Le développement durable, nouvelle rhétorique universelle

Par Marie-Françoise Bechtel, vice-présidente de la Fondation Res Publica. En ce début du XXIème siècle, le « développement durable » fait florès. Devenu aujourd’hui l’impératif catégorique, au moins la feuille de route, non seulement dans le cadre national pour des pays de plus en plus nombreux -Chine comprise- mais aussi à l’échelle de la communauté des nations, il revient rituellement dans les textes issus de l’ONU. Sa présence est également persistante, dans les medias, le discours d’entreprise, voire l’école… Que penser d’un tel succès ?

Première constatation : c’est une véritable flambée conceptuelle qui impose le « développement durable » dans sa dimension universelle au tournant des années 2000.

Certes, la création du concept remonte à 1987 : à l’initiative de l’ONU une commission consacrée « au développement et à l’environnement » débouche sur le rapport Bruntland. Un débat s’ensuit d’ailleurs quant à l’adjectif le plus approprié à retenir. Finalement ce sera « sustainable » en anglais et « durable » en français à l’exception remarquable du Québec qui préfère la traduction « soutenable ». Le débat n’est pas si futile : on le verra par la suite, la sémantique est pour beaucoup dans l’acclimatation générale de ce nouveau concept.

Mais ce sont les sommets de Rio (1992) et surtout de Johannesburg (2002) qui consacrent définitivement « le développement durable ». L’Europe adopte alors une « stratégie européenne de développement durable » comportant des objectifs que devraient s’approprier les pays de l’Union. En France, une « stratégie nationale de développement durable » (SNDD) est adoptée en 2010 à la suite du Grenelle de l’environnement, avec des objectifs précis et une batterie d’indicateurs.

Deuxième constatation : ce succès européen est explicable car le lien entre le développement et l’interrogation sur le maintien de ses conditions actuelles est une problématique imposée par la vague verte qui peu à peu s’installe dans le paysage politique de nombreux pays, dont la France. On croit discerner que le « développement durable » veut intégrer cette double dimension dans une synthèse en forme d’espoir pour le futur.

Mais les choses sont loin d’être aussi claires. En même temps, en effet, le développement durable, tout aussi bien dans sa version européenne que dans sa version « onusienne », comporte, à y regarder de près plus de thèmes liés au développement humain qu’à l’environnement. Sur les « neuf défis clés » relevés par le Grenelle de l’environnement, quatre ont trait au second : changement climatique et énergies, biodiversité, production et consommation durables, transport durable. Mais cinq se situent sur un tout autre registre : santé publique, démographie/immigration et inclusion sociale, pauvreté dans le monde, société de la connaissance et gouvernance. Surtout aucun lien n’est fait entre ces derniers objectifs et les objectifs proprement environnementaux.

C’est la troisième constatation : le développement durable se fonde sur une ambiguïté ou, peut-être une dualité sous l’unité apparente du concept.

Cette dualité apparaît très clairement dans la « SNDD » qui, à la suite du rapport Stiglitz commandé en 2009 par le Président de la République définit ainsi le « développement durable » : « Le développement durable est un mode de développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs » (1).

De même, le sommet de Johannesburg s’exprime ainsi : « Pour assurer le développement durable, il faut améliorer la qualité de vie de l’ensemble de la population mondiale sans accroître l’utilisation des ressources naturelles au-delà de ce que peut supporter la planète ».

Faut-il penser qu’il y a là la juxtaposition de deux objectifs souhaitables ? L’espoir qu’à terme ils se rejoindront ? Faut-il plutôt croire que le « développement durable » résout la contradiction entre une éradication de la pauvreté qui ne peut être trop regardante sur la dégradation de l’environnement et les impératifs propres à rendre celui-ci « durable » et si oui, par quelle alchimie ?

La question n’a pu être évitée lors du denier sommet par lequel en septembre 2010 à New York, l’ONU a fait le bilan des 10 premières années du siècle en ce qui concerne les « objectifs du Millénaire » (2). Comme le soulignait l’économiste Esther Duflo (3), la réduction de l’extrême pauvreté semble engagée d’un point de vue purement quantitatif. Mais, ajoutait-elle, cet objectif en lui-même n’empêche pas d’une part que la croissance de l’éducation et de la santé qui sont la clé du développement humain restent très insuffisantes, d’autre part que « les progrès sont dus essentiellement aux excellentes performances de la Chine et de l’Inde » lesquelles n’ont pas été acquises dans un souci de préservation de l’environnement.

Manteau de Noé couvrant une dualité d’objectifs dont la synthèse n’a pas encore été trouvée sauf à titre invocatoire, tel est peut-être en ce début de XXIème siècle le « développement durable ». On peut en tirer d’ailleurs des conclusions opposées.

On peut ainsi penser qu’il n’est pas si mauvais de disposer d’un terme permettant à toutes les nations du monde de se projeter dans l’avenir par une rhétorique qui est peut-être nécessaire à l’esprit d’universalité. Toutefois, il ne faut pas non plus se cacher que l’invocation d’un « concept attrape-tout » comme disait Roland Barthes peut conduire à une paresse de l’esprit. Il peut aussi servir d’enseigne à bien des choix qui n’ont à voir ni avec le développement … ni avec la durabilité, comme le montre plus d’une publicité commerciale. Il peut surtout cacher sous le voile d’un consensus universel des désaccords fondamentaux qui gagnent à ne pas apparaître : l’échec du sommet de Copenhague l’a bien montré.

Une autre approche, plus critique, est également légitime. Ne serait-il pas moins hypocrite ou du moins plus approprié, de parler de « développement humain » en gardant à l’esprit que ce développement qui passe en premier par l’éradication de la pauvreté, du déficit de santé et d’éducation -n’en déplaise aux pays riches- inclut aussi la capacité humaine à donner des réponses aux défis créés par ce même développement : démographie, épuisement des ressources naturelles, maîtrise de l’énergie, conscience de la nature publique des biens tels que l’eau ? Ce serait là reconnaître le caractère fondamental des besoins de l’ « homme » dont la « planète » est en fait la créature que ce soit pour la piller ou pour inventer les solutions de demain.

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1) SNDD adoptée sous forme d’avis du CESE le 10 janvier 2010
2) Le sommet du Millénaire qui s’est tenu en septembre 2000 a débouché sur une « déclaration du Millénaire » signée par la quasi-totalité des Etats membres de l’ONU et définissant des objectifs quantitatifs d’éradication de la pauvreté dans le monde.
3) «L’extrême pauvreté peut être endiguée», entretien d’Esther Duflo avec Libération, 21 septembre 2010

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