La crise des économistes
Intervention de Christian Stoffaes, Président du CEPII, lors du colloque « Stratégie des grands groupes et politique industrielle française » tenu le 12 avril 2010.
Mais la crise est aussi chez les économistes. Car ils ont pour fonction de façonner le cadre intellectuel, la représentation, la vision. Keynes disait que les dirigeants politiques, tout pragmatiques qu’ils se croient, sont en réalité les esclaves d’obscurs universitaires qui façonnent les théories dans le silence de leur bureau, tant l’action dépend de la manière dont on voit les choses, de la représentation.
On a beaucoup écrit sur la crise, tout dit, trop dit. Mais ce n’est qu’avec le recul de l’histoire qu’on comprendra vraiment ce qui s’est passé, qu’on fera le tri des causes profondes et des causes immédiates. Or à la crise il y a beaucoup d’explications : trop expliquer c’est ne rien expliquer.
On a parlé de l’endettement. On a parlé de la politique monétaire américaine, des déséquilibres entre l’épargne excessive des Chinois et la consommation excessive des Américains. On parle de basculement du monde de l’Occident vers l’Asie. On parle aussi de la crise du capitalisme. On fustige la spéculation. Comme toujours, face à des événements compliqués, il faut tenter de simplifier, d’identifier le cœur du sujet.
Je voudrais vous proposer d’analyser ce qui s’est passé chez les économistes, comment ils ont été responsables de la crise, comment ils ont créé le cadre intellectuel qui a permis les dérives qui nous ont amenés là où nous en sommes.
Hystérie spéculative
En réalité, la crise est une spéculation gigantesque qui a été cachée aux regards par les artifices de l’argumentation soi-disant scientifique forgée par l’économie financière. C’est d’ailleurs l’origine de toutes les crises financières : on croit que les actifs vont monter, on achète pour s’enrichir, on s’endette pour spéculer et lorsque le marché se retourne on ne peut plus rembourser. Pour alimenter les esprits animaux de l’hystérie spéculative, il faut leur trouver un objet : les tulipes d’Amsterdam au XVIIe siècle ; les titres de la Compagnie des Indes rue Quincampoix. Lors de la crise de 1929, l’actif cible était les cours de la bourse. Les cours se sont effondrés, les banques ont été ruinées et on a mis dix ans avant de récupérer. Ce fut la « grande dépression ».
La crise récente, dont le krach Lehman fut le point d’orgue, a été, comme le jeudi noir de 1929, le résultat d’une spéculation sophistiquée, sur des produits complexes (les produits dérivés), toute une mécanique financière à laquelle personne ne comprend rien. Les financiers eux-mêmes n’y comprenaient pas grand-chose, ils ne se sont pas posé trop de questions tant qu’ils ont touché des commissions (les bonus sont des commissions sur le commerce des titres). Cette spéculation était à la fois sans fonds propres et sans couverture. On a titrisé les créances, on les a placées dans des « véhicules » structurés, hors bilan. Ces « véhicules » ont dû être rapatriés dans les comptes et provisionnés après la chute des cours. « Comment pouvaient-ils être simultanément hors bilan et dans le bilan ? » pourra demander l’inspecteur Colombo à la barre du grand procès de Wall Street : « Cherchez l’erreur… »
On a pu ainsi spéculer massivement sans se préoccuper des risques. De plus, les assurances contre les risques de défaillance, les fameux CDS (Credit Default Swap), sont en réalité des polices d’assurance sans couverture. C’est de la quasi-escroquerie : des assureurs vendent des polices d’assurance et le jour où le risque se matérialise, il n’y a rien pour répondre. L’important n’était-il pas de vendre des titres et de percevoir des Fees : l’empire des cours…
En novembre 2008, quelques jours après le krach Lehmann, l’audition d’Alan Greenspan à la commission d’enquête du Congrès est passée relativement inaperçue en raison de la proximité de l’élection présidentielle. Greenspan fut le gourou de cette époque. Président de la Réserve fédérale pendant vingt ans, plus qu’un banquier central, il est un théoricien, un idéologue brillant, un militant politique du Parti républicain. Lorsque le président de la commission l’interrogea : « Vous trouvez que votre vision du monde, votre idéologie n’était pas la bonne, ne fonctionnait pas ? », il répondit qu’il continuait à croire que l’économie de marché, la concurrence, était une bonne chose, y compris appliquée aux marchés financiers. Mais, ajouta-t-il : « Nous avons découvert avec une stupeur incrédule qu’il y avait une faille dans le raisonnement » (« …with a shocked disbelief, we discovered there was a flaw… »). C’est extrêmement intéressant dans la bouche de celui qui était le plus apte à comprendre la situation.
« There was a flaw … ». Quelle était cette faille ? Ils avaient découvert avec « une stupeur incrédule » que les acteurs financiers jouaient contre leurs propres intérêts. L’ancien chef de la Fed n’a pas mis en cause l’ensemble des produits dérivés, mais seulement les Credit Default Swaps (CDS), le mécanisme par lequel la spéculation a dégénéré en krach. 60 000 milliards d’actifs – ce qui représente une part appréciable de toutes les créances qui circulent sur les marchés financiers mondiaux – étaient soi-disant assurés contre les risques (ce qui permettait de spéculer sans se préoccuper du retournement du marché). Le problème, c’est qu’on s’est aperçu en octobre 2008 qu’il n’y avait pas de police d’assurance.
Comme toute science, la science économique fonctionne selon la méthode expérimentale. La science consiste à conceptualiser, à fabriquer des modèles intellectuels pour représenter la réalité. Or, la modélisation implique la simplification : dans une réalité très complexe, il faut trouver des concepts directeurs. On élabore des théories que l’on valide en les confrontant à la réalité. Le jour où une théorie n’est plus conforme, on parle de crise de la pensée et on cherche un nouveau modèle de réflexion.
Le cycle des paradigmes économiques
Au début du XXe siècle, la science économique vivait sous le paradigme néoclassique, le paradigme libéral : l’étalon-or, l’économie de marché, le rejet de l’intervention économique de l’État, proche du paradigme qui a dominé ces dernières années. L’économie était plus globalisée en 1913 qu’elle ne l’est aujourd’hui.
Puis il y eut un bug dans le système : la spéculation, avec une multiplication par quatre des cours de la bourse entre 1925 et 1929, les années folles, l’euphorie spéculative. Le krach de 1929 fut le point de départ d’une crise très grave qui dégénéra en chômage massif, suscita le protectionnisme et déboucha sur la guerre.
Les économistes furent alors obligés de réviser leur modèle : ce fut la révolution keynésienne (Keynes est le gourou de cette époque). Nouveau paradigme, nouveau système de pensée. Le facteur de la prospérité, c’est le plein emploi, la « demande », la vision ce sont les agrégats macroéconomiques, l’État-providence, la politique de régulation conjoncturelle, tout ce sur quoi nous avons vécu pendant une cinquantaine d’années.
Le paradigme keynésien, à son tour, a échoué. La vague de critiques du libéralisme, du capitalisme, de la concurrence ne doit pas faire oublier que, dans les années soixante-dix, les idées keynésiennes ont gravement buté sur la stagflation. En période de chômage, on relance l’économie par des dépenses budgétaires, ce qui génère de l’inflation, donc davantage de chômage et le cercle vicieux s’enclencha.
Au « péché monétaire » de l’Occident, les opinions publiques ont alors vivement réagi, exigeant des mesures sérieuses contre l’inflation. On a changé de paradigme, Milton Friedman a détrôné Keynes : nous vivons depuis trente ans sur le paradigme monétariste.
De son côté, le paradigme marxiste a échoué aussi. Sous la grande dépression, on pensait que les idées de l’économie planifiée triompheraient sur les idées capitalistes. L’économie planifiée nous a inspirés pendant quelques décennies. Puis elle a échoué à son tour. La chute du mur de Berlin marque symboliquement l’échec historique du paradigme marxiste.
Depuis cette époque, la régulation économique, la politique industrielle, l’intervention de l’État dans l’économie, le dirigisme, la planification, sont sortis de notre champ de vision. Nous avons vécu trente ans sur le paradigme libéral monétariste. Certes, il y a toujours des dissidents, mais il s’agit là de ce que pensent la majorité des économistes, du main stream, le courant dominant qui est très largement inspiré par la nation dominante : les Américains.
L’empire des commissions
Depuis une décennie le courant libéral-monétariste a dérivé vers un dogmatisme extrême. On a fait un dogme absolu du principe des bénéfices de la concurrence. C’est l’hypothèse des marchés efficients (EMH Efficient Markets Hypothesis), un beau concept, aussi concis que « e = MC2 », selon lequel il faut laisser les forces financières agir sans la moindre intervention qui dérangerait leur jeu. Pour l’EMH, les marchés financiers concurrentiels concentrent toute l’information disponible : la confrontation des prix sur les marchés financiers est l’étalon de la valeur… Toute régulation des marchés dérange l’équilibre. Le déni de la moindre règle et du moindre contrôle a conduit à Lehmann et à Bernard Madoff.
Cette idée sur laquelle nous avons vécu est une dérive extrémiste du libéralisme et du monétarisme. Ce ne sont pas le capitalisme, le libéralisme et la globalisation qui sont en crise. En revanche c’est l’hypothèse des marchés efficients qui s’est trouvée en défaut : c’est-à-dire la dérégulation des marchés financiers. Critiquer la dérégulation financière, ce n’est pas critiquer le libéralisme, ni le capitalisme, ni la globalisation : l’objet de cette critique est plus circonscrit – à savoir les commissions perçues sur le commerce des titres -. Si la titrisation a pris une telle ampleur, c’est qu’elle a généré de plantureuses commissions pour les banquiers et leurs traders. Un pont trop loin en quelque sorte dans la dérive dogmatique. Par quel étrange paradoxe le paradigme monétariste, qui érige l’inflation en mal absolu, a-t-il débouché sur une spéculation aussi grandiose ? L’économie financière avec sa théorie des marchés efficients, ont engendré la spéculation.
Toute école artistique a son chef d’œuvre : le masterpiece de la dérégulation a été l’autorisation donnée aux banques de spéculer, l’abrogation du Glass-Steagall Act (la législation adoptée par le New Deal quelques semaines après l’élection de Franklin Roosevelt, début 1933). L’époque avait démontré que la spéculation à Wall Street peut être attribuée au fait qu’on avait permis aux banques de spéculer. En mettant sur les marchés financiers les immenses ressources des dépôts monétaires, en spéculant avec l’argent des clients, les banques soufflaient sur le feu de la spéculation boursière. L’abrogation du Glass-Steagall Act, en 1999, fut le vrai point de départ de la dérive des marchés financiers dérégulés de la crise des années 2000. Et, l’histoire se répétant ,car cette analyse est en réalité très facile à comprendre, les mesures Obama-Volcker en cours de débats au Congrès rétablissent l’interdiction aux banquiers de spéculer avec l’argent des déposants.
Retour à l’économie réelle
Comme le paradigme néoclassique s’était effondré le 29 octobre 1929, le « jeudi noir », le paradigme de l’EMH s’est effondré le 15 septembre 2008. Il a donc été démontré qu’il n’était pas pertinent. Depuis, la révolution copernicienne est en marche. Les économistes, les politiques, la société devront trouver autre chose. Nous sommes dans une phase de recherche.
Jean-Pierre Chevènement a toujours été un ardent avocat de l’industrialisation. Or sous le règne des marchés financiers, la production, l’entreprise, ont disparu des écrans radar. Dans le système EMH, la valeur se réduit à des actifs financiers, les entreprises sont des machines à cash. Les usines, les ateliers, les hommes, les technologies, les produits ont disparu, c’est l’abstraction extrême. Le pays idéal était un pays sans industrie manufacturière. L’entreprise idéale était l’entreprise vidée de production, la hollow corporation.
Les entreprises ont été asservies à la finance. Les marchés financiers étant devenus l’étalon de toute valeur, les entreprises se sont trouvées soumises à la règle de la rentabilité maximum, ce qu’on a appelé la corporate governance, qui consiste à rendre le pouvoir aux actionnaires. Lors de la révolution précédente, la « révolution managériale », issue de la grande dépression, le pouvoir était au contraire passé aux mains des technocrates : les directeurs, les ingénieurs, les techniciens, les managers contrôlaient les entreprises tandis qu’on dépossédait ou qu’on écartait les anciens actionnaires, la vieille famille bourgeoise et les notaires balzaciens.
Les nouveaux actionnaires sont les fonds de pension : des actionnaires professionnels dotés de tous les moyens techniques d’imposer leur droit de propriété. Depuis l’avènement de l’EMH, ces actionnaires professionnels, avec leurs bataillons d’analystes financiers et d’agences de notation, ont asservi les entreprises, acheté les dirigeants par les bonus et les retraites-chapeau et on a oublié ce qu’était la production. Le nouveau paradigme devra la rétablir.
Par ailleurs il faut observer que la science économique moderne est monopolisée par les Américains. Certes, la science n’a pas de nationalité, la vérité est en principe universelle. Mais il est clair que le règne de l’EMH fait la fortune de Wall Street et de la City, les maîtres du monde, qui ont trouvé dans cette hypothèse l’argumentaire scientifique de leur dominance, Cui prodest, dit le juge d’instruction. La plupart des prix Nobel sont américains. Vous avez évoqué Maurice Allais, une exception française : remarquons qu’on recommence à le citer. Laissons les régler leurs comptes : les Greenspan et les Krugman se déchirer ; Stiglitz et Rubin oublier qu’ils furent les conseillers de Clinton, George Soros susciter L’Institute for New Economic Thinking.
Il serait peut-être temps de s’intéresser aux économies qui ont réussi. Aujourd’hui, un vrai clivage se dessine entre les nations productives et les nations financières. Ce clivage sous-tend les conflits géopolitiques, les tensions qui sont en train d’émerger.
D’un côté, les nations productives : la Chine, l’Allemagne, les deux grandes puissances exportatrices manufacturières, de l’autre les nations financières : la City, Wall Street, les Anglo-saxons. Cette réalité est quasiment indicible tant elle dérange, lourde de conflits néo-impérialistes.
Les économistes chinois et les économistes allemands ne sont pas dans le champ de vision. Pourtant leurs économies ont réussi, mais par des méthodes différentes. Parti communiste et entreprises publiques en Chine, entreprises bourgeoises en Allemagne. « Mittelstand » ne traduit pas « entreprises moyennes », c’est un concept de la sociologie allemande du XIXème siècle, qui désigne la classe bourgeoise. Deux modèles, l’économie chinoise et l’économie allemande, ont donc résisté à la financiarisation et à l’empire de Wall Street et de la City pour des raisons totalement différentes. En Chine, c’est le Parti communiste maintenu qui a résisté. En Allemagne c’est la bourgeoisie familiale, l’entreprise patrimoniale, c’est-à-dire les extrêmes opposés dans l’idéologie régnante.
Les économistes soviétiques, le Gosplan, ont aussi disparu du circuit. Pourtant, des ingénieurs économistes ont construit des aciéries, des barrages et ont laissé derrière eux des actifs tangibles, des infrastructures, des usines, des techniques. Loin du paradigme EMH, il sera intéressant d’écouter ce que leurs économistes ont à dire.
Une tâche considérable est devant nous : la reconstruction de l’économie d’endettement spéculative détruite par la crise. L’endettement, colossal, atteint le niveau des périodes de guerre : 10% de déficit budgétaire, 100% du PNB ! Il faudra une génération pour résorber les déficits. Mais la science économique est, elle aussi, à reconstruire. Retour à l’économie réelle : il est nécessaire de redécouvrir le monde de la production, les ingénieurs, les technologies, c’est-à-dire les vrais facteurs de la prospérité et du développement.
Marie-Françoise Bechtel
Merci beaucoup. Vous invitez donc à changer le cadre conceptuel pour changer la réalité.
Mais quelle réalité ? Sur ce point, je vais laisser la parole à François David.
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