Débat final du séminaire « Un printemps arabe? » du 26 mai 2011 avec Pierre Conesa, membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, ancien haut fonctionnaire du ministère de la Défense, Loïc Hennekinne, membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, ambassadeur de France, ancien secrétaire général du Quai d’Orsa et François Nicoullaud, ancien ambassadeur de France en Iran
Ma question concerne principalement la Tunisie. Il est toujours un peu difficile de prévoir les révolutions. On sait quand une situation est révolutionnaire, on ne sait jamais quand elle devient une révolution. J’aimerais interroger les diplomates et experts présents sur l’évaluation du système qui nous permet de comprendre une société dans laquelle on a de multiples canaux de collecte d’informations. Comment nos gouvernants s’informent-ils dans un pays comme celui-là ? Quel audit faites-vous de la collecte telle qu’elle a été faite par l’ambassade ? (j’ai cru comprendre qu’il n’y avait aucun arabisant à la chancellerie au moment de la révolution). Comment la DGSE a-t-elle fonctionné ? Avait-elle pour mandat de surveiller les islamistes ou de n’avoir de contacts qu’avec le pouvoir ? L’ambassadeur était-il suffisamment libre pour avoir des contacts, ne serait-ce qu’avec l’opposition ? Je sais qu’en général il est mal vu, même dans des pays qui se disent des républiques, d’avoir des contacts avec l’opposition. Le centre de recherche universitaire français sur le Maghreb contemporain travaillait-il sur la société tunisienne ou sur les antiquités gréco-romaines ?
J’ai un certain nombre de questions sur l’audit que vous-même pouvez dresser. Nous avons essayé de le faire à propos du Rwanda quand j’étais au ministère de la Défense. Quand on collecte les messages de la DRM (direction du renseignement militaire), les messages de la DGSE et les télégrammes diplomatiques, on s’aperçoit qu’on a un système qui … peut parfois être amélioré.
Jean-Pierre Chevènement
J’observe que le mot « Deauville » (1) n’a pas été prononcé. J’ai entendu exprimer l’idée que l’Occident pouvait porter un regard « distancié », culturel même, sur tout ce qui se passait dans le monde arabe mais l’aspect économique des choses (la crise économique, le tarissement des flux touristiques, le sous-emploi, les problèmes de mal-développement) n’a pas du tout été abordé.
Il me semble quand même que les pays du Nord, les pays européens, les pays occidentaux en général pourraient aider les pays arabes, les pays de la rive sud à résoudre ces problèmes de développement qui ne vont pas se résoudre tout seuls. On parle de 25 milliards (de dollars ou d’euros) sur cinq ans, consentis par le FMI, la Banque mondiale. Autant dire rien ! La BERD va s’y intéresser mais, rapporté aux fonds structurels vers les PECO et les crédits mis en œuvre dans le cadre du sauvetage de l’euro, c’est « un cheval, une alouette », un rapport de un à quarante !
Il me semble que cette « distanciation » mériterait quand même d’être atténuée. M. Cousseran a suggéré « d’autres principes d’organisation de nos échanges ». Ne devrait-on pas essayer de penser nos rapports d’une manière « intégrée », osé-je à peine dire…
Jean Félix-Paganon
Dans le débat européen actuel, la volonté française de faire bouger les choses dans le sens de l’intégration et de la convergence des économies méditerranéennes rencontre une résistance extraordinaire de la part de la plupart de nos partenaires. Il y a, certes, l’arbitrage traditionnel entre l’Est et le Sud. Mais est-ce une traduction, un habillage ou est-ce que cela renvoie à quelque chose de plus profond ?
Le mot nodal est « conditionnalité ». La quasi-totalité de nos partenaires lient la possibilité d’un engagement massif de l’Union européenne pour le développement des pays du Sud à des conditionnalités en termes de démocratie, de droits de l’Homme, sur le mode : « Nous sommes très sceptiques sur ces transitions, inquiets pour les droits de l’Homme… », toute une batterie de critères qui aboutissent au paradoxe que nous nous mettons en posture d’être beaucoup plus exigeants et restrictifs vis-à-vis de ces expériences démocratiques dans des pays tels que l’Égypte que nous ne l’étions avec Moubarak ! Cela au nom du sacro-saint objectif de stabilité régionale dont Moubarak était le garant… L’idée même de conditionnalité était alors à peu près en dehors du panorama.
Jean-Pierre Chevènement
Je voudrais faire un rapprochement entre les 260 milliards de crédits qui ont été engagés à l’heure qu’il est en direction des trois pays dits périphériques de l’Europe du sud et les 25 milliards (sur cinq ans) dont il est question au sommet de Deauville. Ces deux chiffres méritent d’être rapprochés pour illustrer l’importance relative des problèmes. Le sauvetage de la zone euro mobilise quand même des efforts beaucoup plus conséquents. J’ai cité les chiffres engagés à ce jour mais ils seront insuffisants, chacun le sait. Par conséquent, nous sommes dans un ordre de grandeur totalement différent.
Loïc Hennekinne
Sur ce sujet-là, je voudrais faire un rappel historique :
Depuis le lancement de l’exercice « 5+5 » (2) au début des années 1990, puis du processus de Barcelone (3), il n’y a jamais eu la conviction à Bruxelles, à la Commission ou dans les organismes communautaires, d’un véritable intérêt de mettre de l’argent dans ces pays du sud de la Méditerranée. On avait créé les programmes Méda (4) qui n’ont jamais bien fonctionné. Il y a toujours eu des réticences, des conditionnalités sévères mises par Bruxelles. Ce que Jean Félix-Paganon a indiqué il y a un instant n’est que la suite de ce qui se passait déjà dans les années 1990 et au début de l’an 2000. Le fait que l’on ait élargi l’Union européenne aux pays de l’Est européen a créé une priorité, pour la majorité de nos partenaires – en dehors, peut-être, de l’Italie et de l’Espagne – pour l’Europe centrale et l’Europe orientale. On n’a jamais réussi à lutter contre cela.
Un autre exemple : nous n’avons jamais réussi à convaincre nos partenaires de la nécessité de créer une banque de la Méditerranée.
On en est toujours là !
François Gouyette
Nous n’avons pas réussi à convaincre nos partenaires et nous n’avons pas réussi à convaincre Bercy !
Jean-Pierre Chevènement
Phénomène culturel : la Lituanie plutôt que la Tunisie !
Sami Naïr
Je souscris tout à fait à ce que vient de dire Loïc Hennekinne.
Sur la question du montant, je pense qu’il faut être plus réaliste. Le problème des plans de sauvetage, c’est le problème du sauvetage de l’Europe elle-même, c’est-à-dire de l’euro. Le problème des rapports avec les pays du Sud et de l’Est, c’est autre chose. Les banques européennes ne sont pas engagées en Tunisie comme elles sont engagées en Espagne, en Grèce ou ailleurs. Je crois que c’est un ordre de comparaison qui semble intéressant mais, quand on rentre dans l’analyse fine, qui n’est pas pertinent.
Jean-Pierre Chevènement
Cela signifie simplement que les banques font notre politique. Or où est l’intérêt national ? Il est évident que la stabilité et le développement des pays du Maghreb sont beaucoup plus importants que les intérêts de telle ou telle banque !
Pierre Conesa
Les 25 milliards de Deauville représentent la moitié de la fortune estimée de Ben Ali-Trabelsi et Moubarak additionnés.
Sami Naïr
On ne connaît pas réellement l’état de ces fortunes.
Pierre Conesa
Et les engagements de financement, en général, ne sont pas respectés. Donc, nous partons sur des chiffres aussi faux dans un cas que dans l’autre. C’était juste pour donner un ordre d’idée de la corruption.
Jean-Pierre Chevènement
Monsieur l’ambassadeur Nicoullaud, adoptant la conduite qu’on prête aux Iraniens, vous ne nous avez pas encore dit ce que vous pensez réellement.
François Nicoullaud
L’Iran est en effet « au balcon ». La République islamique est quand même extraordinairement « ringardisée » par tout ce qui s’est passé. Le modèle de cette jeunesse n’est évidemment pas l’ombre noire de Khomeiny planant sur le monde musulman.
Le gouvernement iranien est très nerveux. Il y a de fortes tensions au sein du régime. Les dirigeants, oubliant la « vague verte » qui a failli les emporter en 2009, feignent de croire que les révoltes du printemps arabe s’inspirent de la révolution iranienne de 1979. Il y a quand même un peu de vrai dans cette présentation : en Tunisie, en Égypte, comme il y a trente-deux ans en Iran, l’on voit une population soulevée contre un despote accapareur, perçu en outre tenu par l’Occident.
Le guide actuel de la Révolution, Khamenei, dans un grand discours prononcé à la fois en persan et en arabe, a déclaré : « ce que nous voyons dans le monde arabe, c’est une révolution islamique ». Il s’est fait immédiatement renvoyer dans ses buts … et par rien de moins que les Frères musulmans égyptiens : « Pas du tout, ce n’est pas une révolution islamique, c’est une révolution du peuple tout entier ! » ont répondu ces derniers. De fait, la révolution iranienne de 1979, contrairement à la vulgate imposée par la suite, était bien une révolution du peuple tout entier. Il y eut ensuite la lutte classique des Jacobins et des Girondins, en l’occurrence des modernistes et des fondamentalistes religieux. Ce sont les seconds qui ont gagné.
L’autre sujet d’inquiétude des dirigeants iraniens est évidemment la Syrie. Si la Syrie tombe, c’est la ligne de vie avec le Hezbollah libanais qui est coupée. Or la survie et la puissance du Hezbollah, qu’ils ont créé, est vitale pour leur influence dans la région.
Pour l’avenir, ce qu’ils peuvent espérer, c’est effectivement un retour de manivelle, la montée dans les pays secoués par des révolutions de partis de l’ordre qui instaureraient, comme ils l’ont fait eux-mêmes, un ordre islamiste. C’est un peu rêver… mais on ne sait pas de quoi sera fait l’avenir.
Leur seul motif de consolation est de voir que le deuxième pays aussi nerveux qu’eux au spectacle de la région, c’est Israël… et aussi l’Arabie séoudite, mais Israël en particulier qui, dans cet environnement incertain, voit ses positions menacées au moins autant que celles la République islamique elle-même.
Jean-Pierre Chevènement
Merci, Monsieur l’ambassadeur.
Il y a beaucoup de points d’interrogation. Sommes-nous en 1789 ? Mais les épisodes suivants sont peut-être à venir. Comme l’a dit Sami Naïr, beaucoup d’aspirations s’expriment mais ne peuvent pas être satisfaites.
Merci aux intervenants et aux invités prestigieux qui sont venus de très loin.
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(1) Ce séminaire se tenait le jeudi 26 mai, premier jour du sommet du G8 à Deauville (26 et 27 mai 2011) où il devait être question des révolutions arabes.
Le G8 a d’ailleurs fondé un partenariat de long terme, à la fois politique et économique, le « Partenariat de Deauville », avec les pays en transition démocratique. Un soutien financier de 40 milliards de dollars à l’Égypte et à la Tunisie a été annoncé pour 2011-2013. La France apportera un milliard d’euros sur trois ans. Le G8 a appelé à l’extension du mandat de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) au sud de la Méditerranée. Pour lancer sans tarder de nouveaux projets, il a décidé la création d’un fonds dédié au sein de la BERD.
(2) Le dialogue 5+5 est une enceinte de dialogue politique informel, qui regroupe dix pays riverains du bassin occidental de la Méditerranée : les cinq pays de l’Union du Maghreb arabe (l’Algérie, la Libye, le Maroc, la Mauritanie, la Tunisie) ainsi que cinq pays de l’Union (l’Espagne, la France, l’Italie, Malte et le Portugal).
(3) Le partenariat Euromed, dit aussi Processus de Barcelone, a été créé en 1995 à Barcelone, à l’initiative de l’UE et de dix autres États riverains de la Méditerranée (Algérie, Autorité palestinienne, Égypte, Israël, Jordanie, Liban, Maroc, Syrie, Tunisie et Turquie. L’Albanie et la Mauritanie sont membres de l’Euromed depuis 2007. EUROMED rassemble, désormais, les 27 États membres de l’UE et douze États du sud de la Méditerranée.
(4) Le règlement MEDA constitue le principal instrument de la coopération économique et financière du partenariat euro-méditerranéen. Il est lancé en 1996 (MEDA I) et modifié en 2000 (MEDA II). Il permet à l’Union européenne (UE) d’apporter une aide financière et technique aux pays du sud de la Méditerranée : Algérie, Chypre, Égypte, Israël, Jordanie, Liban, Malte, Maroc, Syrie, Territoires palestiniens, Tunisie et Turquie. (Règlement (CE) n° 1488/96 du Conseil du 23 juillet 1996)
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