrait, notamment, évoquer l’influence des Frères musulmans égyptiens sur la confrérie libyenne, seule force politiquement structurée, même si elle est clandestine. Quoique sévèrement réprimés, les « Frères » libyens n’ont pas disparu. Il ne faut évidemment pas les confondre avec les Islamistes radicaux de type salafiste-djihadiste avec lesquels le régime de Kadhafi n’avait, d’ailleurs, pas hésité à négocier, ces dernières années, un peu comme l’avaient fait, mutatis mutandis, les Algériens, au début de l’ère Bouteflika, dans le cadre du processus de réconciliation nationale.
Il y a, incontestablement, une mouvance islamique importante sur la scène politique en Libye. J’apprenais, ainsi, récemment, de source libyenne informée, qu’un certain nombre de « quadras », cadres actifs de la Révolution du 17 février, se situent, en réalité, depuis longtemps, dans la mouvance des Frères. Mais cette mouvance m’est décrite dans les mêmes termes qu’emploie Jean Félix-Paganon à propos de la confrérie égyptienne. Lui a eu le privilège de rencontrer au Caire des Frères musulmans, car, même si leur parti n’était pas autorisé, il était toléré. A Tripoli, il était totalement impossible de voir des Frères musulmans. Or, demain, ils seront là. Ce ne sont évidemment pas les gens d’Al Qaïda qui infiltrent le CNT, comme la propagande de Kadhafi le prétend. Pour autant, il faudra, dans cette société profondément religieuse, voire bigote, qu’est la société libyenne, prendre en compte l’importance de l’Islam politique des Frères.
Voilà ce que je souhaitais dire s’agissant de la Libye.
Jean-Pierre Chevènement
Merci. Une chose me frappe : l’armée libyenne ne s’est pas désagrégée et la révolution marque le pas. J’observe que là où elle a triomphé, en Tunisie et en Égypte, l’armée a laissé faire et même a canalisé le mouvement. Là où l’armée résiste, en Libye, en Syrie, au Yémen, c’est beaucoup moins simple. Ne s’agit-il que de logiques hiérarchiques ? Je ne le crois pas.
François Gouyette
Il y a une différence fondamentale. En Libye, d’une certaine manière, comme en Syrie, il n’y a pas une, mais deux armées :
Il y a une armée prétorienne, recrutée parmi les membres de la tribu du « Guide », en particulier parmi les Gouhous, sous-fraction des Kadhadfa d’où sont issus les gardes qui assurent sa sécurité personnelle. Les Kataeb (Brigades) du régime comptent une dizaine de milliers d’hommes motivés, bien entrainés, bien équipés, bien payés. Elles constituent le fer de lance de la répression.
Et puis, il y a l’armée traditionnelle, conventionnelle, qui a toujours été le parent pauvre. Il suffit d’interroger nos attachés de défense en poste à Tripoli dans la dernière décennie : tous vous diront combien l’équipement et la formation des troupes était lamentable.
L’armée en Libye, c’est l’armée prétorienne de Kadhafi.
Sami Naïr
Sur ce dernier point, ce que dit François Gouyette est important pour comprendre ce qui s’est passé en Tunisie. À partir du 8 janvier, s’est mis en place un coup d’État dans la révolution. On pense que le Général Seriati, qui commande la garde présidentielle, dont les effectifs sont plus importants et mieux armés que ceux de la vraie armée tunisienne, a commencé à jouer son propre jeu avec l’idée de faire partir Ben Ali et de provoquer la bataille contre l’armée. On raconte que les policiers de la base ont reçu l’ordre de rendre leurs armes à l’armée. Ils se sont donc présentés dans les casernes et ils ont rendu leurs armes. Mais le ministre de la défense Grira et le chef de l’état-major, le général Anmar sont intervenus : « On ne veut pas de ces armes, qu’ils les gardent ! », craignant que Seriati ne prenne prétexte du désarmement de la police pour accuser l’armée de l’avoir fait et de là déclencher contre elle l’offensive. On sait que la garde présidentielle était mieux dotée en armes que cette armée. Derrière, il y a la volonté de prendre le pouvoir, qui vient d’ailleurs d’être confirmée par le message que le président déchu, Ben Ali, a envoyé à ses juges lors de son récent procès. Le dernier jour, il y a eu une bataille rangée, au palais de Carthage, entre la garde présidentielle, réduite à la protection rapprochée de Ben Ali, et l’armée. Mais c’était une bataille perdue d’avance, car le ministre de la défense, Grira, avait entre temps mis aux arrêts Seriati. La garde s’est retrouvée sans chef, et totalement désarçonnée. Les choses sont très complexes à démêler, et il reste encore beaucoup de zones d’ombres. C’est un miracle que l’armée ait pu s’imposer.
L’armée tunisienne, c’était 15 000 hommes dont 7 000 ou 8 000 hommes mobilisables. J’ai vu de mes propres yeux les chars de l’armée tunisienne ramenés au centre de Tunis sur des camions parce qu’ils ne pouvaient pas rouler et que les soldats qui étaient là ne pouvaient pas s’en servir. Alors qu’en face on avait une garde présidentielle suréquipée. Par ailleurs, je suis convaincu que, entre le 17 décembre et le 14 janvier, une grande partie s’est jouée entre les services secrets américains, l’armée et nos propres services. Et que les Américains l’ont emporté sur toute la ligne, parce qu’ils se sont préparés depuis longtemps à la fin du régime tunisien, alors que nous nous acharnions à soutenir Ben Ali. Cette erreur, nous la paierons cher : il faudra beaucoup d’intelligence et de doigté pour revaloriser l’image de la France en Tunisie.
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