Par Jean-Luc Gréau et Jean-Michel Quatrepoint, membres du conseil scientifique de la Fondation Res Publica et Joseph Leddet, ancien administrateur de l’INSEE.
Dès avant l’entrée en récession de 2008, les économies européennes affichaient des taux d’investissement productif historiquement bas. L’investissement directement productif est représenté par les dépenses d’équipement des entreprises, au sens de la comptabilité nationale, qui incluent les achats de logiciels. Or, cet investissement a été affecté par des baisses fortes, voire vertigineuses : 10% pour la France, 12% pour l’Allemagne et l’Italie, 18% pour le Royaume-Uni et 33 % pour l’Espagne par rapport aux points hauts de 2007 ou 2008. La reprise modérée que l’on observe aujourd’hui s’effectue donc à partir de niveaux tout à fait déprimés. L’investissement des ménages englobe toutes les dépenses consenties par eux pour faire construire un nouveau logement ou rénover leur ancien logement. Cette catégorie d’investissement offrait un grand contraste entre des pays saisis par le boom, comme l’Espagne ou l’Irlande, et des pays atteints par une langueur chronique, comme l’Allemagne, victime de sa dépression démographique. Cependant, son montant global restait satisfaisant. Depuis l’effondrement des marchés les plus prospères, conséquence naturelle du boom précédent, la construction résidentielle connaît elle aussi une période inquiétante de basse eaux. Même la France, bénéficiaire d’une démographie croissante et protégée de la folie du crédit hypothécaire, a connu deux années noires en 2009 et 2010, perdant quelques 130 000 logements annuels.
Enfin, l’investissement des administrations récapitule les sommes engagées pour créer des infrastructures, mais aussi pour entretenir ou moderniser celles qui existent déjà. Dans ce domaine aussi, la situation semblait satisfaisante à la veille de la crise. D’un côté, les pays européens les plus riches entretenaient des infrastructures réputées parmi les meilleures du monde. De l’autre côté, les pays jugés « pauvres » comme l’Espagne, le Portugal, la Grèce, l’Irlande pouvaient développer sans frais leurs infrastructures avec le soutien massif des fonds de cohésion européens, financés pour l’essentiel par les pays présumés « riches », comme la France, l’Allemagne, l’Italie, le Royaume-Uni, les Pays-Bas. Le lecteur saisira l’importance de l’effort consenti avec l’illustration donnée par l’Irlande dont les 4,4 millions d’habitants ont bénéficié d’un pactole total de 17 milliards d’euros, soit 4 000 euros par habitant ! Cette période est en voie d’être révolue, d’abord parce que les pays donataires sont aux prises avec des difficultés budgétaires aigues, et ensuite parce que le bon sens devrait conduire à remettre en question un mécanisme qui n’a pas atteint son objectif de mise à niveau économique des pays bénéficiaires. Ces pays, aujourd’hui dans l’œil du cyclone financier, sont ou vont être tributaires d’une aide européenne pour tenter d’échapper à une faillite ouverte de leurs comptes publics. L’échec des fonds de cohésion, total, nous oblige à revoir le schéma de financement des infrastructures européennes. Car les pays émergents s’équipent à grande échelle, et l’on peut imaginer sans peine de les voir devancer bientôt sur ce chapitre les anciens maîtres de l’économie mondiale, situés sur les deux bords de l’Atlantique.
C’est pourquoi nous proposons de mettre à l’étude, sans délai, un projet de fonds d’investissement publics destinés à soutenir les trois catégories d’investissement économique, dans un double but économique et écologique.
Il s’agirait en premier lieu de procurer aux entreprises petites et moyennes, soit des ressources en capital, sur le modèle de ce que réalise le Fonds d’Investissement Stratégique français, désormais actionnaire de référence de 3000 entreprises, soit sous forme de crédit long, à taux réduit, pour leurs investissements nouveaux : un double critère, économique (innovation, productivité), et écologique (économies d’énergie et d’eau, recyclage des matériaux), serait requis pour le bénéfice de cette aide.
Il s’agirait en deuxième lieu de consentir un effort exceptionnel pour faire face aux besoins de nouveaux logements, dans le secteur social, mal couvert par les bailleurs de fonds privés, et pour rénover l’habitat ancien souvent gros consommateur d’énergie. L’effort serait à répartir en fonction de besoins variables : si la France a besoin de plus d’un million de logements nouveaux, l’Espagne doit au contraire s’efforcer d’écouler plus d’un million de logements invendus, legs calamiteux du boom immobilier. Des fonds d’investissement européens, constitués « ad hoc », sélectionneraient les programmes candidats dont les bénéficiaires auraient accès à des prêts à taux réduit ou à des prêts à taux zéro.
Il s’agirait en dernier lieu de remplacer les fonds de cohésion actuels, restreints à certains pays et fort coûteux pour les contribuables européens, par des fonds d’investissement dans les infrastructures, ouverts à tous les programmes d’équipement et de modernisation, voire de R&D publique ou privée. Nous prendrons deux exemples parmi une infinité possible: la création « d’autoroutes ferroviaires », sous la forme de lignes dédiées au transport des marchandises ; l’aide à l’agriculture pour sa mise aux normes européennes et son basculement vers les énergies renouvelables.
Mais d’où tirer les ressources indispensables ? N’y a-t-il pas quelque inconséquence à avancer d’ambitieux programmes de dépenses, alors que les Etats crient déjà famine ? Il est vrai, la mise en œuvre des fonds requiert une solution de financement préalable, autre que celle suggérée par l’orthodoxie économique. Le moment nous paraît venu de ressusciter un mécanisme de dette perpétuelle consistant pour les fonds, dont la solvabilité serait garantie par l’Union, à émettre des obligations à durée indéterminée (ODI), directement auprès du public des épargnants du Vieux Continent. Seuls les intérêts, protégés contre l’érosion monétaire, seraient dus, tout au moins jusqu’au moment où, avec le bénéfice d’une prospérité pleinement retrouvée, les fonds emprunteurs décideraient de rembourser le capital. Mécanisme hétérodoxe, si l’on veut, mais qui pourrait ouvrir une nouvelle ère de l’investissement en Europe, sachant que ces ODI pourraient toujours être revendues si nécessaire sur le marché secondaire, de manière à ne pas léser les investisseurs.
Il s’agirait ainsi en pratique de remplacer l’éternel emprunt public, source de difficulté, de conflit et d’opposition politique, par un appel collectif à l’épargne européenne, pour le développement de projets destinés au renforcement en interne et dans le monde de notre Continent ; on mobiliserait ainsi ses citoyens pour qu’ils deviennent non pas des prêteurs, mais des investisseurs de l’Europe de demain, en choisissant d’être des actionnaires de ses futurs biens et équipements collectifs, via des obligations à durée indéterminée (ODI)…
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