Allemagne, un pays recentré et pragmatique

Intervention de Hans Stark, Chercheur à l’IFRI, secrétaire général du Comité d’étude des relations franco-allemandes, au colloque « Les choix de l’Allemagne » du 18 octobre 2010.

Merci beaucoup, Monsieur le ministre, de m’avoir invité à participer à ce débat.
Les Allemands ont-ils une vision ? Ont-ils une ambition ? Constituent-ils un grand peuple ? Je ne vais pas répondre immédiatement à ces importantes questions.

Je commencerai par souligner un apparent paradoxe. Notre pays, économiquement – le Professeur Artus l’a souligné – s’en sort, en cette fin de l’année 2010, mieux que quiconque, avec 3,5% de croissance économique. Donc, a priori, les Allemands devraient être très satisfaits de leur gouvernement et de leur chancelière qui les a guidés à travers cette crise de 2008-2009 avec, beaucoup de savoir-faire. Les sondages montrent, au contraire, que le gouvernement Merkel va très mal. Les Verts se positionnent en champions pour une coalition avec le SPD, non pas une coalition rouge-verte mais une coalition verte-rouge, peut-être sous un chancelier Özdemir, actuel président des Verts.

Bref, les choses bougent. Pourquoi Madame Merkel ne tire-t-elle pas les bénéfices de sa politique économique ? C’est que la Chancelière est une femme extrêmement pragmatique, une femme qui a du bon sens mais pas de « vision ». Peut-être a-t-elle trop entendu Helmut Schmidt qui disait en son temps : « Celui qui a des visions devrait aller chez le médecin ». Cette dame protestante, divorcée, sans enfant, se trouve à la tête d’un parti catholique qui garde une conception traditionnelle de la famille selon laquelle les femmes se consacrent plutôt à leur foyer qu’au travail et ne divorcent pas. De plus, elle a comme vice-chancelier un ministre des Affaires étrangères qui n’a jamais caché son homosexualité ! Le Parti chrétien-démocrate en souffre : Où sont les visions ? Où est l’idéologie ? Où sont nos traditions ?

Si les Allemands ont une « vision », un projet, c’est peut-être d’être heureux, de bien vivre, de bien boire, de bien survivre dans un monde difficile, un monde sans amarres, un monde devenu un peu opaque, un monde qui effraie les Allemands. Et ceux-ci ont développé, comme au début du XIXème siècle, une petite bourgeoisie mercantiliste, très individualiste qui ne porte pas de projet aux cimes de la gloire européenne.

Il n’empêche qu’on attend de ce pays qui a encore 80 millions d’habitants qu’il assume un co-leadership en Europe. Personne ne veut les voir diriger l’Europe mais on estime que les Allemands doivent assumer la responsabilité qui est la leur en tant que grand pays et faire en sorte que le bonheur des Allemands soit partagé par un grand nombre d’Européens … même les Espagnols ou les Grecs.
Les Allemands en sont-ils capables ? En ont-ils la volonté ?

J’en doute un peu. M. Weigel a souligné à juste titre que les Allemands sont toujours très pro-européens. Mais depuis 1989-90, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts des grandes villes allemandes et le sentiment européen des Allemands a évolué. Nous ne sommes plus à Bonn mais à Berlin. Les générations ont changé, la nouvelle génération au pouvoir a le souvenir de la guerre sans l’avoir vécue. La culpabilité historique de l’Allemagne n’est pas oubliée mais elle est, au quotidien, moins omniprésente dans le subconscient collectif allemand.

Les Allemands restent pro-européens mais ils ont tiré les leçons des vingt dernières années. Le traité de Maastricht a suscité beaucoup de débats, en Allemagne comme en France. Les Allemands ont compris que personne ne s’engagera pour un fédéralisme européen à tout va. Au moment de Maastricht, ils ont entendu les critiques en France, en Grande-Bretagne. Ils voient que les Britanniques ne suivent pas le train européen au même titre et au même rythme que les autres, optant pour des clauses d’opting-out dans différents domaines dont l’euro, Schengen, la charte sociale… Les Danois ont voté contre le traité de Maastricht. Les Irlandais ont voté deux fois contre les traités européens (le traité de Nice et celui de Lisbonne). On connaît les hésitations des Polonais vis-à-vis de la construction européenne. Bref, il n’y a pas l’unanimité nécessaire dans l’Union européenne des vingt-sept pour en faire une fédération. Et les Allemands, réalistes, pragmatiques, en ont tiré les conclusions qui s’imposent.

Eux-mêmes, au sein de leur République pourtant fédérale, détestent plus que tout la péréquation financière (je vous laisse imaginer ce que leur inspirerait son application à l’échelle européenne). Nous avons entendu tout à l’heure qu’elle se mesure déjà en trillions pour nos « frères » de l’Est. Je dois dire qu’en tant que Rhénan je n’ai jamais compris pourquoi les Allemands de l’Est me sont plus proches que les Autrichiens ou même les Français ! Mais cette péréquation financière ne se fait pas au seul profit de l’Est car elle a pour finalité de reconstruire une Allemagne de l’Est destinée à devenir un marché : nous sommes toujours dans une logique mercantiliste. Mais la péréquation financière se fait aussi entre le Nord et le Sud, entre l’Est et l’Ouest, à l’intérieur de l’Est, à l’intérieur de l’Ouest et même à l’intérieur du Nord : Il y a toujours des Länder qui reçoivent, des Länder qui donnent et c’est à chaque fois l’occasion d’inépuisables querelles de part et d’autre entre les différents Länder allemands et surtout d’un blocage énorme.

Autre point noir du fédéralisme : En Allemagne, les deux tiers des lois sont votées par les deux chambres, y compris lorsque ces lois ne comportent pas de véritable enjeu pour les Länder. Et, dès lors que les deux chambres ne sont pas de la même couleur politique, c’est le blocage assuré, c’est pis que la cohabitation à la française ! Nous avons connu des phases entières où rien n’allait en Allemagne à cause de cette situation.

Donc, si les Allemands ne renoncent pas à leur fédéralisme (ils y sont habitués et il est préférable aux expériences qu’ils ont faites avec le centralisme), ils ne sont pas prêts à le voir appliquer à l’échelle européenne. Ils n’y ont pas intérêt.

Alors, que vont-ils faire ?

Des crises se profilent, celle de l’euro en particulier. Les Allemands ont compris tardivement que l’union économique et monétaire a quelque chose de bancal. Une union monétaire, en l’absence d’union économique, marche avec une béquille et ne peut donc pas se développer, notamment en cas de crise.
M. le Professeur Artus a préconisé il y a quelques instants une espèce de « partage » du travail entre le Nord et le Sud. Certes, tout le monde ne peut adopter le modèle économique allemand, mais de là à reléguer les uns dans les activités touristiques tandis que les autres se consacreraient à l’industrie, non ! Même d’un point de vue espagnol, il me semble un peu réducteur de leur dénier toute prétention à se lancer dans la high tech, à développer des industries qui pourraient se tourner un jour vers leur Sud, à savoir l’Afrique. D’autant plus que nous avions prévu de constituer une zone de libre échange avec l’Afrique en 2010. Si cela advient, ce sera sans doute un atout pour les pays du Sud qui deviendront du coup des pays du Nord vis-à-vis de leur Sud. La Grèce, le Portugal ou l’Espagne pourraient alors se développer comme l’Autriche a su se développer merveilleusement depuis l’ouverture des frontières à l’Est (sans doute l’Autriche devrait-elle, plus que l’Allemagne, servir d’exemple).

Le plus important est de réaliser la notion de gouvernance économique à l’intérieur de l’Union, à savoir comprendre que tout est dans tout. On ne peut pas faire abstraction, à l’échelle européenne, de la gestion des salaires, des pensions, de la politique sociale, de la politique de santé, toutes choses qui ont un impact sur la santé de l’euro. Mme Merkel a fait quelques ouvertures au printemps dernier, peut-être sous la pression d’une presse internationale dont M. Weigel a souligné à juste titre qu’elle lui était très défavorable. Depuis, les choses piétinent, hélas, et les débats actuels, à Bruxelles, se focalisent sur le seul aspect de la discipline budgétaire et de la perfection du Pacte de stabilité. Ce dernier doit être perfectionné, c’est sûr, et d’ailleurs s’il y a une chose que les Allemands estiment non négociable, c’est la discipline budgétaire. Une fois cette dernière acquise, il faut sans doute aller au-delà.

S’il y a une « vision », une profession de foi européenne des Allemands, c’est de faire vivre cette union économique et monétaire qui est incomplète.

J’achève ce pot-pourri un peu impressionniste en soulignant encore deux points qui, me semble-t-il, nécessitent une explication supplémentaire :

La question des salaires.
Certes, l’Allemagne n’est pas l’Afrique en matière de salaires. Il y a des gens qui gagnent bien leur vie et pas seulement ceux qui profitent du « système capitaliste ». Les voitures qui circulent sur les autoroutes allemandes témoignent d’une aisance qui n’est pas limitée à la seule classe supérieure. Dans l’industrie, source des exportations, les salaires sont supérieurs de 40% à la moyenne en Allemagne. Mais le secteur des services est très défavorisé, notamment les services à faible taux de valeur ajoutée. Dans ce secteur, le système est affreusement libéralisé, il y a une absence totale de force syndicale et donc de SMIC, les salaires sont devenus scandaleusement bas. Mais ce n’est pas le coiffeur payé quatre ou cinq euros de l’heure qui exporte. Aujourd’hui, en Allemagne, se développe une classe populaire défavorisée (Unterschicht). Ce phénomène s’aggrave parce que nous avons une société en pleine atomisation. Comme en France, le modèle de la famille n’est plus forcément en vogue. À Berlin, les deux tiers des enfants vivent en dessous du seuil de pauvreté tel qu’il est défini dans un pays développé. Ce sont souvent des enfants qui vivent dans des structures monoparentales financées la plupart du temps par les lois sociales Harz 4. Cette situation est absolument dramatique. Toutefois, il faut aussi savoir qu’en Allemagne, pour 300 euros ou 400 euros de loyer, on trouve, non pas une chambre de bonne avec toilettes à la turque dans le couloir, mais un trois pièces, même à Berlin. Si les salaires sont bas, le coût de la vie l’est également, sans commune mesure avec ce qu’il est en France, même en province.

La démographie.
C’est le « tsunami » qui attend les Allemands et qu’ils redoutent avec angoisse, même s’ils n’en parlent pas tous les jours.

Quelques chiffres : nous allons perdre 50% des 19-24 ans dans tous les Länder de l’Est de l’Allemagne, 30% en Bavière, en Sarre, en Rhénanie Nord-Westphalie etc. L’Allemagne va perdre un quart de sa jeunesse d’ici 2025, c’est-à-dire demain. La prise en charge de la grande vieillesse, sur le plan social, sur le plan médical, va poser d’énormes difficultés aux Allemands. Peut-être peut-on y voir l’explication de la faible consommation des Allemands. Ils se préparent aux conséquences de ce « tsunami » social pour rester à peu près indépendant et dignes dans un avenir qui sera difficile pour ma génération lorsqu’elle dépassera les soixante-dix ans. Les Allemands ont donc développé un comportement malthusien, en tout cas, ils n’ont pas un comportement de développement dynamique.

Je termine, Monsieur le ministre, en vous confirmant que les Allemands n’ont pas de « vision », ce sont des gens pragmatiques qui gèrent le quotidien et qui n’ont, hélas, peut-être pas d’ambition pour demain.
Merci beaucoup.

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Le cahier imprimé du colloque « Les choix de l’Allemagne » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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