La crise de l’euro était programmée

La monnaie unique européenne vit-elle ses derniers instants ? Et que se passerait-il vraiment si la zone euro éclatait ? Voici les réponses de l’économiste français Jean-Luc Gréau. Membre de la fondation Res Publica, il se définit comme étant de « tradition libérale de droite », et milite pour un protectionnisme européen.

TV5 Monde : Inimaginable il y a encore un an, la question de la sortie de l’euro pour certains pays membres de la zone est aujourd’hui posée par certains économistes européens et américains. Pourquoi?
Jean-Luc Gréau :
La succession de crises de la dette publique dans les pays dits périphériques de la zone a créé une situation nouvelle. Jusqu’à l’automne 2008, souvenons-nous en, tous les Trésors publics de la zone pouvaient trouver à emprunter à un taux favorable, quasiment égal à celui du Trésor allemand.

La grande récession occidentale survenue à ce moment a créé le doute sur la solvabilité des emprunteurs. Le fait d’appartenir à la zone apparaissait auparavant comme une garantie suffisante. Si l’on peut dire, la « bonne » monnaie d’emprunt faisait le bon emprunteur.

Mais la fragilité de plusieurs pays emprunteurs une fois révélée par la crise, les agences de notation, longtemps très bienveillantes, se sont mises à dégrader la notation de différents pays, cinq à ce jour : Grèce, Irlande, Portugal, Espagne, Italie.

Les agences de notation et les prêteurs du marché du crédit ont pris conscience de l’hétérogénéité de la zone euro : qu’y a-t-il de commun entre l’économie grecque et l’allemande, la portugaise et l’autrichienne, l’irlandaise et la néerlandaise ?

Ces acteurs économiques ont vu l’envolée parallèle des dettes publiques en zone euro, à la faveur de la crise, saisissante pour des pays comme l’Irlande et l’Espagne, qui figuraient parmi les meilleurs élèves de la classe « euro » en termes de dette publique.

Certains économistes imputent la débâcle à l’insuffisante compétitivité des pays concernés. Ils en concluent à la nécessité d’une sortie de l’euro, synonyme de dévaluation monétaire, qui corrigerait au moins une partie des écarts de compétitivité.

Mais une telle sortie est-elle seulement possible d’un point de vue politique?
C’est en quelque sorte la question préalable. Lors d’un colloque de la Fondation Res Publica, tenu à Paris au printemps 2007, il y a déjà quatre ans, j’avais dit que cette sortie « techniquement possible » ne l’était pas « politiquement ». Car l’euro est plus que l’euro, c’est le symbole idéologique de ce qu’on appelle la « construction européenne ».[Lire ici une intervention similaire de J-L Gréau dans un colloque de la fondation en février 2008, NDLR]

J’avais déjà diagnostiqué que la zone euro, victime des forces centrifuges liées à la concurrence des pays asiatiques, était affectée de divergences de plus en plus accusées entre ses économies membres, divergences qui posaient une question de fond sur la viabilité et la pérennité de la zone : d’où la nécessité de travailler sur l’hypothèse d’une sortie de la zone euro pour différents pays. Toutefois, j’étais dans l’obligation de conclure que la force du symbole empêchait les politiques de lancer la question dans le débat public, à moins d’accepter la marginalisation, voire la dénonciation par la classe politique et la corporation médiatique.

Nous en sommes toujours là, malgré la gravité des évènements survenus depuis la crise grecque, rendue publique en février 2010. Les sommets politiques à répétition cherchent à éviter un effritement de la zone euro. Car les dirigeants de la zone pressentent que l’effritement pourrait déboucher sur un éclatement pur et simple.

Imaginons toutefois qu’un pays quelconque décide d’abandonner la zone euro. Comment devrait-il s’y prendre techniquement ?
D’abord, la nouvelle monnaie nationale devrait être lancée avec une unité de compte nominalement égale à l’euro. Prenons l’exemple d’une nouvelle drachme : celle-ci aurait, dans la circulation intérieure, la valeur de l’euro. Ceci, afin de ne pas déboussoler les acheteurs et les vendeurs, les prêteurs et les emprunteurs sur le marché intérieur, c’est le premier point, et, afin de permettre le retrait, en quelques mois, des anciens billets et pièces en euros, c’est le deuxième point.

Ensuite, la devise nouvellement créée flotterait librement sur le marché des changes, tout comme présentement la livre sterling, la couronne danoise et la couronne suédoise. La nouvelle monnaie serait sans aucun doute affectée d’une forte dépréciation, comparable à la dépréciation du baht thaïlandais ou du won coréen lors de la crise asiatique de 1997. Au bout d’un temps déterminé, les autorités politiques du pays revenu à la souveraineté monétaire auraient la faculté d’amarrer la devise nationale à l’euro, pour lui donner le maximum de crédibilité.

Enfin, une décision doublement technique et politique s’imposerait : un défaut partiel des emprunteurs privés et publics du pays, endettés dans une monnaie désormais fortement réévaluée par rapport à leur propre monnaie. C’est la solution retenue par l’Argentine en 2001, sous la pression de la nécessité. Il va de soi que ce défaut partiel entraînerait de lourdes pertes chez les créanciers qui sont, pour l’essentiel, les banques des grands pays de la zone euro, prêteurs imprudents qui croyaient et croient encore à la solvabilité contrainte de leurs débiteurs.

Qu’y aurait-il à gagner dans cette opération? Qu’y aurait-il à perdre?
Dévaluer sa monnaie est le moyen par lequel on dévalue son travail et sa production. Autant la décision est amère, autant elle peut s’imposer par pure nécessité pratique. Les entreprises du pays sorti de la zone pourraient tenter de retrouver le chemin de la compétitivité perdue. Une nouvelle stratégie économique devrait être mise en place, fondée sur la diversification du tissu économique. Voilà les perspectives plus heureuses qu’offrirait la dévaluation.

En revanche, les emprunteurs du pays, qu’il s’agisse de l’Etat, des entreprises ou des banques, perdraient la faculté de s’endetter en s’appuyant sur une monnaie « noble » comme l’euro.

Mais vous et moi, nous avons déjà pu observer que l’euro a cessé de jouer son rôle de garant depuis dix-huit mois et qu’il y a donc de moins à moins à craindre de passer à une nouvelle monnaie, plus en ligne avec la compétitivité réelle du pays.

En fait, et c’est là une vérité qui vaut aussi bien pour les pays comme les pays périphériques que pour les autres, comme la France, encore préservée, la crise de l’euro résonne comme un appel explicite à s’appuyer désormais autant que faire se peut sur l’épargne locale, qui est dans les mains des particuliers, plutôt que sur le crédit de banques dirigées par des « aventuristes ». La plus grande réforme à introduire consiste à ôter aux financiers le privilège abusif qu’ils se sont octroyés depuis trente ans, en accaparant l’épargne privée.

Enfin, le passage à une nouvelle monnaie nationale donnerait la faculté à la banque centrale correspondante de soutenir les cours de la dette publique et d’octroyer à l’Etat des avances pour le financement des infrastructures jugées indispensables, du double point de vue économique et écologique.

A titre personnel, un tel scénario de « sortie de l’euro » vous semble-t-il envisageable?
La monnaie représente un instrument décisif mais délicat de la prospérité des économies et du bonheur matériel des peuples. Il fallait éviter d’en jouer comme d’un symbole politique, qui devait conduire à l’unité de l’Europe, de gré ou de force. Il fallait, si l’on s’engageait dans cette voie, prendre à tout le moins deux précautions majeures.

Première précaution : protéger la nouvelle zone euro de la concurrence déloyale des pays à bas coût du travail et de la matière grise. Or, c’est l’option contraire qui a été retenue : mener de front la mondialisation commerciale et l’unification monétaire.

Deuxième précaution : organiser, au sein de la nouvelle zone monétaire, de dimension forcément restreinte, une harmonisation des coûts du travail, avec le concours actif des employeurs et des syndicats. Mais, ainsi qu’on l’a vu, les coûts du travail n’ont cessé de diverger entre 2001 et 2008.

Faute de ces deux précautions, la crise de l’euro était programmée. C’était l’objet d’un article personnel écrit en janvier 2006 : « Europe et euro : le rendez-vous manqué ».

Propos recueillis par Laure Constantinesco

Source : site Internet de TV5 Monde

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