Conclusion de Jean-Pierre Chevènement
Conclusion de Jean-Pierre Chevènement, président de la Fondation Res Publica, au colloque « Comment faire face à l’explosion de la dette publique? » du 14 mars 2011
Il y a un point sur lequel nous ne serons peut-être pas d’accord : pour créer une zone monétaire optimale, il faut atteindre à l’intérieur de cette zone un degré de solidarité égal à celui qui existe à l’intérieur de chaque nation où nous avons réalisé par la voie fiscale, budgétaire, par la voie des politiques d’aide à l’aménagement du territoire, cet élément de cohésion très fort qu’il faudrait rechercher au niveau de l’Europe. La création de l’eurobond suppose le problème résolu. En tout cas, je m’interroge sur ce que peut être l’attitude de l’Allemagne, puisqu’elle est en première ligne. Il faut dire que l’Allemagne a bénéficié de la zone euro beaucoup plus que la France. Il suffit de regarder l’excédent commercial allemand en 2010: 150 milliards d’euros dont 60% sur la zone euro alors que la France a un déficit de 53 milliards, d’abord sur l’Allemagne et sur la Chine, ensuite sur d’autres pays. Il me semble très difficile d’avancer dans cette voie (les eurobonds) si l’Allemagne n’est pas du tout d’accord pour aller de l’avant. Je ne vois pas comment ce serait aujourd’hui possible.
Frédéric Bonnevay
Il ne faut pas se leurrer, ces acronymes à n’en plus finir renvoient à une théorie qui est parfois totalement décorrélée de la réalité pratique bien tangible des rapports de force avec lesquels il faut composer.
Deux visions s’affrontent : une vision statique constate un demi-échec de la zone euro puisqu’on a franchi la barrière monétaire mais pas la barrière budgétaire et la deuxième essaye, forte du demi-succès déjà obtenu, de semer les germes d’un succès total. La difficulté de réussir ne fait qu’ajouter à la nécessité d’entreprendre. Il faut à mon sens pousser hardiment dans la deuxième direction malgré les réserves allemandes qui perdurent.
Jean-Michel Quatrepoint
Ne pourrait-on pas faire, sinon une motion de synthèse, du moins quelque chose de complémentaire ? Les eurobonds sont une bonne idée mais je crois qu’il faut commencer par ce qui est possible, c’est-à-dire le financement des investissements à très long terme au niveau européen. Notre problème, c’est qu’il y a beaucoup d’argent mais qui renâcle à s’investir. Si vous voulez financer des lignes à grande vitesse, entre la France et l’Italie, la France et l’Allemagne, des liaisons routières, des investissements communs en énergie par exemple, vous pouvez effectivement émettre des eurobonds par la BEI, par la BCE ou par une agence européenne qu’on pourrait créer, qui commencerait à se faire les dents avec ces eurobonds dédiés à des investissements très précis. Ce pourrait être un premier pas.
Frédéric Bonnevay
J’ai évoqué la situation d’équilibre, l’objectif à atteindre à terme n’est pas le chemin qui nous y mène. Ce chemin, vous l’avez décrit, prend la forme d’investissements financés par le moyen d’eurobonds qui, peu à peu, viennent financer le budget national de chaque État participant.
Jean-Luc Gréau
Je suis d’accord avec Jean-Michel Quatrepoint et, jusqu’à un certain point, avec Frédéric Bonnevay. Il faut essayer de mettre en place une nouvelle procédure et c’est effectivement le domaine des infrastructures, pas seulement celui des investissements communs, qui doit être le domaine de ces eurobonds.
Les Allemands sont entrés dans l’euro à reculons, ils l’ont fait parce que nous, Français, véritables concepteurs de l’euro, l’avions demandé. Ils s’aperçoivent aujourd’hui qu’ils en sont les premiers bénéficiaires, comme l’a dit Frédéric Bonnevay. Leur problème est donc d’empêcher l’éclatement de l’euro pour conserver ce bénéfice. Les patrons allemands en sont conscients et en parlent entre eux. Mais, pour que l’euro n’éclate pas, il faut une solidarité européenne, comme l’a dit Jean-Pierre Chevènement. Or, l’opinion publique allemande ne veut pas de cette solidarité.
Jean-Pierre Vesperini
Je suis entièrement d’accord avec Jean-Luc Gréau. Le taux de change de l’euro pénalise toute l’Europe à l’exception de l’Allemagne. C’est l’une des raisons pour lesquelles l’Allemagne se porte beaucoup mieux que les autres pays. Mais tant que l’on conservera la doctrine, les principes qui guident l’action de la Banque centrale européenne, je ne vois pas comment on pourra changer le mode de détermination du taux de change. Les choses ne changeront qu’avec une sortie ou la menace d’une sortie des pays périphériques. C’est une des solutions.
Je suis d’accord aussi avec ce qu’il a dit sur l’importance de l’investissement productif dont la chute est dramatique.
Sur la proposition de placer les banques sous tutelle, je suis plus réservé. En effet, les banques françaises n’ont pas eu les mêmes problèmes que les banques anglo-saxonnes. Laissons les Anglais régler leurs propres problèmes, ils sont suffisamment habiles pour le faire. Mais je constate que chez nous, ni la BNP, ni la Société générale, pour citer les plus grandes, n’ont eu de problème vraiment dramatique.
Jean-Pierre Chevènement
Les Allemands ne voient pas que l’euro leur a beaucoup profité. Ils se souviennent qu’ils ont déjà payé pour la réunification allemande, à raison de 100 milliards d’euros par an pendant presque une vingtaine d’années, et redoutant d’être mis à contribution, se raidissent à la perspective que l’Europe puisse devenir une zone monétaire optimale, comme dit – après Robert Mundell (2) – M. Bonnevay. On peut déplorer cet état d’esprit, on peut considérer que les Allemands ne voient pas leurs intérêts véritables. Il est vrai que les Allemands sont dans une certaine contradiction mais leur opinion publique est autonome. Vous imaginez les difficultés qui peuvent exister entre la CDU, la CSU, les libéraux et les autres ! C’est très difficile. Madame Merkel se voit déjà reprocher d’avoir lâché trop de lest à Bruxelles alors que le pacte de compétitivité révulse les Français un peu frottés de culture keynésienne !
Je ne vois pas où est la majorité qualifiée des trois cinquièmes qui, à Versailles, au Congrès du Parlement, pourrait voter l’idée d’interdire les déficits budgétaires par voie constitutionnelle (3), reprise par M. Sarkozy. En tout cas, le Parti socialiste ne reproduira pas avant les élections de 2012 son vote sur le Traité de Lisbonne, approuvé par les deux tiers de ses parlementaires, sinon davantage. Après… peut-être.
MM. Leterme et Juncker, les premiers ministres belge et luxembourgeois plutôt conservateurs libéraux mais soucieux de paix sociale, combattent véhémentement la désindexation des salaires d’avec l’inflation. C’est une vue peut-être provinciale et limitée des choses mais c’est leur point de vue et il faut avoir leur accord. J’ajoute que, chez nous, le SMIC est indexé sur l’inflation. On voit très bien la philosophie de cette mesure. Elle consisterait à réduire encore la part des salaires dans le revenu national.
Le recul automatique de l’âge de la retraite, comme l’a très bien dit Jean-Luc Gréau, est une formule juridique mais en aucun cas une solution économique. Sans un nombre croissant de cotisants, on ne pourra pas maintenir le niveau des retraites. Alors, il faudra procéder à cet ajustement des flux entrants et des flux sortants dont M. Gréau a parlé. Personne ne le souhaite. Nous sommes dans une sorte de sifflet.
Je ne voudrais pas qu’on s’obnubile trop sur les problèmes de la zone euro bien qu’ils soient très importants. Toutefois, je vais, à mon tour, céder à cette irrésistible attraction.
Dans le monde, plusieurs monnaies ne sont pas en bon état.
C’est le cas du yen. Le Japon mérite toute notre compassion. La catastrophe, au-delà du séisme et du tsunami, pose aussi le problème des centrales nucléaires dans un pays à forte sismicité qui a déjà goûté au nucléaire il y a une soixantaine d’années. Je ne sais pas comment ce problème sera résolu. Je souhaite de tout cœur qu’il puisse l’être. La dette du Japon est de 200% du PIB. Il est vrai que c’est une dette interne, vous l’avez dit très justement. Par ailleurs le yen est une monnaie surévaluée. Le Japon est plongé dans une stagnation de longue durée par la politique monétaire américaine qui a fait en sorte que le yen s’apprécie considérablement. Cela dure depuis plus de vingt ans.
Ce qui s’est produit pour le Japon est en train de se produire pour l’Europe à cause d’un euro surévalué.
Le yen n’est pas en très bonne santé, le dollar non plus. Jean-Luc Gréau a rappelé tout à l’heure le niveau très élevé de l’endettement public américain, plafonné actuellement à 14 300 milliards. Ce plafond est atteint, on en débat au Congrès … et on sait que les débats au Congrès sont difficiles. Les Républicains sont actuellement majoritaires pour plafonner le déficit. À cela s’ajoute le problème de la confiance que le dollar inspire.
N’y aura-t-il pas un moment où des réorientations seront faites au profit d’autres monnaies ? Ce ne sera pas l’euro qui est malade pour les raisons évoquées tout à l’heure sur lesquelles je ne reviens pas. Il me semble qu’à beaucoup d’égards nous allons dans le mur.
Je constate qu’on a lié l’avenir du Fonds de stabilité financière au pacte de compétitivité, ce qui me paraît assez aberrant. Je ne crois pas dans ce pacte de compétitivité. Je pense qu’il ne sera d’ailleurs pas admis. Bien sûr, au départ, les règles qui ont présidé à la création de l’euro étaient orthodoxes du point de vue du néolibéralisme, ce que révèle la lecture du traité de Maastricht. Il a été écrit par Karl-Otto Pöhl. Ainsi le rapporte la haute autorité politique et morale que vous avez évoquée tout à l’heure, dans ses mémoires : Jacques Delors, qui cite Karl-Otto Pöhl à l’issue des travaux du comité chargé de faire des propositions sur l’union monétaire : « La substance du rapport vient des gouverneurs, non de Delors. Sa contribution a été modeste et pourtant c’est nous qui avons fait sa réputation » (4). Le « rapport Delors » a été adopté dès avant la chute du mur au sommet européen de Madrid en juin 1989. Seul le calendrier n’avait pas été adopté car les Allemands n’étaient pas pressés de voir l’euro. Karl-Otto Pöhl se répandait en répétant qu’en l’an 2000, les Allemands continueraient de « payer en marks ». Finalement, c’est François Mitterrand qui a imposé le calendrier de la monnaie unique, par le traité de Maastricht, en échange de l’acquiescement à la réunification allemande. Cela s’est fait, comme toujours en matière européenne et franco-allemande, à mots couverts car ces négociations, allez savoir pourquoi, sont des messes basses !
Nous partons donc d’un « mark bis » et subissons le pacte de compétitivité que j’ai décrit tout à l’heure, alors qu’il faudrait aller dans l’autre sens à travers une initiative européenne de croissance et une réforme des statuts de la Banque centrale européenne. Je ne vois pas pourquoi on interdirait à la Banque centrale d’acheter des titres de dettes sur le marché primaire et même sur le marché secondaire, comme elle le fait déjà. C’est ce que fait la Réserve fédérale. Peut-être est-il plus intelligent, par temps de crise, de faire marcher la planche à billets que de se lancer dans des programmes de constriction budgétaire, monétaire et salariale. Les Américains peuvent quelquefois avoir raison ! Peut-être devrions-nous nous ajuster sur eux et faire du Quantitative Easing. C’est une suggestion.
L’Europe a toujours fait coexister un double langage, orthodoxe dans les textes et euphorique dans les discours dominicaux de ses dirigeants. Je m’en étais déjà gaussé dans un petit livre intitulé « Le bêtisier de Maastricht » (5) où j’avais recensé la somme de promesses imprévoyantes faites par tous les dirigeants de la gauche et de la droite, réunis en l’occurrence pour faire entendre la même chanson. Le discours était encore un discours de progrès : au sommet de Lisbonne, on avait le projet de faire l’Europe de l’économie, de la connaissance, la plus compétitive dans le monde. Aujourd’hui, notre perspective est… le pacte de compétitivité ! « Compétitivité » n’a plus grand-chose à voir avec « progrès ». Si vous voulez créer une zone monétaire optimale avec ça, je vous souhaite bien du plaisir ! L’impératif est à l’équilibre budgétaire constitutionnel, au recul automatique de l’âge de la retraite, à la désindexation des salaires, aux programmes d’austérité et de privatisation. En échange d’un rabais de cent points du taux de base sur les prêts faits à la Grèce, M. Papandréou vient d’accepter 50 milliards d’euros de privatisations. Je ne sais pas ce qui va rester à l’État grec…
Jean-Michel Quatrepoint
D’autant qu’il a déjà vendu le Pirée aux Chinois !
Jean-Pierre Chevènement
Peut-être suis-je fatigué mais je ne comprends plus. Ma culture ne m’a pas familiarisé avec ces projets d’austérité ! Ceux qui les ont formés ont-ils reçu une autre éducation, qui m’aurait échappé ? J’ai pourtant lu tous les textes qui me tombaient sous la main !
Ce n’est pas s’aventurer beaucoup que de prévoir, déjà visibles à l’horizon, des crises sociales et politiques de grande ampleur, pas seulement en Grèce, au Portugal ou en Irlande mais en Espagne, en Italie, en France, en Allemagne. Dans ces trois derniers pays (France, Allemagne et Italie), les plus importants de la zone euro, des élections générales auront lieu en 2012 et en 2013. Je ne sais pas comment on va ressortir de cette moulinette. J’aimerais que les éminents experts que nous venons d’entendre nous éclairent. Plusieurs nous ont déjà éclairés à travers des propositions extrêmement intéressantes qui méritent d’être fouillées. Mais je ne m’illusionne pas sur la puissance des résistances qu’elles vont rencontrer.
J’ai pour principe de ne pas m’exprimer politiquement à la Fondation Res Publica mais on ne peut ignorer qu’une question politique majeure est posée, non pas celle de l’Europe – dont je pense que c’est une idée juste – mais celle de son orientation politique. Ce que je critique fondamentalement, c’est la confusion totale qui a été faite dans les années quatre-vingt entre l’adhésion au néolibéralisme, à la dérégulation, à travers notamment l’Acte unique et le traité de Maastricht, et l’idée européenne. On a superposé, fusionné ces deux idées et on ne peut pas s’en dépêtrer, le parti socialiste moins que tout autre puisqu’il est à l’origine de cet amalgame. Comment s’en sortir ? Res Publica est le lieu où on peut faire des propositions non conformistes. Il y en a eu beaucoup, fort intéressantes. Je veux encore remercier chaleureusement les intervenants pour ce qu’ils nous ont apporté ce soir dans la diversité de leurs options et de leurs philosophies.
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1/ Daniel Cohen : « La nouvelle réalité du partenariat européen », article paru dans Le Monde, édition du 09.03.11
2/ Robert Alexander Mundell, économiste canadien, fut à l’origine, avec Fleming, de la théorie des zones monétaires optimales. En 1972-73 il avait fait partie du groupe d’études de la CEE sur l’Union monétaire.
3/ Voir la note : « L’équilibre des finances publiques dans la Constitution » par Anne-Marie Le Pourhiet, professeur de droit public, membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica https://www.fondation-res-publica.org/L-equilibre-des-finances-publiques-dans-la-Constitution_a539.html?preaction=nl&id=14029157&idnl=87145&
4/ Jacques Delors, Mémoires, Plon, p. 421
5/ Jean-Pierre Chevènement, Le bêtisier de Maastricht (illustré par Plantu), éd. Arléa 1997
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