Les banques sous perfusion monétaire

Intervention de Dominique Garabiol, conseiller à Banque Populaire Caisse d’Epargne (BPCE) , au colloque « Radiographie et perspectives de la crise » du 13 décembre 2010.

Je suis un peu gêné de revenir à des considérations très terre à terre après ces réflexions d’ordre géopolitique. Les banques évoquent plutôt des taux d’intérêt, des bilans mais il arrive comme l’a rappelé Jean-Luc Gréau, que ceux-ci entraînent des États dans des abîmes et cela peut aussi avoir des connotations géopolitiques.

Les banques étaient en perdition à l’automne 2008 ; dix-huit mois après, elles refont des profits confortables. La crise serait-elle finie ? Tout serait-il rentré dans la normale ?

Cette embellie est encore en grande partie factice : elle doit beaucoup à la politique monétaire « non conventionnelle » menée depuis deux ans par les banques centrales occidentales accompagnée d’une adaptation des règles comptables. Les risques prospectifs restent considérables : la cohérence des nouvelles normes des régulations bancaires demeure mystérieuse et pourrait conduire à accentuer les dérives constatées dans le passé récent.

1. Le redressement des banques s’explique par l’ajustement des règles comptables et une « perfusion monétaire »

La crise a été caractérisée par un écroulement des marchés financiers. La demande s’était évaporée, la liquidité des marchés s’était asséchée. La liquidité des banques s’en est trouvée très tendue, d’autant plus que la crise des subprimes s’est rapidement étendue au marché des dérivés de crédit, au marché des rachats d’entreprises par endettement, les leverage buy out (LBO) et au marché des créances titrisées. Dernière contagion en date, la crise a atteint la dette des Etats périphériques de la zone euro depuis le printemps 2010. Et cette situation perdure…

Les règles comptables en vigueur depuis 2005 faisant de la valeur de marché la référence universelle de valorisation de l’ensemble des actifs financiers, cet écroulement des marchés et des prix entraîna un écroulement de la valeur des bilans et accéléra les défaillances bancaires. La solvabilité des banques, leur niveau de fonds propres, devenait aussi un sujet de préoccupation des autorités publiques qui sont, dans un grand nombre de cas, intervenues directement par des prises de participation au capital.

Comment, dans un tel environnement, les banques ont-elles pu se redresser ? Grâce au revirement comptable opéré à l’instigation du pouvoir politique, grâce au soutien direct des prix de marché par les achats de titres par les banques centrales, grâce enfin aux conditions de refinancement illimitées et à très bas coût offertes par les banques centrales.

1.1. Tout d’abord, les règles comptables ont été modifiées dans l’urgence. La valeur d’usage a retrouvé droit de cité au détriment de la valeur de marché. L’urgence de la situation passée, le débat entre les deux écoles a fait rage. L’IASB, l’autorité comptable internationale, a été menacé d’un retrait de sa reconnaissance par l’Union européenne, ce qui l’a amené à un revirement important. Le FASB, l’autorité comptable américaine, a été tenté de faire front au Congrès, ce qui a entraîné la démission de son président le mois dernier. Finalement, les créances seront bien reconnues à leur valeur d’usage tandis que les produits structurés le seront à leur valeur de marché. La distinction est tout à fait défendable sur le plan conceptuel mais n’a pas encore été acceptée par l’Union européenne et déplaît fortement aux banques qui abusent des produits structurés et voudrait échapper aux aléas de la valeur de marché sur ces produits.

Les pertes de valeur de marché ne sont donc plus comptabilisées mais elles ne se réaliseront effectivement que si les banques portent ces créances jusqu’à leur terme. Les pertes potentielles ne seront effacées que par le temps, et celui-ci sera très long, les titres de créance à dix, trente ans où même au-delà n’étant pas rares. Si les pertes sont ainsi évitées et la solvabilité des banques sauvegardée, il leur faudra être capables de conserver ces titres à leur bilan, ce qui nécessite de les financer. La pression sur la liquidité des banques sera donc durable.

1.2. Pour répondre à ces évolutions, les banques centrales ont innové en complétant leur rôle de « prêteur en dernier ressort » par un rôle « d’investisseur en dernier ressort ». Les banques centrales ont directement acheté des créances sur le marché. Elles n’ont pas fait ces acquisitions aux prix « massacrés » des marchés mais à des prix proches de la « valeur d’usage » des créances, de leur valeur de remboursement, soutenant ainsi le prix de ces titres. Les banques centrales permettaient ainsi des cessions sans trop de pertes par les investisseurs. Les banques y ont trouvé un moyen à la fois de limiter leurs pertes et d’alléger leur bilan.

La FED a ainsi acheté 1 750 milliards de dollars de titres essentiellement hypothécaires, équivalant à 12 % du PIB, avant d’annoncer le programme supplémentaire de 600 milliards. Cette annonce a suscité le courroux du dernier G20 de Séoul qui y a vu le moyen de provoquer un afflux de liquidités et une dévaluation compétitive du dollar. Parallèlement, la BCE a acheté quelque 70 milliards de dette d’Etat, grecque et irlandaise essentiellement, entre mai et novembre 2010. La BCE, à la différence de la FED, n’utilise pas ces achats pour créer de la liquidité – les montants engagés sont trop faibles sur ce plan et la BCE stérilise l’effet de ces achats sur la masse monétaire en reprenant de la liquidité aux banques. Sa finalité est de maintenir un prix de la dette qui n’accentue pas les divergences au sein de la zone euro.

Le but macro-économique de ces politiques est plus largement de maintenir des taux à long terme relativement bas pour soutenir l’activité, notamment l’investissement immobilier, ou au moins limiter sa contraction, et réduire le coût de la dette des États. Les interventions directes des banques centrales sur les taux à long terme sont une novation intéressante. Les prix dits de marché sont donc administrés tant aux États-Unis qu’en Europe sur des pans très larges des actifs financiers. Même si ce n’est pas le but direct de ces politiques, il est vrai qu’elles facilitent la gestion des banques. Elles peuvent garder ou acquérir des titres sans trop de risques, du moins tant que les banques centrales gardent la même politique.

1.3. Enfin, la politique monétaire a ouvert toutes grandes les vannes de liquidités illimitées et quasiment gratuites aussi bien aux États-Unis qu’en Europe. C’est la source essentielle de la restauration de la profitabilité bancaire. Les banques centrales ont abaissé leur taux d’intérêt à des niveaux historiquement très bas, 0,25 % aux États-Unis, 1 % dans la zone euro. Parallèlement, la politique non conventionnelle a conduit à élargir massivement les critères d’éligibilité des actifs bancaires à la banque centrale, c’est-à-dire des actifs pouvant être mis en gage à la banque centrale en contrepartie d’une ligne de refinancement.

Ainsi, les titres non négociables ont été admis par la BCE et le rating minimum des titres éligibles a été abaissé fin 2008, pour être formellement supprimé sur la dette des États en mai 2010 lors de la crise grecque. Finalement, les bilans des banques centrales ont été multipliés par 2,5 depuis l’automne 2008 et cette augmentation ne montre pour le moment guère de signes de réversibilité.

Ce refinancement permet ainsi, par exemple, que des prêts à 3 % en France, plus bas niveau depuis 1945, puissent être refinancés à 1 % à la banque centrale, la transformation financière des banques devenant ainsi une source importante de revenus. Ce mécanisme d’effacement des pertes du secteur bancaire par la politique monétaire était déjà connu, et avait été intensivement utilisé par exemple pendant la crise de 1990-93. Mais il est utilisé sur une échelle qui aurait été inimaginable avant la crise présente.

Les banques se sont donc redressées grâce aux politiques monétaires. La création monétaire est une forme de subvention de la collectivité publique. C’est avec cette véritable « perfusion monétaire » que les banques ont remboursé une bonne part des aides que leur avaient apportées les États en 2008. Mais les banques sont en réalité toujours dépendantes des politiques publiques de soutien au secteur. La difficulté est aujourd’hui d’envisager une sortie de ce système. Aux États-Unis, cela n’est pas du tout à l’ordre du jour, les résultats du secteur sont à nouveau en recul après un bref répit. La BCE avait envisagé quant à elle de sortir de sa politique non conventionnelle dès la fin du premier trimestre 2011. Ceci a suffi à provoquer de nouvelles tensions aigues sur les marchés monétaires et financiers.

2. Au-delà de la pérennité incertaine de son redressement, le secteur bancaire reste structurellement soumis au risque d’incohérence des régulations.

Des hypothèses qu’on peut qualifier de dogmatiques sont à l’origine des régulations qui ont permis les subprimes, les dérivés de crédit, le financement de la spéculation par l’endettement, la dissémination des risques hors du système financier, finalement la démultiplication de l’effet de levier qui a mené à la crise. Ces hypothèses, synthétisées dans la théorie des marchés efficients, restent le cadre de pensée des régulateurs occidentaux.

La rationalité des agents économiques quels qu’ils soient – emprunteurs, investisseurs ou intermédiaires – l’indépendance de leurs décisions, la circulation d’une information pure et parfaite, la perfection de leurs anticipations, restent les percepts théoriques de référence. L’intelligence mythique, « la main invisible », ainsi prêtée aux marchés a été constamment invalidée par de multiples travaux empiriques depuis des lustres. Mais ce cadre théorique a acquis la force d’une idéologie. Elle est toujours à l’œuvre avec le risque de produire des mêmes effets que par le passé.

Ainsi, les réformes des régulations bancaires en cours de finalisation à la demande du G20 portent en germe un risque d’accentuation des dérives passées.

2.1. Le premier volet de ces régulations est le renforcement des normes de solvabilité du système bancaire, l’exigence en capitaux propres passant de 2 % à 7 % des actifs pondérés par des facteurs de risque. En fait, la pratique professionnelle était au-delà des 2 % affichés. L’effort réel consiste plutôt à passer de 5 % à 8 % en considérant que les banques voudront garder un volant de sécurité car en-deçà de 7 %, la sanction est l’interdiction de verser des dividendes et de distribuer des bonus. Le délai d’adaptation s’étend de 2013 à 2019 mais les pratiques professionnelles ne peuvent qu’anticiper cette échéance : une banque saine doit être au niveau cible dès le début de la période, en 2013. Les banques françaises annoncent pouvoir y satisfaire sans appel aux actionnaires… ce qui suppose que le soutien de la politique monétaire durera jusqu’à la reprise réelle de l’activité économique.

Le but est de permettre aux banques de résister à des chocs extrêmes. Mais des interrogations accompagnent cette belle intention. Parmi les principales banques défaillantes, nombreux sont les cas – Bear Stearn et Lehman Brothers aux États-Unis, Dexia en France… – de groupes très bien capitalisés, très au-delà des règles bancaires. Les normes de solvabilité étaient-elles vraiment au cœur de la crise ? Le ratio ainsi durci aurait-il évité des défaillances pendant la crise ? Et y a-t-il simplement un niveau de capital, si ce n’est 100 %, qui pourrait prévenir les conséquences d’un écroulement des marchés ? Le doute est ici épistémologique : le capital des banques peut-il se substituer aux instruments de la politique monétaire ? Une norme de gestion peut-elle éviter l’écroulement d’un système ? Rien n’est moins sûr.

Le renforcement des règles de solvabilité pourrait au contraire entraîner une nouvelle consolidation du secteur avec d’avantage de banques trop grosses pour faire défaut (too big to fail) et, in fine, davantage de risques systémiques … d’autant plus que la rentabilisation de tout ce capital pourrait conduire les banques à prendre davantage de risques par de savants arbitrages réglementaires à l’instar des subprimes. Les régulateurs veulent donc sagement que la rentabilité des banques baisse : mais quels moyens ont-ils pour l’imposer ? Comment le faire accepter par les investisseurs ? Dans ce schéma, y a-t-il une alternative soutenable à la propriété publique ou mutualiste du capital des banques ?

2.2. Le second volet de la réforme concerne la liquidité bancaire. La volonté louable des régulateurs est que les banques puissent survivre en autarcie pendant de longs mois sans aides publiques ni refinancement non conventionnel auprès des banques centrales. Les principes de la circulation monétaire voulant que tout crédit se traduise par un dépôt, cette cible est théoriquement à portée de main… sous réserve que tous les dépôts soient bien dans les banques. Or, une grande masse de ces dépôts est aujourd’hui confiée à des gérants de fonds extérieurs aux banques. En France, ce sont les OPCVM, les assurances-vie mais aussi la Caisse des Dépôts pour l’épargne réglementée. Les règles fiscales incitent les déposants à procéder de la sorte.

Toutes ces contraintes laissent craindre, au contraire des intentions initialement affichées par le G20, un transfert accru des activités vers ce qu’on a appelé, le système bancaire fantôme, le shadow banking system, l’ensemble des structures financières périphériques au secteur bancaire mais qui échappe à sa réglementation. En effet, en l’absence de résorption de déséquilibres financiers mondiaux ou nationaux, le système générera toujours autant de dettes. Comme les banques devront en porter moins, elles seront incitées à développer la titrisation, la dissémination des risques vers des véhicules échappant à la réglementation bancaire. Mario Draghi, le président de la banque centrale d’Italie et l’actuel président de conseil de stabilité financière des banques centrales annonçait ainsi, en mars 2010, que la priorité allait à la relance du marché des titrisations. Cela laisse augurer de nouveaux abus d’endettement.

2.3. Ces craintes sont accrues par l’échec, pour l’heure, des tentatives de refondation des politiques monétaires et les risques de bulles qui en découlent. Les bas taux d’intérêt et la création de liquidité à grande échelle nourrissent toujours les effets de levier. L’endettement global n’a pas fléchi. La dette des États ne s’est pas substituée aux dettes privées, elle s’y est ajoutée quasiment intégralement. Comme le notait Michel Aglietta dès le début de la crise, l’endettement a alimenté la spéculation. Le regain de spéculation sur les matières premières ne s’explique pas autrement, même si d’autres phénomènes, comme les incendies russes de l’été dernier, peuvent expliquer la flambée de certains prix. La bulle immobilière est douloureusement en phase de résorption aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Espagne ou en Irlande mais renaît de ses cendres en Chine et aussi, à une moindre ampleur, en France.

Les travaux qui ont accompagné les réflexions du G20 ont été marqués par l’échec des tentatives de repenser la politique monétaire afin qu’elle assure aussi la prévention macro prudentielle des bulles. La raison de cet échec : l’incapacité de penser la politique monétaire autrement que par la fixation du seul taux d’intérêt censé réguler le « marché ».

Les contraintes quantitatives sont inévitables. Le très haut niveau de l’endettement global est resté supportable parce que les taux d’intérêt ont baissé, ce qui a permis une stabilisation du service de la dette. Le coût de la dette de l’Etat français n’est aujourd’hui pas plus élevé qu’en 2002 alors que son volume a crû de 50 %. Aujourd’hui, au niveau d’endettement atteint, une hausse des taux d’intérêt serait insupportable pour l’économie mondiale. La seule voie de stabilisation possible est de garder des taux d’intérêt à un bas niveau et d’imposer une réduction des effets de levier par des contraintes quantitatives. Tant qu’une telle refondation des politiques monétaires ne sera pas engagée, le monde financier et l’économie réelle resteront confrontés à l’éclatement de bulles successives.

La crise bancaire et financière est née des déséquilibres de la mondialisation commerciale et financière. Ces déséquilibres ne se résorbent pas ou bien lentement. Le système bancaire restera sous tension tant que des réponses structurelles n’auront pas été trouvées. A court terme, son redressement dépend exclusivement de la pérennisation des « perfusions monétaires » qui soutiennent les marchés et les marges bancaires. La situation reste précaire et fragile. Pendant ce temps, les autorités publiques sont confrontées aux limites de leur cadre de pensée, une autre forme de pensée unique, qui les amène à confier la stabilité du système financier mondial à des banques qui sont bien incapables d’assumer une telle mission.

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