20 ans après la réunification – l’Allemagne est-elle moins européenne?

Intervention de Detlef Weigel, Ministre plénipotentiaire de l’Ambassade de la République fédérale d’Allemagne, au colloque « Les choix de l’Allemagne » du 18 octobre 2010.

Mesdames et Messieurs,
Permettez-moi tout d’abord de vous prier d’excuser l’absence de l’ambassadeur Schäfers qui ne peut malheureusement pas s’exprimer devant vous ce soir. Il y a quelques jours seulement, il lui a été demandé de se rendre à Deauville plus tôt que prévu pour le sommet tripartite entre la France, la Russie et l’Allemagne qui a lieu comme vous le savez aujourd’hui et demain. L’ambassadeur Schäfers m’a donc prié de le représenter ce soir et de prononcer l’intervention qu’il avait préparée. Monsieur le Sénateur, je vous remercie vivement d’avoir accepté cette alternative.

Nous savons, Monsieur le Sénateur, que les relations franco-allemandes vous tiennent beaucoup à cœur et je vous en remercie. Nous avons toujours jugé vos contributions à ce sujet très enrichissantes. Et notamment parce que vous n’avez jamais hésité à aborder aussi les frictions et à en tirer les conséquences au-delà d’un supposé consensus.

De plus, le moment est particulièrement bien choisi pour ce colloque. Nous avons célébré il y a quelques jours le 20e anniversaire de la réunification allemande. Cet anniversaire mérite que l’on s’arrête un instant et que l’on dresse un état des lieux.

Et enfin : parce nous venons de vivre en Europe quelques mois mouvementés. La crise monétaire a révélé des déséquilibres économiques. Mais elle nous a surtout montré que la recherche d’une solution se caractérisait par des approches très différentes, notamment entre la France et l’Allemagne. Il est donc d’autant plus important que nous communiquions, que nous nous expliquions mutuellement nos positions et surtout les motifs qui nous animent.

Il y a quelques mois, lorsque la crise nationale grecque était à son paroxysme, l’Allemagne a été la cible des critiques en France. L’angle d’attaque était clair : l’Allemagne, égoïste et dénuée de solidarité, pratiquerait sciemment le dumping salarial pour inonder les marchés de ses partenaires avec ses exportations. Sa consommation intérieure serait compensée par ses excédents commerciaux, au détriment d’autres pays. L’hésitation allemande quant à l’aide à donner à la Grèce aurait causé des coûts supplémentaires, la rigueur budgétaire et monétaire qu’affiche l’Allemagne serait excessive.

Je constate depuis quelques temps que, heureusement, le ton a changé. Le récent ouvrage écrit sous votre direction, Professeur Artus (1), en est la meilleure illustration.

Mesdames et Messieurs, quels sont les choix qu’a pris l’Allemagne pour le cadre économique général ?
La Loi fondamentale de 1949 avait largement laissé ouverte la question de l’ordre économique puisqu’elle ne fait nulle mention de l’économie. Néanmoins, des éléments centraux de notre ordre juridique, tels que les droits fondamentaux, la liberté contractuelle et syndicale ou encore le droit de choisir librement une profession et un emploi sont à la base de l’« économie sociale de marché». Cette notion exclut les deux extrêmes d’une économie planifiée et étatique ou d’une économie de marché sans limite.

Je tiens ici en particulier à souligner le principe de l’autonomie des partenaires sociaux. Employeurs et syndicats s’accordent sur le temps de travail hebdomadaire, le montant des salaires et les conditions de travail. À cet égard, rien n’a changé en soixante ans.

Les pères spirituels et politiques de l’économie sociale de marché et je nomme comme exemple Ludwig Erhard étaient convaincus d’une chose : L’État doit être le garant de l’ordre économique, ni plus, ni moins. La crise économique et financière prouve à quel point ils avaient raison. Cette crise a été gérée plus efficacement que la crise économique mondiale des années 80 car nous avons tiré les leçons de cette époque et nous avons pu en bonne partie amortir les chocs grâce à une intervention rapide et globale de l’État. Pour cela, nous avons sciemment accepté d’importants déficits publics. C’est pourquoi il est à présent indispensable, dans une période où les recettes fiscales augmentent à nouveau, de réduire ces déficits. Cela renforcera la confiance des citoyens. Or, il faut qu’ils aient confiance en l’avenir pour être prêts à dépenser leur argent plutôt qu’épargner par peur.

De ce point de vue, l’évolution de la situation au cours des derniers mois en Allemagne est encourageante. Notre économie connaît actuellement une forte reprise [+3,5 % en 2010 selon les prévisions], ce qui constitue naturellement aussi une réaction à la très forte baisse de l’an passé
[-4,7 %]. Mais les experts sont unanimes : Ce ne sont plus seulement les exportations qui portent la croissance. Désormais, la consommation des ménages et les investissements des entreprises apportent eux aussi une contribution notable à la croissance. La confiance des consommateurs en Allemagne n’avait pas été si forte depuis plusieurs années.

Il est certain que l’Allemagne est en Europe la championne incontestée des exportations. Mais elle est aussi celle des importations. Les exportations allemandes sont certes très élevées en valeur absolue, dépassant les 600 milliards d’euros. Mais la part des importations par rapport à la création de valeur est aussi particulièrement élevée en Allemagne. La valeur des importations correspond ainsi à 36% du PIB allemand. En France, ces importations correspondent à seulement 24 % de l’ensemble de la création de valeur. Quelles conclusions tirer de ces chiffres ?

La compétitivité de l’un ne se fait pas au détriment de l’autre. L’Europe n’est pas un jeu à somme nulle.
La fin de la guerre froide nous a apporté la victoire de la liberté. Sur les marchés également. Elle a finalement conduit à ce qu’aujourd’hui, dans le monde entier, nous soyons exposés à des conditions de concurrence beaucoup plus difficiles, que ce soit par rapport à nos voisins d’Europe de l’Est ou à la Chine, la Russie, l’Inde, le Brésil, et ce dans un contexte économique complètement nouveau.

Comment pouvons-nous créer les conditions nécessaires à une croissance durable ? Comment parvenir à intégrer davantage de personnes dans la vie active, en particulier dans un pays confronté à de profonds changements démographiques ? Nous devons apprendre à faire avec des ressources limitées. Peut-être qu’un jour, le niveau du produit intérieur brut ne sera plus le premier indicateur de croissance pour les pays industrialisés ? Je pense à la qualité de vie, à la paix sociale, à la sécurité intérieure et extérieure, à l’éducation et à la recherche. Ces deux derniers domaines sont d’ailleurs exclus du plan d’austérité que nous avons mis en œuvre.

Avec la crise économique et financière mondiale, nous avons vu où pouvaient conduire le manque de régulation et un jeu des marchés totalement libre. Voilà pourquoi nous parlons de régulation des marchés financiers.

Voilà pourquoi, après de longues hésitations, l’Allemagne a accepté l’idée d’un « gouvernement économique » pour l’Europe des 27. Le groupe Van Rompuy va bientôt présenter des propositions à ce sujet notamment en matière de surveillance budgétaire et la coordination des politiques économiques. La France et l’Allemagne y ont contribué avec des propositions conjointes. Voilà pourquoi nous avons besoin du G20 pour parvenir à des décisions communes au niveau mondial. Nous sommes très contents que ce soit la France qui exerce la présidence des G20 en ce moment historique et décisif.

Voilà qui me conduit à évoquer l’ancrage de l’Allemagne en Europe. Depuis quelques temps on entend en France, mais aussi ailleurs, le reproche suivant : L’Allemagne – vingt ans après sa réunification – ne suivrait plus son cap traditionnellement pro-européen. La chancelière allemande, célébrée comme « Miss Europe » pendant la présidence allemande de l’Union européenne en 2007, est désormais vue comme une « Madame Non » menant une politique européenne uniquement guidée par des intérêts de politique intérieure.

Dans les grands choix stratégiques depuis la réunification, l’Allemagne s’est clairement engagée en faveur de l’intégration européenne, et ce avec la même résolution qu’au cours des précédentes décennies. « L’unité allemande et l’unification européenne sont les deux faces d’une même médaille » disait Helmut Kohl. L’Allemagne a accepté d’abandonner le mark pour l’euro, malgré une certaine résistance au sein de sa population. L’Allemagne a pleinement soutenu les différents élargissements de l’Union européenne depuis 1990 et elle n’a pas hésité à assumer la part de charges financières qui lui incombait en conséquence.

Il en va de même pour le projet de constitution européenne qui a abouti au Traité de Lisbonne. La Cour constitutionnelle fédérale n’a laissé aucun doute sur la compatibilité du Traité de Lisbonne avec la Loi fondamentale allemande. En dépit de toutes les critiques entendues à ce sujet, la Cour constitutionnelle fédérale est à mon avis souvent perçue comme plus eurosceptique qu’elle n’est en réalité. Elle a d’ailleurs rendu un jugement passé bien trop inaperçu début septembre dans lequel elle a précisé qu’elle n’exercera sa compétence de contrôle qu’en cas d’action de l’Union « visiblement contraire à la répartition des compétences » qui conduirait à un transfert de compétences notable au détriment des États membres. La Cour constitutionnelle a ainsi renforcé la Cour de justice de l’Union européenne comme instance d’interprétation du droit de l’Union et prouvé qu’elle était favorable à l’intégration.

Mais, certes : au cours des vingt dernières années, l’Allemagne s’est étendue géographiquement, elle a gagné du poids démographique, mais est parallèlement devenue relativement plus « pauvre ». Elle a investi d’énormes sommes pour relever le niveau de vie dans les nouveaux Länder (environ 1,5 million de millions d’euros). L’Allemagne a fait des réformes considérables pour que son économie et ses systèmes sociaux restent viables à l’avenir. Tout ceci a inévitablement eu des conséquences sur la politique européenne de l’Allemagne également. Les citoyens allemands ont dû faire de grands sacrifices en raison des réformes des dernières années. Il me paraît donc logique que lors de la crise grecque, le gouvernement fédéral ait tout fait pour que le soutien européen à la Grèce soit conditionné au fait que cette dernière ne devienne pas un puits sans fond pour le contribuable européen. D’où l’insistance allemande sur un programme d’austérité bien définie pour la Grèce coguidé par le FMI.

Et il est tout aussi logique que le gouvernement fédéral veille à ce que l’euro reste une monnaie stable à l’avenir également.

Après la guerre, l’Allemagne a choisi l’Europe. En 1990, l’Allemagne unifiée a consciemment confirmé ce choix. L’Europe fait partie de la raison d’être de l’État allemand et rien n’a changé à cet égard jusqu’à aujourd’hui.

Peut-être l’Allemagne est-elle devenue un peu plus « française » et garde davantage à l’esprit ses propres intérêts. Tout comme la France est peut-être devenue un peu plus « allemande » suite à la crise financière puisqu’elle entend désormais assainir ses finances publiques au prix de grands efforts. Elle réfléchit à l’introduction d’un « frein à la dette » et envisage de rapprocher son système fiscal de celui de l’Allemagne.

La structure du système fiscal est sans aucun doute un facteur essentiel de la compétitivité d’un pays. Mais les structures fiscales de chaque pays sont très complexes. Les angles d’action sont légion. La convergence fiscale n’est pas la panacée.

L’Allemagne est devenue, en particulier depuis la réunification, l’un des représentants les plus engagés d’un multilatéralisme efficace placé sous l’égide des Nations Unies. Depuis le début des années 90, l’Allemagne a pris part à un nombre croissant d’opérations de paix. Actuellement, plus de 7 000 soldats et 320 policiers sont directement engagés dans des opérations de paix des Nations Unies, de l’OTAN et de l’Union européenne. Avec 4 800 soldats, elle fournit le troisième plus important contingent militaire en Afghanistan.

Il y a quelques jours l’Allemagne a de nouveau été élue en tant que membre non permanent du Conseil de sécurité. À partir du 1er janvier 2011, elle assumera donc une responsabilité particulière à un moment où la communauté internationale sera confrontée au référendum au Soudan.

Le partenariat transatlantique reste un pilier central de la politique étrangère allemande. Les États-Unis sont le plus proche allié de l’Allemagne après l’Europe.

Mais aujourd’hui, nous avons affaire à une autre Amérique. Le président Obama a une approche de plus en plus fondée sur la coopération, une approche qui inclut ses partenaires étrangers, en particulier l’Europe qui reste son plus grand allié, mais qui exige aussi d’eux de partager les charges. L’Afghanistan en offre le meilleur exemple.

L’approche coopérative de Barack Obama en matière de politique étrangère et de sécurité des États-Unis offre de nouvelles opportunités. Nous devons les saisir. N’oublions pas que les liens personnels du Président américain avec l’espace Asie-Pacifique sont plus étroits qu’avec l’Europe.

Je tiens à évoquer également notre relation avec la Russie. L’Allemagne et la Russie partagent une histoire souvent douloureuse. Il est d’autant plus remarquable que vingt ans après l’unification des deux États allemands, nos relations reposent sur un socle solide et stable. Nous avons besoin de la Russie comme partenaire et co-acteur dans des questions de politique internationale décisives telles que la sécurité énergétique, l’armement, les foyers de conflit tels que l’Afghanistan, l’Iran et le Proche-Orient. Sans l’attitude constructive de la Russie, la récente résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies sur l’Iran n’aurait pas pu voir le jour.

La France et l’Allemagne poursuivent ici le même objectif. Le sommet qui débute aujourd’hui entre le président Sarkozy, la chancelière Merkel et le président Medvedev à Deauville est un signal important à cet égard.

Pour boucler la boucle : Qu’en est-il de nos relations avec la France ? Le moteur franco-allemand tourne-t-il à plein régime ou tousse-t-il à nouveau ? À la lecture de la presse, on ne sait pas quoi penser. Naturellement, les exagérations sont plus vendeuses que les analyses pondérées.

Si l’on revient sur les deux dernières décennies, force est de reconnaître que la réalité a depuis longtemps donné tort à ceux qui avaient prédit que l’unification de l’Allemagne signerait la fin du tandem franco-allemand. Le partenariat franco-allemand n’a en effet aujourd’hui rien perdu de son étroitesse.
Pourtant, il est rare que nous soyons d’emblée du même avis sur les sujets décisifs. Il n’y a là rien de bien surprenant tant les structures de nos États et de nos économies, nos deux sociétés de même que nos traditions et mentalités sont différentes. La France et l’Allemagne savent cependant toutes deux que, précisément du fait de ces différences, elles doivent sans cesse aller l’une vers l’autre, chercher un terrain d’entente et trouver des solutions communes – dans notre intérêt et dans l’intérêt de l’Europe tout entière. C’est notre responsabilité commune.

———
1/ Comment sortir de la crise en partageant les revenus ? Patrick Artus, Marie-Paule Virard.
Paru aux éditions La Découverte en mai 2010

———
Le cahier imprimé du colloque « Les choix de l’Allemagne » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

S'inscire à notre lettre d'informations

Recevez nos invitations aux colloques et nos publications.

Veuillez saisir une adresse email valide.
Veuillez vérifier le champ obligatoire.
Quelque chose a mal tourné. Veuillez vérifier vos entrées et réessayez.