Renationaliser les dettes publiques

Intervention de Jean-Michel Quatrepoint, journaliste économique, au colloque « Comment faire face à l’explosion de la dette publique? » du 14 mars 2011

Nous ne sommes pas maîtres du temps ni des événements.

Ce vendredi 11 mars 2011 s’est produit au Japon un événement majeur qui va avoir des répercussions sur la crise financière et sur le monde. C’est pourquoi j’en dirai deux mots sur un plan économique. C’est une catastrophe majeure pour le Japon et pour le monde entier. Le coût du tsunami n’est pas encore chiffrable, mais incomparablement plus lourd que Kobé. Il va se chiffrer en centaines de milliards de dollars. Le Japon a un PIB de 5 000 milliards de dollars. Les Japonais sont hyper-endettés mais ils sont riches et leur épargne, depuis trente ans, finance les déficits américains et maintenant les déficits européens. Ils détiennent 800 milliards de dollars de bons du trésor américains. Les Chinois viennent juste de les dépasser. Dès vendredi, paradoxalement, le cours du yen montait. En effet, les Japonais avaient commencé à rapatrier des capitaux. Ce mouvement va s’amplifier. Ils vont récupérer une partie de leur épargne placée outre-Atlantique et en Europe pour financer le gigantesque coût de cette catastrophe. Cela aura donc un impact sur le monde entier, d’autant plus que cet événement intervient sur des économies fragilisées qui espéraient voir le bout du tunnel. Ce qui se passe au Japon aura donc des conséquences pour nous tous.

Il y a quelques mois, j’avais repris une idée fumeuse (considérée par certains comme très dangereuse) qui cheminait : la renationalisation de notre dette et l’allongement du terme. Car c’est bien l’internationalisation des dettes qui fragilise les pays débiteurs.

Il faut distinguer deux types de pays :

1.Les pays qui ont beaucoup de dettes et trop peu d’épargne pour pouvoir financer leur déficit.

C’est tout le problème de pays comme l’Irlande, la Grèce, voire l’Espagne ou le Portugal, dans lesquels, en outre, le taux d’épargne des ménages est insuffisant et leur taux d’endettement très élevé. Il leur faut donc aller chercher l’argent là où il est, c’est-à-dire hors des frontières, sur les marchés financiers.

On pourrait classer les États-Unis dans la même catégorie car l’excès d’endettement public et privé et l’insuffisante épargne des ménages n’ont pas été pour rien dans le déclenchement de la crise. Mais, jusqu’à maintenant, la Chine et le Japon assuraient les fins de mois du Trésor américain. À Washington, on s’est rendu compte des dangers d’une telle dépendance.
Comment bloquer systématiquement les velléités de Pékin – qui veut racheter des entreprises sensibles – tout en continuant de lui tendre la sébile pour financer les bons du trésor ?

La première puissance mondiale a un moyen : la planche à billets. Les Américains battent monnaie. Les États-Unis financent désormais leur plan de relance, le QE2 (Quantitative Easing 2 (1)) en faisant racheter les bons du Trésor par la Réserve fédérale. Cette dernière avait déjà racheté pour plus de 2 000 milliards de dollars de subprimes au système bancaire américain. Elle a dans son bilan déjà plus de 1 000 milliards de dollars de bons du Trésor américains. On va arriver à 2 000 milliards de dollars puisque les 900 milliards de dollars du plan Quantitative Easing 2 vont être directement souscrits par la FED. [J’invite ceux que ça intéresse, à aller découvrir l’opacité de la FED sur dailybail.com (2) (Ce blog reproduit le hearing de l’inspectrice générale de la FED devant les représentants). La FED est un État dans l’État. Elle est en fait le représentant du système bancaire américain.] La BCE commence à essayer de faire un peu la même chose que la FED mais sur une toute petite échelle. D’ailleurs l’Allemagne s’y oppose et Jean-Claude Trichet, dans ce domaine, joue quand même petit bras.

2.Les pays qui ont des dettes publiques importantes mais une épargne abondante.

Dans cette catégorie, le champion incontesté était et reste le Japon. Sa dette publique s’élève à 200% du PIB. Logiquement les marchés auraient dû, depuis longtemps, se ruer pour faire baisser le yen et faire monter les taux d’intérêt japonais en flèche. Or, ces dernières années, il ne s’est rien passé de tel. Le Japon s’endette à des taux de 1%, 2% maximum. Ce « miracle » est dû au fait que 95% de la dette japonaise est financée à travers la banque postale par les épargnants japonais qui prêtent à 1% ou 1,5% à leur État.

Le débat sur la dette publique est le plus souvent biaisé. Des politiques, des médias, pour des raisons qui leur sont propres, raisonnent sur des chiffres parcellaires. Ils raisonnent aussi sur les pourcentages. On ne dénoncera jamais assez la tyrannie du pourcentage ! Avez-vous remarqué qu’on ne parle jamais en valeur absolue ? C’est comme si on ne retenait dans le bilan des entreprises ou dans le budget des ménages que la colonne des dettes sans la colonne des actifs.

Essayons de faire le bilan de l’entreprise France. Dans la colonne des dettes, il y a celles de l’État : 1 569 milliards d’euros à fin 2010. Sur ce total, la dette négociable de l’État proprement dite est de 1 329 milliards dont 809 milliards sous forme d’OAT (Obligations assimilables du Trésor), 200 milliards pour les BTS (Bons du Trésor) et 227 milliards pour les BTAN (Bons du Trésor à intérêts annuels). Cette dette négociable a doublé en dix ans. C’est beaucoup trop. Mais c’est aussi la conséquence de la crise. Mais il y a plus grave : l’intégralité de ce doublement de la dette négociable a été souscrite par des investisseurs étrangers. Il y a dix ans, la part des créanciers étrangers était de 27%, elle est maintenant de 70%.

Or, dans le même temps, l’épargne des Français s’est sensiblement accrue. À la fin 2009, le patrimoine global des ménages, avec l’immobilier notamment, était évalué par l’INSEE à 10 600 milliards d’euros. Le seul patrimoine financier, hors immobilier, hors foncier, représentait 3 800 milliards d’euros, dont 1 480 milliards d’euros pour la seule assurance-vie. Le patrimoine financier de l’État, toujours hors immobilier, est évalué à 800 milliards d’euros. Dans ces chiffres les participations aux entreprises du CAC40 s’élèvent à 90 milliards d’euros. Les actifs purement financiers de la Maison France, hors les entreprises, sont donc estimés à 4 600 milliards d’euros, de quoi financer les dettes : 1 600 milliards de dette publique et 1 300 milliards de dette des ménages (desquelles il faudrait même retrancher les 1 000 milliards de crédit immobilier puisqu’on n’a pas compté l’immobilier dans les actifs). La force de la France, c’est que la dette de ses ménages est nettement moins élevée que celle des ménages espagnols, britanniques et américains.

Donc, globalement, nous avons 3 900 milliards de dette publique et privée pour 4 600 milliards de patrimoine financier.

Il est donc temps d’amorcer ce que j’appelle un mouvement de renationalisation, de refrancisation de la dette, dans le sens où on proposerait directement aux épargnants français de souscrire à des OAT perpétuelles (ou à cent ans si le mot « perpétuel » fait peur). Le service des valeurs du Trésor, qui est très compétent, procède régulièrement à des émissions mensuelles, voire hebdomadaires au fur et à mesure des échéances des emprunts passés. Pourquoi ne pas commencer à tester ces OAT perpétuelles à l’occasion des prochaines échéances ? Cette année, nous devons émettre pour 180 milliards d’euros (le déficit de l’année précédente et les emprunts qui viennent à échéance). Pourquoi ne pas y consacrer cent milliards souscrits directement par les Français à des conditions qui restent à déterminer ? Autrefois, on pouvait souscrire directement des obligations et des bons du Trésor aux guichets de nos banques et chez les comptables du Trésor. Avec ce qu’on a appelé la désintermédiation financière, depuis une vingtaine d’années, il faut acheter des SICAV (Sociétés d’Investissement à Capital Variable) ou des OPCVM (organismes de placement collectif en valeurs mobilières) qui entrent dans le système financier. Seuls ceux qui ont un pouvoir de dissuasion à l’égard de leur banquier peuvent avoir accès en direct aux obligations.

Là où ça devient plus compliqué, c’est que le système financier est doté de ce qu’on appelle la transparence fiscale. C’est le détenteur des parts de SICAV qui paye l’impôt sur la plus-value au moment de la revente (31% dont 12% de CSG et 19% de prélèvement forfaitaire de l’impôt). Il en va de même pour les dividendes et les coupons d’obligations. Mais la SICAV ne paye pas d’impôts sur les sociétés, ce qui est logique puisqu’elle est transparente : elle agit pour le compte des épargnants qui payent in fine. Mais le système financier s’est nourri avec les plus-values. Le système financier vit en faisant tourner l’argent de plus en plus vite. Il joue sur les plus-values puisqu’il n’y a pas d’impôts sur ces plus-values au niveau de la SICAV, de l’OPCVM ou du fonds de placement. De plus, les banques qui sont à l’initiative de ces fonds d’investissements, de ces SICAV, se rémunèrent par des management fees (3), elles font payer les mètres-carrés. Et les traders ont leurs bonus sur les résultats. Le système financier vit donc sur un mouvement brownien des capitaux. In fine, effectivement, c’est l’épargnant qui doit théoriquement recevoir le bénéfice de la plus-value sur lequel il paiera un impôt. Mais dans les faits, le système financier vit sur la bête.

Je suggère de proposer à l’épargnant un taux d’intérêt correct. Soit 4,5% (plus que le Livret A et l’assurance-vie), ou 2% indexé sur l’inflation, ce qui revient à peu près à 4,5%.
Sur ces 4,5% versés directement à l’épargnant, celui-ci va payer 12% de CSG et 19% d’impôt, il lui restera donc 3,1%, c’est-à-dire, grosso modo, le taux des OAT. Donc, pour le Trésor, l’opération est neutre. En effet, quand il verse les 3,1% ou 3,2% de coupon d’OAT dans le système financier, il n’y a ni CSG ni impôt.

On m’objectera que les banques exigent des commissions. Mais on a suffisamment aidé les banques depuis deux ou trois ans pour qu’elles acceptent de placer gracieusement ces OAT perpétuelles auprès de leur clientèle. On peut aussi recourir à la Banque postale, aux mutualistes et aux comptables du Trésor.
Il y a là le moyen de renationaliser progressivement une partie de notre dette.

La renationalisation progressive de la dette nous permettrait d’échapper à la dictature permanente des agences de notation (une notation tous les quinze jours) et des marchés. Tout le monde a critiqué les agences de notation, à juste titre puis elles ont repris leur pouvoir. Régulièrement, le Président Sarkozy donne de la voix dans les sommets européens, on en parle au G20… puis on oublie. Je crois que nous devrions commencer à mettre ce système en place.

On émettait déjà à 50 ans, on commence à évoquer des émissions à 100 ans. La Catalogne a émis directement des OAT avec un taux d’intérêt plus élevé. Progressivement, les États qui ont de l’épargne envisagent de l’utiliser pour financer leurs dettes plutôt que de dépendre des marchés financiers. De plus, le fait que notre épargne est investie en dette grecque, irlandaise ou en subprimes inquiète aussi les épargnants. Par ce système, on peut essayer de desserrer un peu le carcan des agences de notation et du système financier.

Le lobby financier verra évidemment beaucoup d’inconvénients à ces propositions. Mais il faut bien essayer de faire quelque chose.

Cela pourrait être complété par des émissions au niveau européen. La BCE pourrait émettre directement des obligations à très long terme (pourquoi pas perpétuelles ?). La Banque européenne d’investissement pourrait parfaitement émettre des obligations à très long terme pour financer les grandes dépenses d’infrastructures.
Il n’est pas normal de financer des dettes publiques à six mois, un an, trois ans, cinq ans et même sept ans. Nous devons financer nos investissements sur le long terme.
Tout cela ne doit pas être le prétexte à laisser filer la dette. Il faut être encore plus rigoureux puisqu’il s’agit de notre argent. Il faut réduire massivement les déficits et essayer de récupérer un peu de manne fiscale, parce qu’il faut des recettes.

Au niveau européen, la taxe sur les transactions financières (taxe dite Tobin) est en train d’avancer mais, pour nous concilier les BRIC, nous la destinons au financement du quart-monde. Au risque de choquer, je dirai que cette taxe sur les transactions financières doit financer nos dettes.

Le système financier doit cesser de multiplier les transactions (un à mille sur le marché des changes et un à quarante sur le marché des matières premières !). Le seul moyen de réduire le mouvement brownien des marchés financiers et le gonflement des bulles est la réduction du nombre des transactions, donc leur taxation. En effet, les profits se jouent à la marge sur de petits écarts, si on taxe les tout petits profits, il devient moins intéressant de multiplier les mouvements. Cette taxe sur les transactions financières (on parle de deux cents milliards d’euros qui pourraient être récupérés) devrait venir en priorité réduire les dettes des États européens.

On n’évitera pas la restructuration des dettes des États les plus endettés, notamment la Grèce et l’Irlande. Les Grecs ont émis des obligations des bons du Trésor grec à cent mais aujourd’hui, elles ne valent que soixante-dix. Ceux qui ont dans leur portefeuille des dettes grecques et de la dette irlandaise ne l’ont pas payée cent mais soixante-dix, donc vous pouvez parfaitement faire un write off de 30%. Il faudra donc une restructuration des dettes : On ne remboursera que soixante-dix (valeur sur le marché secondaire).

Il faut ensuite allonger la maturité des dettes. Des propositions ont été faites pour les rallonger d’une quinzaine d’années, c’est-à-dire, sans les rendre perpétuelles, faire en sorte que la Grèce rembourse sur un long délai (trente, quarante ans).
Les Grecs devront aussi faire un effort. Il est question d’une taxe de 20% sur l’immobilier, prélevée chaque année sur une quinzaine d’années qui viendrait diminuer la dette grecque.

Si un pays sort de l’euro, ce sera l’Irlande. Les Irlandais ne voudront jamais augmenter leur taux d’IS (12,5%) sur laquelle toute leur économie est basée. Mais nous ne pouvons pas accepter un dumping fiscal aussi important, d’autant plus qu’une partie des multinationales, notamment américaines, Google, Facebook et les autres, localisent la fiscalité en Irlande alors que les opérations se font en France, en Allemagne, en Italie… Ils jouent même sur les différences de taux de TVA. On ne peut pas continuer comme ça. L’Irlande est un passager clandestin de l’Europe.

Je voudrais revenir sur l’IS. Un système de convention fiscale entre les États fait que les États prélèvent l’argent là où se fait l’activité. Si un groupe du CAC40 fait 10% de son activité et 10% de son bénéfice en France, il ne paiera que sur ces 10% en France. C’est choquant pour Total mais pour les autres ça peut se comprendre. Nos grands groupes, avec notre épargne, sont aujourd’hui la seule chose qui nous reste. Ils ont leur part de responsabilité dans la disparition du tissu des PME, mais si nous voulons relancer l’industrie, ça passera par les grands groupes. Il va donc falloir négocier avec eux : comment faire en sorte qu’ils soient un peu plus citoyens ? Comment renégocier avec les partenaires sociaux un nouveau pacte social ? Nous avons besoin d’eux.

Une refonte totale de la fiscalité passera par des augmentations de TVA, qu’on le veuille ou non, parce que c’est la TVA qui rapporte le plus (130 milliards d’euros). Je pense notamment qu’il faudra augmenter la TVA sur les restaurateurs, qui se sont moqués du monde, remonter les taux intermédiaires, 7%, 8%, peut-être passer à 21%. Mais il faut trouver trente ou quarante milliards en années pleines. C’est beaucoup. Il faudra que l’effort soit réparti, que ce ne soient pas toujours les mêmes qui supportent. Tout le monde devra payer un peu.

Merci.

Jean-Pierre Chevènement
Merci, Jean-Michel, pour ces propositions extrêmement stimulantes, notamment la création d’OAT perpétuelles… habilement noyée dans un ensemble de mesures orthodoxes.
Mais je crois que ça ne marchera pas. Dans le système financier, des voix extrêmement fortes s’élèveront pour contredire et contrebattre une telle proposition.

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1/ QE2 succède à QE1 : de décembre 2008 à mars 2010, la FED avait acheté 1 700 milliards de dollars d’obligations du Trésor et des titres adossés à des hypothèques.
2/ http://dailybail.com/home/there-are-no-words-to-describe-the-following-part-ii.html
3/ Les management fees sont payés à la société mère (holding ou groupe industriel) en contrepartie de services administratifs rendus et d’une implication dans la gestion et / ou la définition de la stratégie.

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Le cahier imprimé du colloque « Comment faire face à l’explosion de la dette publique? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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