Séminaire de la Fondation Res Publica tenu à la Maison de l’Amérique Latine le 22 février 2010.
- Jean-Paul Tchang, financier, spécialiste de la Chine
entourés de :
- Marie-Françoise Bechtel, conseiller d’État
et
- Alain Dejammet, ambassadeur de France
Marie-Françoise Bechtel
Au nom de la Fondation Res Publica je remercie vivement M. Tchang d’avoir accepté de venir tenir de libres propos sur le sujet du communisme chinois aujourd’hui. Il le fait devant un certain nombre de personnes qui s’intéressent, parfois de près, à l’évolution de la Chine, à sa place dans le monde contemporain ainsi qu’à nos relations avec elle, nous Français et nous Européens. Nous attachons une grande importance, à la Fondation, aux analyses de fond qui ne restent pas à la surface du sujet surtout quand celui-ci est mal connu et souvent mal décrit, quand il ne résulte pas d’idées toutes faites. Explorer une question dont les données constituent un enjeu pour le présent est l’avenir suppose que nous sachions écouter, confronter et débattre, mais débattre autour de données puisées aux meilleures sources. Je donne donc tout de suite la parole à Monsieur Tchang, lui laissant la charge de se présenter plutôt que de prendre le risque de dire des choses qui ne seraient pas parfaitement exactes.
Jean-Paul Tchang
Je me présente donc. Jean-Paul Tchang. Je suis né en Chine en 1949, l’année de la création de la République populaire. J’ai quitté la Chine fin 1961 avec mes parents. Je suis retourné en Chine une première fois en juillet 1966, juste à temps pour assister à l’éclatement de la « Révolution culturelle », puis en 1972, lors du décès de ma grand-mère à Shanghai. À partir de 1979 je me suis rendu assez fréquemment en Chine dans le cadre de mes fonctions de banquier à Paris, accompagnant des industriels français, ou pour les affaires. J’ai travaillé à Paris avant de partir en Chine en 1994 pour implanter, entre autres, Adidas à Shanghai puis la SOFRES à Pékin. J’ai contribué à implanter la médiamétrie ou la mesure de l’audience télévisuelle couvrant 62 villes chinoises. J’ai ouvert le bureau d’Adidas et les premiers magasins de la marque à Shanghai. J’ai travaillé aussi pour Cogema et d’autres groupes français et européens en Chine jusqu’en 2001, date à laquelle je suis revenu dans la finance en France. J’ai travaillé chez GE Capital avant de rejoindre le groupe Arkea (1) comme responsable de la gestion de taux. Cela m’a permis d’observer la crise financière au cours des trois années écoulées, en première ligne. Pendant toutes ces années, j’ai suivi l’évolution de la Chine et son rôle croissant dans le domaine économique et financier. Enfin, je m’intéresse depuis toujours à l’histoire du Parti communiste chinois, ayant été dans ma jeunesse élève du général Guillermaz.
En 1986, je suis allé à Shanghai avec Régis Debray qui y tournait un film sur l’ancienne concession française de Shanghai (2). Je reconnais dans cette salle, à côté de Régis, d’autres amis avec lesquels j’ai eu l’occasion de parler de la Chine dès la fin des années soixante et dans les années soixante-dix.
La Chine est devenue un sujet incontournable. Quel que soit le thème de discussion abordé, on finit toujours par prononcer les mots « Chine » ou « puissance chinoise ». On se pose beaucoup de questions. On constate aussi de nos jours que le « China bashing » est assez à la mode. Le public occidental semble soudainement découvrir que la Chine est devenue une grande puissance économique et s’en inquiète. Le phénomène est récent, car pendant longtemps, l’on s’était désintéressé de ce qui s’y passait.
Après le massacre de Tien An Men, dans une réaction de rejet, le public se détournait de ce pays de « barbares » dont les dirigeants faisaient tirer sur la jeunesse. Cela a duré longtemps. Il fallut attendre l’entrée de la Chine à l’OMC en 2002 et, surtout, en 2004, lors de la révision du PNB chinois qui réévaluait la part des services dans la série des statistiques, pour qu’on découvrît tout d’un coup que la Chine était devenue la septième puissance économique du monde en termes de PIB nominal. Les choses se sont alors accélérées. L’importance des relations commerciales et financières sino-américaines est aussi devenue évidente et les interrogations ont commencé.
Survint la crise financière qui avait démarré dès le mois d’août 2007, et fut perçue de manière plus spectaculaire pour le grand public au moment de la faillite de Lehmann Brothers en septembre 2008. Dans la gestion de la crise, la Chine a joué un rôle très apparent : son plan de relance est le deuxième du monde par son importance. Si les Américains mettent au point un plan de relance de 800 milliards de dollars, celui des Chinois approche les 600 milliards.
Les Chinois ont été associés, grâce à la France, au nouveau G20 pour coordonner les actions et trouver des solutions à la crise. On les a invités à la gouvernance mondiale. Mais avant cela, l’opinion publique avait focalisé son attention sur les problèmes du Tibet et les incidents qui ont précédé les Jeux olympiques. Aujourd’hui celle-ci s’interroge.
La Chine est-elle encore un pays communiste ? Est-elle une menace pour le reste du monde ? Où en sont les relations sino-américaines ? Etc.
Il ne serait pas inutile d’examiner ces quelques points :
• la nature du régime chinois, du Parti communiste chinois ;
• la structure de l’économie chinoise ;
• le rôle international de la Chine, l’importance de la Chine vis-à-vis du reste du monde, notamment à travers ses relations avec les États-Unis et avec l’Europe.
En ce qui concerne le Parti communiste et le régime chinois, beaucoup de définitions sont possibles. Certains considèrent la Chine comme un pays totalitaire ; d’autres voient le régime chinois comme une dictature, ou simplement un régime autoritaire. C’est une longue discussion qui nécessite qu’on approfondisse les concepts qu’on utilise. Je ne suis pas certain que la simplification, en la matière, nous donnerait une réponse satisfaisante.
Aujourd’hui l’État chinois est dirigé par un parti unique de 75 millions de membres qui possède 3 700 000 organisations de base (cellules). Ce parti, héritier d’une continuité historique un peu artificielle, se confond, – en tout cas en ce qui concerne son organisation dirigeante – avec la direction de l’État chinois. Le président du Parti communiste chinois est en même temps le Président de la République populaire de Chine. Le président des affaires militaires du comité central, le véritable centre du pouvoir militaire, est en même temps le président de la commission centrale des affaires militaires de l’État chinois. Le Premier ministre est en même temps l’un des neuf membres du comité permanent du bureau politique (les « neuf saints » du Parti communiste chinois). Parmi ces « neuf saints » on trouve le Président de la République, le Premier ministre, le Président de l’Assemblée nationale populaire et celui de la Conférence consultative du peuple chinois, une sorte de sénat où siègent encore des membres des divers partis non communistes qui ont subsisté en Chine.
Si ce parti ne recouvre pas l’ensemble des secteurs d’activité en Chine, il garde des prérogatives importantes : le pouvoir de l’État, le pouvoir de dirigeants des assemblées, le fonctionnement du gouvernement.
Mais, avec la transformation de l’économie chinoise, se sont développés de nombreux secteurs où la présence du Parti communiste chinois est plus diluée, moins importante. Depuis le 17ème Congrès (il y a deux ans), un des objectifs de ce parti est de remettre un peu de contrôle sur l’ensemble de ces secteurs d’activité qui, aujourd’hui, lui échappent.
L’idéologie du Parti a beaucoup évolué depuis la fin de la « Révolution culturelle ». Le troisième plénum du 11ème Congrès, fin 1978, a marqué une étape où les deux éléments d’ancrage de la politique du parti sont désormais :
• l’inscription dans le préambule de la constitution chinoise du rôle dirigeant du Parti communiste (« les quatre principes ») ;
• l’ouverture et la réforme de l’économie.
Ce sont encore à ce jour les deux piliers auxquels le Parti s’accroche.
En termes d’idéologie, du temps de Mao, le Parti communiste chinois représentait l’avant-garde du prolétariat dans la « lutte des classes ». Ce dernier thème est remplacé aujourd’hui par « l’édification de l’économie socialiste de marché à la chinoise ».
La légitimité du Parti pouvait être affectée par ce changement :
En effet à quoi sert ce parti s’il n’y a plus de lutte de classes, s’il s’agit d’aller vers une société de la « petite prospérité » ?
Quelles références le Parti communiste, création de la Troisième Internationale, a-t-il encore pour justifier sa légitimité de Parti dirigeant ?
« La pensée Mao Zedong » servait de bible pour le parti dirigeant. Après la « Révolution culturelle », il a fallu la remplacer par la « théorie de Deng Xiaoping pour la construction du socialisme à la couleur de la Chine ».
La justification théorique du rôle du Parti et de sa légitimité au pouvoir a toujours été et reste un souci permanent pour ses dirigeants.
Sous Deng Xiaoping, il a été décrété que l’expérience maoïste avait commis l’erreur théorique de penser que la Chine était entrée dans le socialisme alors qu’elle ne vivait en fait que la phase très primaire du socialisme car les forces productives étaient trop peu développées. D’où la nécessité d’une « économie socialiste de marché » à la chinoise qui remplace la lutte des classes comme priorité suivie par le Parti.
Dans un deuxième temps, quand Deng Xiaoping a passé le pouvoir à Jiang Zemin, l’Union soviétique s’était écroulée et le camp socialiste d’Europe de l’Est avait disparu. Il fallait de nouveau justifier sur le plan théorique le rôle dirigeant du Parti communiste. Jiang Zemin a alors promu sa « théorie des trois représentativités » :
1. Le Parti communiste chinois a toujours représenté le développement des forces productives dans l’histoire chinoise.
2. Le Parti communiste chinois a toujours été le représentant des intérêts des grandes masses chinoises. [Le concept de classe fait donc place à celui de nation chinoise.]
3. Le Parti communiste chinois a toujours représenté le développement de la culture et de la civilisation en Chine (Ce qui justifie le maintien du pouvoir communiste au moins sur les media).
Ce nouveau corpus de pensée et de justification théorique a l’avantage de permettre la transformation du Parti dans sa composition même : puisque le Parti communiste représente le développement des forces productives en Chine et que, dans la phase primaire du socialisme, on a besoin du capitalisme et de l’économie de marché, ceux qui participent à ce développement, les capitalistes, ont toute leur place à l’intérieur du Parti et les membres du Parti peuvent tout à fait devenir des capitalistes !
Aujourd’hui ce parti, dans son recrutement même, tend à devenir élitiste. Dans les années quatre-vingt, à la sortie de la « Révolution culturelle », les éléments les plus brillants des universités ou des grandes écoles n’allaient pas au Parti, laissé aux ratés arrivistes qui voulaient faire carrière. Aujourd’hui, phénomène nouveau, le Parti recrute ses nouveaux membres dans l’élite des grandes écoles de Chine. C’est un changement important.
Le Parti essaie d’étendre son influence sur les secteurs d’activité. Je cite un exemple récent : Un nouveau métier est apparu en Chine depuis vingt ans, celui d’avocat. Depuis 2006, le Parti s’est efforcé de créer des cellules dans environ 40% des cabinets. Quelque 50 000 avocats sur les 180 000 que compte la Chine ont été attirés dans le Parti.
L’urbanisation, l’industrialisation et le décollage des régions côtières tournées vers l’exportation ont accentué la différenciation entre les villes et les campagnes d’une part, la région côtière et l’intérieur du pays d’autre part. Cela n’a pas été sans conséquences sur l’organisation du Parti. Dans les régions rurales l’emprise du Parti s’était relâchée. Depuis deux ans, l’accent est remis sur l’unification du fonctionnement du Parti sur le modèle urbain, pour appuyer l’urbanisation des régions rurales.
Au delà des efforts de sémantique, le Parti tient à apparaître « de droit divin » dans le maintien de son pouvoir. Le Parti n’a jamais négligé de rappeler sa filiation historique par des actes symboliques. Hu Jintao, l’actuel président du Parti est allé passer le Nouvel An dans une ancienne base révolutionnaire du Fujian, en s’affichant avec des vétérans. Le même Hu Jintao, depuis quelques années, fait le tour des Yan’an, Jinggangshan, et autres lieux mythiques de la Révolution. Le Parti veut montrer la continuité, donc la logique « dynastique » qui perpétue et légitime son règne sur la Chine, née d’une victoire militaire après 28 ans de luttes.
Il doit beaucoup à l’imagination et à l’astuce de Deng Xiaoping. Au lendemain de Tien an men, en 1989, lorsqu’il a passé en apparence le pouvoir à Jiang Zemin, Deng Xiaoping a déclaré que Mao Zedong était le noyau dirigeant de la première génération, que lui-même était le noyau dirigeant de la deuxième génération et que le temps était venu de passer la main à la troisième génération, en la personne de Jiang Zemin. Il a même désigné celui qui serait plus tard le dirigeant de la quatrième génération, Hu Jintao. Et aujourd’hui, on connaît en principe déjà le « noyau dirigeant de la cinquième génération », Monsieur Xi Jinping ! Ceci, bien entendu, est totalement artificiel : Deng Xiaoping faisait partie de la première génération et il n’y a jamais eu de deuxième génération. Mais, en créant artificiellement ce mécanisme de transmission, on espère créer l’illusion d’une succession dynastique, de génération en génération, comme du temps des « mandats du ciel » et des « fils du ciel ».
Il existe aussi une sorte de noblesse d’empire. Tous les postes dirigeants du Parti communiste chinois sont fermement entre les mains des enfants de vétérans révolutionnaires qui ont créé la République populaire. Les deux parents de Li Peng ont été fusillés par le Guomindang. Xi Jinping est le fils de Xi Zhongxun, qui fut l’homme clef de l’organisation du Parti au cours des trente dernières années. Bo Xilai, le patron de la ville de Chongqing, est l’un des fils de Bo Yibo, etc.
Le Parti communiste chinois ne lâchera rien pour ce qui est du vrai pouvoir. Ses dirigeants ont étudié la façon dont le Guomindang, après être resté si longtemps au pouvoir, a réussi la transition. Ils ont observé les autres systèmes politiques, ils sont obsédés par les thèmes du vrai pouvoir, du déclin éventuel des pouvoirs anciens et de l’émergence des autres pouvoirs. Ils sont restés assez marxistes et assez cyniques. Ils ont conclu que le pouvoir, aux États-Unis, appartient aux cent sénateurs américains et surtout aux lobbies et aux grands groupes américains qu’ils représentent. Si le Guomindang pouvait se permettre de passer au multipartisme, c’était parce qu’il s’était assuré le contrôle de l’essentiel des groupes industriels et financiers de Taiwan !
Un Comité des actifs de l’État regroupant à ce jour 128 grands groupes industriels chinois (qui vont de l’énergie à la communication et aux transports), le Guoziwei, est fermement contrôlé par le Parti communiste chinois. La nomination des dirigeants de ces groupes est ainsi sous le contrôle du Parti. Ces groupes étatiques, souvent cotés à la bourse, continuent à être contributeurs d’une bonne partie du PIB chinois.
L’économie chinoise est donc une économie mixte contrôlée. Mais les choses évoluent, les concentrations se multiplient. En moins d’un an et demi, on est passé de 150 à 128 sociétés en raison des restructurations et des fusions/absorptions.
J’évoquais la « noblesse d’empire ». Elle est partout présente dans ces entités économiques. On peut citer l’exemple de Chen Yuan (fils de Chen Yun, l’ancien patron de la planification), gouverneur de la China Development Bank, etc. De plus, quand on va dans les provinces, on apprend que les ressources minières ou le monopole de transport de charbon dans telle province par exemple, sont bien souvent entre les mains de ceux qu’on appelle « le parti des princes ».
Cela n’empêche pas l’existence d’un espace de plus en plus important et actif de secteur privé puisqu’un des changements fondamentaux introduits par Deng Xiaoping a été « l’économie socialiste de marché ». Le marché, c’est le mécanisme de la fixation de prix, le marché doit décider du prix des biens et des produits, des services, autrefois fixé par l’État. Cela s’est fait de manière progressive.
La réforme économique pour transformer la Chine en « économie socialiste de marché » a commencé dès 1979. Le monde n’a pas suivi à l’époque ce qui se passait en Chine, notamment la fantastique libération de l’agriculture et des paysans. Dans les années 1970, on vivait encore dans le système des « communes populaires » à la campagne. Une grande partie de l’économie rurale chinoise n’était même pas monétarisée : on était payé avec des points de travail qu’on échangeait à la coopérative des communes populaires contre des biens. Le fait d’avoir laissé les paysans quitter les équipes de production pour exploiter leurs lopins de terre et se livrer à des activités non-agricoles fut probablement la révolution la plus importante. Elle s’est d’ailleurs poursuivie : après des années où les régions côtières, l’industrie et la finance furent prioritaires, l’actuel gouvernement, depuis trois ans, fait énormément d’efforts en faveur de l’agriculture : il a notamment supprimé la taxe à l’agriculture (qui avait toujours existé aussi loin qu’on remonte dans les dynasties chinoises). Cette libération des paysans a entraîné dans une certaine mesure l’industrie des produits de consommation des zones côtières, avant même l’ouverture vers l’étranger. Or ces réformes à la campagne ont été faites sans trop de problèmes politiques.
La réalité politique du pouvoir est « urbaine », concentrée à Pékin, dans les capitales des vingt-trois provinces et des cinq régions autonomes et dans les quatre grandes villes qui dépendent maintenant directement du centre : Pékin, Shanghai, Tianjin et Chongqing.
Mais quand il s’est agi de faire des réformes dans les villes, les choses ne se sont pas passées de la même façon. Après la réussite de la réforme de la campagne, des tentatives de réforme eurent lieu en 1984. On commença par les « zones d’économie spéciale », Shenzhen, près de Hongkong, et Zhuhai près de Macao où le capitalisme et le marché furent introduits. La volonté d’étendre l’expérience de ces zones vers les villes provoqua immédiatement des tensions politiques, traduisant, au-delà des querelles idéologiques, des conflits d’intérêts bien réels, accompagnés généralement d’une montée de mouvements de contestation d’ordre politique, lesquels s’abritaient derrière les conflits entre les « réformateurs » et les « conservateurs » du Parti. Ce fut le cas pendant l’hiver 1986-87. Et les réformes marquaient à chaque fois des arrêts.
Quand Zhao Ziyang prit le pouvoir à la suite de Hu Yaobang, limogé en janvier 1987, on tenta de nouveau, un an plus tard, les réformes dans les villes. Il fallut s’attaquer au système de prix (nous étions alors en été 1988). Or, cette réforme fut mal maîtrisée, des craintes d’inflation se répandirent en Chine. Le mécontentement populaire monta. Surtout, la libéralisation des structures élémentaires de l’économie (la possibilité pour les bureaucrates de créer des compagnies, de faire des affaires entre les compagnies) suscita immédiatement des circuits « non vertueux » qui firent monter les prix. L’origine du mécontentement populaire venait pour une bonne part des ratés de ces réformes économiques dans les villes. Lorsque survint le mouvement étudiant de 1989, gigantesque mouvement de contestation, il recueillit tout naturellement la sympathie de la population.
Les réformes économiques dans les villes ont aussi exacerbé les conflits de pouvoirs à l’intérieur du Parti, à l’intérieur du gouvernement. Une des constantes de la vie politique chinoise depuis les années cinquante est que, quand on ne peut plus résoudre les problèmes à l’intérieur du Parti, on en appelle aux masses (que l’on manipule éventuellement) à l’extérieur du Parti. En 1966, on a même réussi à chasser un président de la République, à promener les ministres dans la rue – et presque à les lyncher – tandis que tous les ministères étaient paralysés. Même le ministère de la sécurité publique fut paralysé, perquisitionné, pillé. Il s’est passé un peu la même chose en 1989 et la tentation de s’appuyer sur les mouvements de mécontentement des étudiants et de la foule, pour régler le sort des « conservateurs » à l’intérieur du Parti. Mais Deng Xiaoping a tapé du poing sur la table : « le désordre, plus jamais ! » Or le souvenir des désordres de la Révolution culturelle et de la paralysie totale de l’appareil d’État était à l’époque trop vivace chez Deng et ses semblables. En envoyant les troupes réprimer les désordres de 1989, Deng Xiaoping a mis fin à une longue période d’un certain fonctionnement de la vie politique en Chine qui durait depuis les années cinquante : les mouvements de masses et les grands mouvements de contestation mobilisant la foule à l’extérieur du Parti.
Après le coup d’arrêt de 1989, la glaciation régna un temps, tant la brutalité de la répression fit impression. Les dirigeants de la « troisième génération » ont commencé par être paralysés. Début 1992, lors d’un plénum du comité central, on en arriva à voter des résolutions, telle celle intitulée « Pour le renforcement de l’économie socialiste dans les campagnes » ! Non seulement il n’était plus question de réformes dans les villes, mais il était question de revenir sur les progrès accomplis dans les campagnes depuis 1979 !
Ce fut le moment choisi par Deng Xiaoping pour entreprendre un voyage symbolique à Shenzhen, zone économique spéciale devenue mégapole prospère, qu’il visita déjà en 1984 symboliquement pour forcer la main à ses adversaires conservateurs d’alors. C’est là qu’il lança son fameux : « Le développement, il n’y a que ça de vrai ! ». Finie donc la politique, place aux affaires ! Il fallait gagner de l’argent ! Il ajouta qu’il était normal qu’une partie de la population s’enrichisse plus rapidement dans un premier temps avant que la richesse ne se diffuse dans le reste du pays. Il approuva par ailleurs les projets de développement en zone économique spéciale de Pudong, vaste zone pratiquement en friche en face de Shanghai, de l’autre côté du fleuve Huangpu. On peut dater de ce moment le démarrage effectif et à grande échelle des réformes économiques dans les villes chinoises. Car, tant que Shanghai, centre industriel et économique de la Chine ne bougeait pas, la réforme économique chinoise n’avait qu’une réalité limitée. Shanghai s’éveillant, c’est toute la vallée du Yangtsé qui à terme allait suivre.
A partir de 1993, la Chine s’est lancée dans une frénésie entrepreneuriale sans précédent et une ruée vers l’argent. C’est aussi le moment où le Parti a décidé de s’adonner au « contrôle macro-économique » au moyen de la politique budgétaire et de l’outil monétaire, c’est-à-dire du contrôle de la masse monétaire, à la place de la planification stricte et des contrôles tatillons sur les décisions économiques.
Zhu Rongji, le Premier ministre chinois (venu de « l’écurie » de Monsieur Chen Yun), considéré comme le « meilleur élève du FMI et de la Banque mondiale », avait une formation de planificateur. Peu de temps après l’élan suscité par Deng Xiaoping et craignant une « surchauffe » de l’économie, il décida de resserrer la politique de crédit et de faire un « atterrissage en douceur ». Décision malencontreuse qui faillit précipiter la Chine dans le trou noir de la crise asiatique de 1997. L’expérience a été retenue.
Le Parti a laissé l’économie de marché s’installer, il a laissé la société chinoise se doter, à cette fin, d’un certain nombre d’outils. Les Chinois ont créé des bourses, à Shenzhen, à Shanghai, des marchés à terme, des marchés interbancaires pour faciliter la circulation des capitaux. Ils ont pris de nombreuses mesures destinées à attirer les capitaux étrangers, adoptant un modèle de développement copié sur les quatre petits « Dragons » : utiliser la main d’œuvre bon marché de la Chine et la capacité à transformer les produits et à les exporter. Cela rencontrait à cette époque l’intérêt d’un certain nombre de pays occidentaux. L’ouverture de la Chine s’est traduite ensuite par l’implantation de la plupart des groupes multinationaux en Chine, entraînant les délocalisations qui nous touchent aussi.
L’économie chinoise est aujourd’hui encore une économie mixte mais le secteur privé est très important. Avant la crise, même s’il ne représentait pas la plus grande part du PIB chinois, le secteur privé était le plus actif, le plus dynamique en termes de création d’emplois, notamment aussi grâce aux entreprises étrangères implantées en Chine qui avaient besoin de sous-traitants.
Sur le plan politique, on peut dire que le Parti communiste chinois règne face à une réalité économique de plus en plus compliquée. Quand Wen Jiabao est arrivé au pouvoir au début 2005, la Chine était déjà entrée de plain-pied dans l’OMC depuis trois ans et l’économie de la région côtière était florissante. Wen Jiabao, craignant à son tour une surchauffe de l’économie chinoise, envisagea de renforcer le contrôle macro-économique, c’est-à-dire de resserrer la politique monétaire. C’est alors que, pour la première fois, l’ensemble des entrepreneurs privés de la région de Shanghai, du Jiangsu, de Zhejiang s’adressèrent à Wen Jiabao lors de son passage à Shanghai pour le mettre en garde : si les crédits venaient à manquer, ils seraient obligés de licencier et un nombre considérable d’emplois risqueraient de disparaître. Quelques mois après la rhétorique de Wen Jiabao sur le contrôle macro-économique, les robinets furent rouverts et les crédits continuèrent. Cela montre qu’en dehors du pouvoir politique, la situation est aujourd’hui un peu plus complexe et qu’un certain nombre de forces économiques commencent à influer, relayées par leurs lobbies.
Les provinces jouent aussi un rôle actif dans l’évolution de la politique économique. La nouvelle qui a récemment agité Pékin est la décision de fermer plus de 5000 bureaux de représentation des provinces, des entités ou des groupes industriels provinciaux. La chasse au gaspillage n’est qu’un prétexte mais on découvre à cette occasion que tous ces bureaux se livraient à un lobbying très actif, avec un soupçon de corruption, auprès des organismes centraux, pour influencer le gouvernement dans ses prises de décisions sur le plan économique.
Par ailleurs, on a, en principe, supprimé la planification. Il n’existe plus de Commission de plan, remplacée par une « Commission de développement et de réformes » qui n’a en principe qu’un pouvoir consultatif en matière de projets. Or, même si son autorisation n’est pas formellement indispensable, tous les représentants des grands groupes, des autorités provinciales et locales défilent dans les bureaux de cette Commission pour obtenir d’éventuelles dérogations à la politique économique fixée par le centre et éviter un avis négatif. Néanmoins, sur le plan économique, jusqu’à la crise, la dissémination des pouvoirs était devenue plus importante.
Quand la crise est arrivée, le gouvernement chinois a réagi assez rapidement en utilisant un arsenal très classique : l’arme budgétaire et l’arme monétaire. Bien qu’ils aient multiplié par neuf le déficit budgétaire, celui-ci n’atteint que 3% du PIB, car jusque là, le budget était pratiquement excédentaire ou à peine déficitaire.
En termes de politique monétaire, c’est la plus forte création monétaire en dix ans, près de 30% de croissance soit plus de 10 000 milliards de yuans de nouveaux crédits.
Le rôle des lobbies ne doit pas être négligé. On a retenu dix secteurs à soutenir pour que la croissance ne s’écroule pas. Le dixième, l’immobilier, a fait l’objet de nombreux débats et d’un lobbying actif. Dans le plan initial, on voulait soutenir les hôpitaux, les infrastructures, le chemin de fer, les écoles mais on ne parlait pas d’immobilier. À la suite du travail très important, massif, des lobbies et des développeurs, l’immobilier a finalement été retenu. C’est une illustration de la manière dont fonctionne aujourd’hui l’économie en Chine.
Le rôle international de la Chine a été révélé par cette crise.
Les Chinois ont réalisé qu’ils étaient devenus importants et que l’on comptait sur eux quand ils ont été invités au G20. Quand ils se sont retrouvés sous les projecteurs, on s’est rendu compte que le modèle de développement chinois, fortement imbriqué avec l’économie américaine depuis l’entrée dans l’OMC, était caractérisé par une forte contribution de l’exportation à la formation du PIB. Au plus fort, cette contribution atteignait 40%. Cela n’a rien de choquant en soi : le PIB allemand est constitué de 50% d’exportations et le Japon lui-même était proche de 50%. L’arrêt brutal des importations américaines, à la suite de la panne du système bancaire américain qui a stoppé la consommation aux États-Unis, a fait lourdement chuter les exportations (- 27% au premier semestre 2009). À la fin du premier semestre, la contribution de l’exportation à la croissance du PIB chinois était négative. Sur l’ensemble de l’année, l’exportation a baissé de 16,6%.
Pourtant, à la fin du premier semestre, la croissance approchait de 8% grâce aux investissements décidés dans le cadre du plan de relance et à la consommation intérieure. Il s’agit en effet d’une politique volontariste de stimulation budgétaire et monétaire. Évidemment, tout le monde se demande, y compris en Chine, où les discussions vont bon train, si ça peut continuer.
Il en est de même sur le plan international. Les réunions se succèdent pour savoir s’il faut arrêter les politiques de stimulation, s’il faut restreindre les politiques monétaires. Dans cette crise, les Chinois, de ce point de vue, sont soumis à peu près aux mêmes interrogations. Mais la crise a testé la résistance du modèle de développement chinois qui accorde la priorité à l’exportation, suivie par les investissements et la consommation. Tout le monde souhaite que le marché domestique chinois prenne le relais mais ce n’est pas possible. En mars, les deux Assemblées annuelles vont se réunir et discuter des éléments de politique économique (une fois par an, l’Assemblée populaire nationale se réunit ainsi que la Conférence consultative du peuple chinois). Tout le monde parle, y compris Hu Jintao, de changer de modèle de développement, le plus vite possible : consommation domestique, marché domestique, redistribution des revenus…
La réalité objective est plus complexe : créer un marché domestique signifie des réformes fiscales importantes (la fiscalité, aujourd’hui encore, taxe la production plus que la consommation). Cela exige aussi de faire tomber de nombreuses barrières protectionnistes provinciales à l’intérieur de la Chine. Jusqu’aux aménagements décidés pendant la crise, si on achetait à Shanghai une voiture Citroën fabriquée dans le Hunan, la plaque d’immatriculation était soumise à une taxe presque aussi chère que la voiture. Ces derniers temps, des ordres formels ont été donnés aux différentes administrations. La reprise en main du pouvoir politique et du pouvoir économique dans les provinces n’est pas facile dans un pays aussi grand. Contrôler toute la Chine, au-delà du troisième périphérique de Pékin, n’est pas chose aisée et suppose la mise à l’écart d’un certain nombre de gens. On se rappelle que la reprise en main de Shanghai a dû passer par une enquête policière, des arrestations, un hôtel transformé en siège de la commission centrale de discipline pendant six mois avant que cela ne se termine par la condamnation de Chen Liangyu, le responsable shanghaien du Parti.
Il faudrait faire tomber toutes sortes de barrières intérieures chinoises. Il est plus facile d’ouvrir une lettre de crédit en faveur d’un acheteur étranger, à qui les banques chinoises, devenues très internationales, font confiance, qu’à un acheteur d’une province perdue dans le Gansu. L’appareil bancaire chinois n’est peut-être pas encore adapté entièrement à cela. Les barrières administratives, le poids de la tradition, les méfiances entre les provinces freinent la transformation de l’économie chinoise du modèle d’exportation vers un peu plus de consommation domestique. Le rêve secret des dirigeants chinois est donc qu’à la sortie de cette crise les Américains reprennent leurs habitudes de consommation. Ils espèrent le retour à ce Bretton Woods implicite qu’il y avait entre les Chinois et les Américains.
C’est une des explications des frictions actuelles entre les Chinois et les Américains. L’administration américaine augure qu’à la sortie de cette crise, le consommateur américain ne sera plus le moteur de la croissance mondiale. Les Chinois, de leur côté, espèrent secrètement que les Américains reviendront acheter des produits chinois. La relation bilatérale sino-américaine a des conséquences directes sur la structure économique chinoise et sa transformation. Il sera très intéressant de suivre les deux Assemblées cette année, de savoir quelles mesures vont être prises. Il y a énormément d’obstacles à franchir pour que le marché domestique devienne un marché équilibré, prêt à absorber la production. Quoi qu’il en soit, la surcapacité de la zone côtière et des investissements sur les industries d’exportation ne sera pas résorbée tout de suite.
Il y a aussi un problème de prix. Les revenus tirés de l’exportation se font à un prix qui n’a rien à voir avec le prix acceptable par le consommateur chinois. C’est un frein objectif.
Ce plan de relance pose un autre problème : Il a été décidé en décembre 2008 et, fin avril 2009, 60% des crédits promis par le centre avaient déjà été ouverts, étaient déjà arrivés sur place. Mais ils concernaient des projets d’infrastructures. L’essentiel de ces stimulants sont allés non pas vers les groupes privés mais vers les groupes publics, provoquant d’inévitables grincements de dents dans le secteur des entrepreneurs privés.
L’immobilier (le fameux dixième secteur à stimuler, retenu in fine) connaît une véritable formation de bulle. Même si on pense que la demande sera quand même là et si on ne prévoit pas un éclatement de bulle avant deux ans, un déséquilibre est en train de naître.
L’enjeu aujourd’hui, pour la Chine comme pour le reste du monde, c’est la sortie de crise. Une sortie de crise entièrement fondée sur une solution purement chinoise signifierait un pas vers la « dé-mondialisation », la régionalisation. Les mesures protectionnistes qui commencent à monter un peu partout peuvent conduire vers cette direction. Les dirigeants chinois se posent beaucoup de questions à ce sujet.
Les relations sino-américaines
Les Chinois ont placé les excédents de leurs exportations en dollars, comme le faisaient tous les pays du Sud-est asiatique jusqu’à la crise asiatique de 1997. Si un pays a un excédent sur la balance des paiements, un poste créditeur en dollars, il achète des bons du Trésor américain ou des emprunts d’État. C’est ainsi que la Chine possède aujourd’hui 2400 milliards de dollars de réserves de change et à peu près 755 milliards de dollars en bons du Trésor américain. Il faut y ajouter les dettes Fanny Mae et Freddie Mac (crédits immobiliers), des agences qui ne sont pas étatiques mais à capitaux publics. Cela représente beaucoup d’argent investi aux États-Unis. D’où le débat sur la monnaie de réserve qui, ouvert l’année dernière par le banquier central chinois, quelques jours avant le G7 de Londres, a semé le trouble dans les milieux internationaux. Les Chinois veulent-ils créer une autre monnaie ? Veulent-ils quitter le dollar ? En réalité, il s’agissait plutôt de rappeler les Américains à leurs responsabilités : s’ils voulaient que le dollar reste une monnaie de réserve, ils devaient veiller à leur politique monétaire afin que le dollar ne se dévalue pas.
Les Chinois vont-ils utiliser l’arme de leurs bons du Trésor pour exercer une sorte de chantage sur les Américains ? Larry Sommers a justement parlé de dissuasion, d’équilibre de la terreur. Si quelqu’un avait l’idée de mettre sur le marché 755 milliards de bons du Trésor, il n’aurait même pas le temps de les vendre. Au-delà des premières centaines de milliards de titres vendus, ils ne vaudraient plus rien. Cela reviendrait à se tirer une balle dans le pied. La Chine ne prendrait pas le risque de se ruiner elle-même. Donc elle ne le fera pas.
Cela ne veut pas dire qu’elle ne profitera pas des épisodes de remontée du dollar pour vendre une partie de ses bons du Trésor américain. C’est ce qui s’est passé en novembre et décembre derniers. Les Chinois ont vendu 34 milliards de bons du Trésor. La Chine n’est pas le seul pays à avoir vendu des bons du Trésor américain en décembre, elle a été suivie par un certain nombre de pays. C’était la logique du marché : le dollar étant remonté assez fortement à ce moment-là, il y avait des profits à prendre. Mais 34 milliards, c’est le montant d’une adjudication trimestrielle en temps normal aux États-Unis.
Les Chinois ne voient pas aujourd’hui comment ils peuvent remplacer le dollar. Mais ils font la promotion du yuan de manière plus pragmatique. Depuis un an, on voit des émissions obligataires en yuan sur le marché de Hongkong. Il y a quelques jours, les autorités monétaires de Hongkong ont autorisé des émetteurs étrangers à émettre à Hongkong en monnaie chinoise, avec l’aval de la Banque centrale chinoise. Les Chinois ne veulent pas abandonner leur souveraineté sur la monnaie. Ils ne veulent pas, comme les pays du Sud-est asiatique, dépendre entièrement du marché, tant qu’ils n’ont aucun moyen de contrôler d’éventuels mouvements spéculatifs sur leur monnaie. C’est pourquoi ils maintiennent leur parité avec le dollar. Mais, à long terme, ce n’est pas une solution, aussi ont-ils promu dans le cadre des coopérations avec les pays de l’ASEAN, l’Asian Bond Markets Initiative, qui s’accélère depuis un an. Beaucoup d’émissions en yuans animent le marché. De très grosses émissions de taille de benchmarks servent de gisements importants pour permettre les transactions et intéresser les investisseurs. Les compagnies d’assurances chinoises sont à terme intéressées par ces émissions.
Tout cela a pour but de créer de toutes pièces un marché financier en Asie, chose qui a manqué au cours de cette crise. Avant la crise il n’existait que deux marchés financiers, aux États-Unis et en Europe. Les Chinois essayent de promouvoir un marché financier important avec de la dette, pas seulement avec des actions. La création d’un marché financier à Hongkong, avec une monnaie chinoise, est une façon de créer des supports avec une dénomination en monnaie chinoise pour que celle-ci acquière peu à peu un statut autre que celui d’une monnaie officielle contrôlée par un gouvernement et soit éventuellement recherchée par des investisseurs et par des pays dont la balance des paiements aurait un excédent en monnaie chinoise. C’est ce qui explique les accords de swap que la Chine a passés avec les différents pays du Sud-est asiatique, d’Asie mineure, d’Amérique latine, permettant les échanges commerciaux en yuans. Comme un certain nombre de pays de ces zones exportent vers la Chine, ils ont une balance des paiements excédentaire en yuans qu’ils peuvent désormais investir dans des bons du Trésor chinois et plus tard, dans les obligations des banques.
On parle aussi beaucoup de la culture chinoise, du soft power chinois, du rôle de Confucius. Aujourd’hui la Chine recherche une stratégie. Les stratégistes chinois se sont rendu compte que la « Révolution culturelle » avait été menée en réaction contre les réformes entamées dans les pays de l’Est, après Poznan et Budapest, et même contre les réformes en URSS. Conscients d’avoir été « réactionnaires » pendant la « Révolution culturelle », ils ont décidé de devenir pragmatiques. Deng Xiaoping qui avait déclaré que « le développement est la pierre de touche », disait aussi qu’il fallait « traverser le ruisseau en tâtonnant les pierres ». Aujourd’hui, les dirigeants chinois s’interrogent : Après avoir traversé le ruisseau, où allons-nous ? Il serait injuste de dire qu’ils ont déjà développé une stratégie. Pour le moment, c’est un melting pot : un peu de léninisme, une dose de libéralisme débridé, une note de confucianisme, un soupçon de social-démocratie européenne… On ne discerne pas, aujourd’hui, l’émergence d’une pensée stratégique cohérente. Il sera très intéressant de voir comment cela va évoluer.
Marie-Françoise Bechtel
Je voudrais remercier beaucoup notre invité qui a été passionnant, comme les questions le montreront. J’ai trouvé son propos marqué par une grande fluidité.
Vous parlez d’une stratégie imparfaitement cohérente, dont la conception n’est pas encore aboutie, mais, à travers les évolutions simultanées du Parti communiste chinois et de l’ouverture économique – et leur interaction – que vous avez très bien retracées, je retrouve un peu la théorie maoïste des phases. Le PCC, dites-vous, a connu des phases. Simplement, selon vous, la dernière phase n’est pas parfaitement claire. Il y a aussi des phases successives dans l’économie. Votre propos était si analytique qu’on a le sentiment que vous avez introduit une certaine cohérence – volontaire ou non – dans le regard rétrospectif que vous avez jeté tant sur l’évolution dans les phases politiques que sur l’évolution dans les phases économiques.
Je me censure et renonce à toutes les questions que j’ai envie de vous poser pour donner la parole à nos amis.
Jean-Pierre Chevènement
Cette question de la stratégie est extrêmement difficile. Je ne suis pas sûr qu’il n’y ait pas de stratégie. Lors d’un voyage en Chine, Jean-Yves Autexier et moi-même avons été très sympathiquement reçus par des dirigeants chinois qui, après nous avoir dit toute l’importance qu’ils accordaient au resserrement des liens entre la République populaire de Chine et le « RMC » (3), nous ont expliqué qu’ils visaient une moyenne aisance généralisée, la poursuite de la croissance qu’ils avaient entreprise au tournant des années 1980 et qu’il ne s’agissait pas de remettre en cause leur modèle. Ils avaient une vue assez claire et j’ajoute légitime, c’était de faire que la moyenne aisance dont ils faisaient bénéficier 300 ou 400 millions de Chinois soit l’apanage des 1300 millions.
Alain Dejammet
Je souscris entièrement à ce qui a été dit par Marie-Françoise Bechtel sur la fluidité et l’intérêt de l’exposé mais je comprends, en vous écoutant, que vous n’êtes probablement pas membre du Parti communiste chinois. Je le regrette parce que nous aurions été intéressés également par une vue de l’intérieur.
Ma question est très simple : Que reste-t-il de communiste dans le Parti communiste chinois ? Vous avez employé l’expression « commune populaire » qui, pour un Français banal, évoque le monde communiste.
Le vocable chinois correspondant à « communiste » a-t-il une signification quelconque ?
Que reste-t-il de « communisme » dans le Parti communiste chinois ? Est-il devenu une simple société d’avancement mutuel ?
Question subsidiaire : je serais très intéressé de savoir ce que font les trois avocats qui, dans un cabinet d’avocats, constituent une cellule du Parti communiste chinois. Quand décident-ils de se réunir en cellule ? Quelles motions élaborent-ils ?
Voilà des questions très simples auxquelles votre expérience de l’intérieur – ou peut-être de l’extérieur – du Parti communiste chinois vous permettra de répondre.
Jean-Paul Tchang
Non, je ne suis pas membre du Parti communiste chinois. Il y a eu des membres étrangers du Parti communiste chinois, comme Rittenberg et un certain nombre de gens qui ont d’ailleurs ajouté à la pagaille en Chine pendant la « Révolution culturelle », mais c’est quand même extrêmement rare.
Le mot « communisme » signifie certes propriété commune des biens et des moyens de production. Mais il ne faut jamais oublier le caractère nationaliste et patriotique du Parti communiste chinois dès ses origines, que ce soit vis-à-vis de la présence étrangère, de la guerre antijaponaise, du Guomindang ou même de Moscou. Aujourd’hui, l’avènement reconnu de la Chine comme puissance qui compte sur le plan international est présenté comme une illustration du succès du projet initial des communistes chinois. Pour les Chinois extérieurs au Parti, le Parti communiste chinois est le vrai parti nationaliste. De ce point de vue, il n’a pas mal réussi.
Le Parti communiste est aussi le parti du pouvoir, le parti dirigeant, et il veut être ressenti comme le pouvoir « de droit divin » qu’on ne pourrait contester.
Quant aux cellules du Parti chez les avocats, je pense que l’anecdote révèle le souci du Parti d’étendre son emprise sur de nouveaux secteurs d’activités de la société. On pourrait aussi se demander ce que font les avocats à l’UMP ou au Parti socialiste, toutes choses égales par ailleurs.
Régis Debray
Tu viens de répondre à la question que je voulais te poser sur le nationalisme.
La légitimité du Parti communiste chinois n’est-elle pas d’empêcher la dislocation régionaliste du pays, de maintenir une vertébration, une cohésion, une intégration nationale contre toutes les forces centrifuges ?
Je suis frappé de constater que le Tibet, que ce soit à Taiwan ou chez les dissidents, n’est pas un sujet de discorde. Tout le monde est d’accord pour penser que le Tibet fait partie de l’aire impériale chinoise. Ce consensus sur la question tibétaine est étonnamment symétrique du nôtre !
Toutes les révolutions communistes ont été des révolutions nationalistes, c’est la seule légitimité historique sur le long terme. [Cela ne vaut-il pas aussi pour la Révolution française ? Je laisse cette question philosophique de côté.] C’est évident, qu’il s’agisse du Vietnam, de Cuba…
Ma deuxième question est plus précise : Comment s’articule l’imbrication des économies américaine et chinoise avec les frictions, les rivalités politiques, diplomatiques et, potentiellement, le conflit de puissances ? C’est ce que je ne comprends pas bien dans la stratégie chinoise.
Jean-Paul Tchang
La création de la République populaire de Chine succédait à un demi-siècle de seigneurs de guerre, de provinces « centrifugeuses », d’armées non unifiées, de guerres… tout ce qui a empêché le Guomindang et Tchang Kaï-chek de jamais réussir à unifier la Chine, ce qui a constitué leur tragédie.
Le problème du Tibet est très abstrait pour les Chinois dont la plupart n’ont jamais vu un Tibétain de leur vie. Il y a trois millions de Tibétains dans la zone autonome du Tibet, un peu plus si on compte les Tibétains de Qinghai et ceux qui vivent du côté du Guizhou, Yunnan et du Setchuan. Le gouvernement a habilement joué les uns contre les autres : quand je suis passé à Lhassa en 2000, tous les permis de construire des hôtels, toutes les licences d’exploitation des sites touristiques étaient accordés à des Tibétains du Qinghai. Trois millions, par rapport au reste de la population, c’est un peu abstrait. Le gouvernement central lui-même ne sait pas toujours ce qui se passe au Tibet. En effet, il ne faut pas surestimer la maîtrise par le centre de ce qui se passe dans ce pays. On en a de multiples exemples. Aucun secrétaire général du Parti, aucun patron du Parti en tant que tel n’est allé au Tibet depuis le voyage de Hu Yaobang en 1982, après la Révolution culturelle, au cours duquel il a condamné le comportement colonialiste chinois. Jiang Zemin a fait une tentative et entrepris un voyage au Tibet mais il est tombé malade au bout d’une demi-journée (on ne respire pas bien sur ces hauts plateaux) et est rentré à Pékin.
Je suis allé deux fois au Tibet : en 1997 pour la SOFRES et en 2001 pour moi-même (et pour Marianne). En ces années post-crise 1997, la Chine allait très mal, les provinces du Sichuan et du Yunnan étaient particulièrement touchées. C’est alors qu’une constante de l’histoire chinoise s’est répétée. Le neuvième Dalaï Lama avait déjà protesté auprès de la cour des Mandchous contre les réfugiés, les meurt-de-faim qui venaient du Sichuan et du Yunnan. En 2000, de nombreux chômeurs de Chengdu sont partis s’installer au Tibet. Il n’y avait pas vraiment de contrôle, et il faut tenir compte de la corruption locale. On pouvait avoir la meilleure politique des nationalités, de respect des minorités, etc., sur papier, mais la réalité c’est que les immigrants han y allaient ! Quand l’ouvrier de Chengdu d’une usine en faillite est payé avec des stocks invendus de chemises, il peut aller les vendre sur les trottoirs de Lhassa et gagner de l’argent. Le pauvre Tibétain qui s’approvisionne à dos de mulet ou en jeep au Népal en passant par Tingri ne peut concurrencer les marchandises qui arrivent par les avions des lignes intérieures très bon marché. Déjà en 2001, on pouvait assister aux conflits entre les immigrés chinois de première génération, qui avaient pignon sur rue et qui possédaient des magasins et les nouveaux arrivants qui n’avaient que des étalages sur les trottoirs. Déjà, par exemple, la « bande du Zhejiang » trustait le commerce des costumes à l’occidentale tandis que la « bande du Sichuan » contrôlait celui des vêtements de sport. Je suis absolument certain que les dirigeants de Pékin n’étaient pas au courant de ce genre de situation invraisemblable. Pékin se contentait de déverser de l’argent sur les monastères qui rivalisaient entre eux. Tout baignait dans une ambiance de mercantilisme. Des Anglais, des Allemands, achetaient des appartements rénovés en plein centre de la vieille ville. À l’époque où je travaillais pour la SOFRES, nous avions à Lhassa un panel de familles qui regardaient entre autre la Star TV en provenance de l’Inde. Je me souviens (s’adressant à Régis Debray) que tu m’avais dit en rentrant de Shanghai : « C’est la police et le pognon ! ». C’est un peu l’impression que j’ai eue à Lhassa. De plus, c’est à ce moment que le Dalaï-lama a commencé à négocier avec Pékin les conditions de son retour, conscient sans doute que son éloignement le priverait définitivement de toutes les bases matérielles du pouvoir. Cela ne peut pas bien finir. C’est irréversible en raison du rapport démographique : 3 millions d’un côté, 1,3 milliard de l’autre ! Il y a certes moins de migrations han depuis que la situation s’est améliorée dans le Sichuan et dans le Yunnan. Mais une maîtrise totale du phénomène supposerait une discrimination positive imposée par l’État et un contrôle rigoureux des flux migratoires.
Les dirigeants chinois sont très surpris par la réaction internationale qu’ils considèrent comme une atteinte à la souveraineté. Ils ne comprennent pas très bien où est le problème. N’oublions pas que c’est Hu Jintao qui a dirigé, casqué, les troupes antiémeutes en mars 1989, lors des premières émeutes à Lhassa. Les Chinois semblent considérer les Tibétains comme des ingrats, après tant d’argent versé par Pékin pour la préservation de la culture tibétaine et pour la restauration des monastères. Certes, des monastères ont été détruits pendant la « Révolution culturelle », mais les Chinois font remarquer aussitôt que ce fut au même titre que d’autres monastères bouddhistes ou églises dans le reste du pays, et que ce fut le fait des gardes rouges tibétains ! Les malentendus ne sont pas prêts de disparaître. Je ne suis pas très optimiste.
En ce qui concerne la politique du Parti communiste contre la dislocation du pouvoir, les exemples abondent de reprises en main par le Centre. Chen Xitong, le numéro un du Parti communiste de Pékin, fut chassé du comité permanent des sept saints (ce nombre est passé plus tard à neuf, en 2003) par le Shanghaien Jiang Zemin, devenu le numéro un du Parti et qui voulait reprendre le contrôle du pouvoir dans la municipalité de Pékin. Chen Xitong fut jugé pour corruption et envoyé en prison. Hu Jintao, devenu numéro un du Parti, a réussi à se débarrasser de Chen Liangyu, le patron du Parti à Shanghai. Chen Liangyu a été jugé pour corruption et envoyé en prison. La tension est permanente dans ce domaine, et le Centre tolère rarement les velléités d’autonomie d’un pouvoir local.
Aujourd’hui, même si l’Assemblée populaire nationale reste fondamen-talement une chambre d’enregistrement, elle est devenue un peu plus un lieu de débats. Certaines interventions de députés sont intéressantes. Cela fait trois ans de suite qu’un débat sur la peine de mort y apparaît. De nombreux débats portent sur la propriété foncière, les accaparements des terres par les potentats locaux ou les administrations locales pour en faire des terrains constructibles. En Chine comme ailleurs, le pouvoir détenu dans les régions a permis une très bonne reconversion des bureaucrates du Parti en hommes d’affaires : transformer le COS, le POS et donner des permis de construire, c’est une première façon de rentrer dans les affaires ! Cela dure depuis 1993 mais la contestation et la résistance de la société sont de plus en plus importantes. Aujourd’hui même, se tient à Pékin une manifestation sur les problèmes d’expulsion. Cela se discute aussi à l’Assemblée.
Par ailleurs, dans la représentation à l’Assemblée populaire nationale, jusqu’en 2005, huit voix de paysans équivalaient à celle d’un urbain. Depuis, ce rapport est tombé à quatre contre un. Cette année, une loi est en principe prévue qui assurerait l’égalité : un Chinois égale un Chinois, (sachant que le Parti communiste, d’emblée, s’octroie 60% des candidats).
Les relations sino-américaines avaient un but pragmatique, la politique de prospérité. Mais l’étroite imbrication économique et financière avec les États-Unis et l’apparition imprévue sur le devant de la scène internationale de la Chine à la faveur de la crise et l’appel de la communauté internationale pour que la Chine assume ses responsabilités, constituent autant d’éléments nouveaux dans la définition de la stratégie chinoise. Jusque là, modestement, chaque année, les Chinois écoutaient les recommandations des Américains : il faut libéraliser, il faut privatiser (Paulson, pour Goldman Sachs, venait donner des leçons aux Chinois avant de devenir secrétaire d’État au Trésor). Aujourd’hui, le « professeur » a un peu failli mais il reste très fort, en particulier sur le plan militaire. Les États-Unis peuvent faire chuter le dollar et ruiner les Chinois. Ils peuvent les tracasser sur Taiwan ou au sujet du Tibet. Surtout les Chinois savent que le système américain oblige périodiquement le président américain à faire des concessions aux uns et aux autres. Après avoir perdu deux sièges de sénateurs, il est obligé de « lâcher du lest ». Il doit aussi faire des concessions aux Démocrates qui s’inquiètent des destructions d’emplois et la Chine pourrait servir de bouc émissaire. Mais une stratégie chinoise désignant l’« ennemi » américain n’est pas envisageable. Historiquement, les dirigeants chinois actuels n’ont jamais été égalés dans l’ouverture et l’imbrication du destin chinois avec le monde étranger. Depuis Jiang Zemin, aucune équipe de dirigeants chinois n’a laissé ce pays s’ouvrir et s’imbriquer à ce point. Aujourd’hui, les échanges sont quotidiens. Certes, de temps en temps, les militaires se fâchent : « Vous vendez des armes à Taiwan ! Nous supprimons le téléphone rouge ! » (… mais nous laissons votre porte-avions venir à Hongkong). Des contacts quotidiens ont lieu aujourd’hui, non seulement au niveau des ministères, mais dans toute la hiérarchie des bureaux, des chefs de bureaux, des assistants, entre la Banque centrale chinoise et la Banque centrale américaine, entre les gens du Trésor. Jamais un tel lien ne fut noué, pas même entre les États-Unis et la Russie. Quand la FED décide de remonter le taux d’escompte d’urgence de 0,50 à 0,75, elle est suivie, presque simultanément, par la Banque centrale chinoise qui décide, en un geste coordonné, de remonter le taux de réserve des banques en Chine. Si cette mécanique d’ajustement financier n’est pas mise en avant devant l’opinion américaine, c’est, espèrent les Chinois, uniquement pour des raisons intérieures américaines.
Le fait même que les Chinois aient laissé le Nimitz venir faire la fête à Hongkong pendant quatre jours, après la réception du Dalaï-lama par Obama et la vente d’armes à Taiwan signifie bien qu’ils minimisent ces problèmes pour maintenir les relations. La diplomatie chinoise devient plus mûre, plus complexe. Au moment même de l’incident Google, l’ambassadeur de Chine aux États-Unis, en partance, continue à tenir un discours optimiste sur les relations sino-américaines. Rien d’irrémédiable n’a été aujourd’hui commis, chacun ménage l’autre, conscient que les destins sont liés.
Les Chinois sont conscients des supériorités des Américains, y compris dans le domaine de l’imaginaire. La presse chinoise publie des articles admiratifs sur Avatar, reconnaissant même que Confucius ne fait pas le poids. Mais ils s’inquiètent : ce peuple américain à l’imagination infinie et incontrôlable pourrait ne pas contrôler ses ambitions… Ils se posent des questions sur les Américains, nous nous posons des questions sur les Chinois.
Philippe Barret
A propos du Tibet, les Chinois que je rencontre tiennent des propos beaucoup plus rudes. Selon eux, non seulement les Tibétains sont ingrats, arriérés, le gouvernement leur fait beaucoup trop de place dans les universités (mesures spéciales, quotas pour les minorités nationales) mais, en plus, quand ils sont à l’université ils volent ! Ce qu’on entend sur les Tibétains de la part des Chinois fait froid dans le dos. Mais c’est ainsi, telle est l’opinion de l’immense majorité des Chinois.
Je voudrais revenir sur un aspect qui a été rapidement évoqué, la dimension nationale. Je ne sais pas quelle va être la stratégie de la Chine dans les prochaines décennies, mais il y a une préoccupation constante depuis la fin du XIXe siècle : Comment faire de la Chine un pays puissant, important, qui retrouve sa dignité ? C’est ce qui explique le Parti communiste chinois, fruit d’un hasard de l’Histoire. En réalité, le courant occidentaliste était important : Lu Xun, qui voit son père mourir sous les coups de la médecine traditionnelle chinoise, va au Japon apprendre la médecine occidentale, comme le fait aussi SunYat Sen. Mais le mouvement du 4 mai 1919 a été déclenché par une incroyable erreur des Alliés sur les concessions allemandes données au Japon. Il existait un mouvement aspirant à l’indépendance nationale, à la restauration d’une certaine dignité nationale. Or, en 1919, ces Chinois qui voulaient redresser leur pays avaient en face d’eux et contre eux les Américains, les Anglais, les Français, les Japonais qui exploitaient des concessions et menaient une politique coloniale. La seule puissance qui leur était plutôt bienveillante était la jeune URSS. Et comme ils cherchaient une pensée occidentale pour faire contrepoids au confucianisme dont ils avaient clairement diagnostiqué que c’était une des raisons fondamentales de l’effondrement de la Chine (« À bas la boutique Confucius ! », c’était le mot d’ordre du mouvement du 19 mai), l’aile gauche de ce mouvement national a créé le Parti communiste.
Jean-Paul Tchang
Il y a quand même des différences avec le Japon du XXe siècle, et je n’ai pas trop peur de la dérive nationaliste chinoise. Les Chinois sont toujours allés chercher un modèle ailleurs : Ils ont cherché en URSS leur modèle de développement pendant de nombreuses années. Après cela, ils se sont tournés vers les Américains, ils ont appris, ils sont devenus monétaristes, « à la Friedman ». Le centre de l’économie est la monnaie qui circule. Or les liens entre le monde occidental et la Chine dépassent de très loin les relations qu’entretenaient le Japon et les États-Unis quand le Japon a connu sa dérive impérialiste. Confucius ne fait pas (encore) l’unanimité. Il fait un retour en Chine mais moins qu’à Singapour. Certes, la tentation est grande de prôner les « valeurs asiatiques ».
Mais il serait aussi intéressant d’observer les relations sino-russes qui ont perduré. Tu dis que c’est par accident qu’est né le Parti communiste chinois. Mais l’expérience communiste et la construction d’un État chinois unifié constituent une expérience chinoise : ce n’est pas l’Armée rouge qui a porté les communistes au pouvoir comme à Oulan-Bator, à Varsovie ou ailleurs. Le nationalisme a déjà trouvé suffisamment de terrains pour se satisfaire, il n’est donc pas fondé sur une frustration.
Je ne suis pas certain que les Chinois, aujourd’hui, aient construit un système achevé, prônant une certaine philosophie de l’histoire mondiale. Si, de manière opportuniste, ils vont dans le sens d’une convergence avec le Japon, la Corée, les pays de l’Asean pour prôner les valeurs asiatiques, c’est par crainte de voir les liens avec le monde occidental s’interrompre à cause de cette crise qu’ils n’arrivent pas à maîtriser. S’ils n’arrivaient pas à maîtriser leurs relations avec les Américains ou avec l’Europe, si le protectionnisme triomphait, alors la dérive deviendrait possible. Le tragique est toujours possible en histoire.
Jean-Michel Quatrepoint
Un propos sur la Chine pourrait se résumer autour de trois termes :
En matière économique, ils sont non seulement capitalistes mais mercantilistes. C’est l’une des raisons du succès de ces trente dernières années.
En matière politique, le Parti communiste est un parti unique, donc autoritaire. C’est un système de pouvoir et de cooptation à l’intérieur du pouvoir.
Et je crois la Chine éminemment nationaliste ou patriote au premier sens du terme.
On est remonté à 1919. Je remonterai à la guerre de l’opium. On ne peut pas parler de la Chine et de ce que pensent les Chinois sans revenir à ce qu’on appelle « le siècle de l’humiliation » qui commence avec la première guerre de l’opium et se termine en 1949 avec la prise du pouvoir par Mao.
La guerre de l’opium est née d’un déséquilibre commercial. La Chine exportait déjà énormément de produits et importait très peu. Elle exportait ses textiles, ses faïences, ses meubles, ses épices et le thé dont les Anglais étaient devenus si friands qu’ils ne consommaient que du thé chinois payé en monnaie d’argent. En effet, la Chine exigeait d’être payée en monnaie d’argent, contraignant les Anglais à acheter l’argent aux Espagnols pour battre monnaie. Ce déficit commercial colossal posait (déjà) un problème de balance des paiements à la Grande-Bretagne. Les Anglais ont demandé à la Chine d’importer pour rétablir l’équilibre. Mais les Chinois ont expliqué qu’aucun produit occidental ne les intéressait. La Compagnie des Indes et les Britanniques ont alors cherché un produit à leur vendre et ont trouvé … le pavot et l’opium (qui était produit en Inde, pas en Chine). Ils ont donc exporté l’opium d’Inde vers la Chine à travers le port de Canton, seul port réellement ouvert, en soudoyant les douaniers chinois et l’ont vendu à la bourgeoisie et à la noblesse chinoises qui payaient en monnaie d’argent. Si bien que les Britanniques ont commencé à rétablir leur balance des paiements. Mais l’empereur a mis une sorte d’embargo, il a interdit le commerce, la consommation et l’importation de l’opium. C’est alors que les Britanniques ont envoyé la flotte, au nom du libre-échange, pour pouvoir rétablir les échanges.
Nous devrions tous – y compris la Chine – méditer sur ce qui s’est passé à ce moment-là car, aujourd’hui, de graves déséquilibres des balances des paiements se traduisent dans les pays occidentaux par un chômage de masse endémique. Si j’évoquais la guerre de l’opium, c’est que je crois que c’est important pour la Chine. Par une sorte de revanche de l’histoire, elle reprend la place qui était la sienne au XIXe siècle (première puissance mondiale, 35% du PIB mondial de l’époque). Ce retour de la Chine est naturel mais il a été très rapide parce qu’elle a mené une stratégie, certes pragmatique, mais qui a porté ses fruits grâce aux multinationales, à Walmart, à Wall Street etc.
Aujourd’hui, le déséquilibre s’opère. Comment allons-nous réagir ?
Jean-Paul Tchang
Je suis tout à fait d’accord avec vous.
Une expression revient très souvent dans la littérature officielle chinoise et dans l’œuvre du Parti communiste chinois, c’est le mot : « renaissance de la nation chinoise ». D’un autre côté, on n’est plus du tout dans la même situation qu’au XIXe siècle. Là-dessus, Deng Xiaoping a dit des choses pleines de bon sens : « Quand on est pauvre on se fait taper dessus », pour expliquer qu’il faut devenir riche et faire en sorte qu’on ne puisse pas vous taper dessus.
Je crois que les Chinois savent ce qu’ils ne veulent pas, ce qu’ils ne veulent plus, mais je ne suis pas certain qu’ils sachent encore tout à fait ce qu’ils veulent. Ils sont un peu surpris par les difficultés du reste du monde. Ils ont été surpris par l’écroulement du mythe de Wall Street, des difficultés de la toute-puissance américaine. Si on leur avait annoncé le déclin américain, ils ne l’auraient pas cru. Si on leur avait dit que leurs exportations allaient dépasser les exportations allemandes (alors que les unes et les autres ont baissé), ils ne l’auraient pas cru. Ils n’auraient pas cru être invités au G20 et associés à toutes les grandes rencontres internationales. Je pense que ce sont des choses qui vont être très discutées. De même, ils n’ont pas compris la réaction occidentale au moment des jeux olympiques.
Jean-Michel Quatrepoint
Comprennent-ils que leurs excédents à l’exportation se traduisent par des déficits commerciaux et donc par des suppressions d’emplois massives ?
Jean-Paul Tchang
Ils prennent la question dans l’autre sens. Ils se disent que s’ils sont devenus riches, ce n’est pas grâce à nous, c’est parce qu’ils ont travaillé. Ils ne doivent leur réussite qu’à eux-mêmes. Malgré tout ils sont réalistes : même à 755 milliards de dollars, ils ne sont qu’en deuxième position dans l’ordre des créanciers de l’État américain. Les Japonais, aujourd’hui sont à 760 milliards, ce qui ne représente que 6% de la dette totale américaine qui se monte à 12 000 milliards de dollars.
J’ai l’impression qu’il y a énormément d’autoglorification du Parti fondée sur deux piliers :
La crédibilité mythique (le Parti fondateur d’empire, unificateur du pays) lui donne la légitimité. Ils montent des spectacles, de l’entertainment, et toutes sortes de séries télévisées glorifient les mythes révolutionnaires. Mais ils savent très bien que la vraie légitimité, c’est leur succès économique. Aujourd’hui, il n’y a plus que 13% de Chinois qui vivent en-dessous du seuil de pauvreté. Certes, ils sont à 3500 dollars de PIB par tête d’habitant, ce qui les classe vers la 100ème place. Mais en parité de pouvoir d’achat, le niveau de vie chinois n’est pas si ridicule et la distance avec le nôtre est beaucoup moindre que ne le laisse apparaître une simple comparaison nominale. C’est cela qui fait la légitimité. Tant que ça marche, tant que les gens ont l’impression qu’ils peuvent devenir riches, qu’il y a de l’espoir, que leurs descendants vivront mieux qu’eux, qu’on va vers la « petite prospérité », le Parti garde sa légitimité. Il s’y consacre entièrement.
Jean-Michel Quatrepoint
On a peu parlé de la politique monétaire et de l’indexation du yuan par rapport au dollar, une constante de la politique chinoise.
Jean-Paul Tchang
Les Chinois répètent que depuis 2005, depuis qu’ils ont laissé flotter le renminbi progressivement par rapport au dollar, ils ont déjà réévalué le yuan de 21% sans que diminue le déficit américain. Ils considèrent donc qu’on a démontré qu’il y a d’autres raisons au déséquilibre commercial sino-américain. Toutefois, ils voient bien que la pression internationale est telle qu’on n’arrivera pas à trouver des terrains d’entente. Ils réfléchissent mais ils savent qu’il serait suicidaire de laisser réévaluer leur monnaie aujourd’hui. Certains pensent qu’ils vont faire un geste (Goldman Sachs croit savoir qu’ils vont réévaluer de 5% d’un seul coup) mais la plupart n’y croient pas. Côté chinois, certains semblent favorables à une réévaluation de 10% cette année suivie d’une réévaluation progressive. On attendra probablement la réunion des deux Assemblées avant de prendre une position.
Une alternative est de plus en plus fréquemment avancée par les économistes chinois pour corriger le déséquilibre de façon fondamentale : la redistribution, l’augmentation des salaires chinois, faisant en sorte que, par le mécanisme des prix, on n’ait pas besoin de toucher à la monnaie et que les produits chinois soient moins attaqués. Cette autre voie semble correspondre au consensus actuel. La priorité de Hu Jintao ces jours-ci, c’est d’accélérer la transformation structurelle de l’économie chinoise. Ils savent qu’ils sont au pied du mur.
Philippe Cohen (4)
Vous avez expliqué que la relance intérieure était compliquée, je veux bien vous croire.
Une remarque : la comparaison avec la part du plan de relance américain qui n’était pas simplement une garantie aux banques montrerait peut-être que le rapport est, d’une certaine manière, en faveur des Chinois.
Dans ce plan de relance (400 milliards d’euros ou 600 milliards de dollars), la part consacrée à la protection sociale, le problème-clef de la Chine, est ridicule. Or, une simple opération de l’appendicite en Chine peut représenter des mois de salaire ! Si on veut libérer la consommation, dans un pays où le taux d’épargne est l’un des plus importants au monde (30%), il faut agir sur le plan de la protection sociale. Or la part du plan de relance consacrée à la protection sociale est résiduelle par rapport à ce qui est présenté comme une priorité, c’est-à-dire la relance intérieure.
J’aimerais bien comprendre le chiffre de « 400 millions de Chinois sortis de la pauvreté » qui nous est régulièrement présenté. Selon certaines sources, le gouvernement chinois a changé la base de calcul en adoptant un plancher bien inférieur à celui de l’ONU, ce qui a effectivement eu pour effet de faire considérablement baisser le nombre de pauvres. C’est du moins ce qu’explique Cai Chungho, le promoteur d’un syndicalisme chinois indépendant. Cette question est très importante. Vous n’avez pas parlé du tout dans votre exposé des classes moyennes. C’est un point-clef. Comment peut-on concilier le discours selon lequel des classes moyennes naissent en Chine et l’affirmation qu’il ne peut pas y avoir de relance intérieure ?
Enfin, je poserai à l’expert une question sur les chiffres concernant les bons du Trésor effectivement possédés par la Chine. Certains économistes que j’ai interrogés, affirment que nous ne connaissons pas exactement les mouvements financiers sur les bons du Trésor, les chiffres donnés étant des évaluations.
Jean-Paul Tchang
Ce sont les chiffres américains, publiés chaque mois par le Trésor américain que je lis sur les écrans Bloomberg.
Philippe Cohen
Il semble qu’il faut distinguer la part des investissements dans les bons à long terme, qui témoignent d’une certaine confiance en la pérennité de l’économie américaine, et les produits à plus court terme vers lesquels on observe un basculement.
J’ai lu dans plusieurs journaux financiers que la Banque centrale de Chine investissait de plus en plus dans les matières premières (il y a un stockage de matières premières absolument considérable en Chine depuis la crise) et d’autres produits financiers, ce qui pourrait expliquer le fait que le Japon devance de nouveau la Chine. Considérez-vous que ces évolutions soient marginales ?
Jean-Paul Tchang
Absolument.
En ce qui concerne la relance, en effet, 10% ou 15% du plan sont destinés aux dépenses sociales mais il faut remarquer que c’est la première fois que cette ampleur est atteinte. Lors de la crise de 1997 la part des dépenses sociales avait été négligée dans les mesures adoptées.
Luc Richard
Dès 2003, lors de la réorientation annoncée par Hu Jintao, on a commencé à parler des dépenses sociales.
Le plan de relance prévoyait 80 milliards pour la santé. Mais, au-delà de ces annonces, qu’est-ce qui est fait concrètement ? J’ai un peu travaillé sur ce sujet : on ne sait pas du tout comment ces 80 milliards vont être dépensés. En réalité, il ne se passe rien, il n’y pas de réelle volonté des dirigeants chinois de réorienter concrètement la dépense sociale.
Jean-Paul Tchang
Des doutes ont été lancés sur la véracité des chiffres chinois et la validité des statistiques.
Statisticien de profession, je sais que l’INSEE coopère avec la Chine depuis des années. Je me souviens que les mesures d’audience que la SOFRES effectuait pour les Chinois étaient réalisées très sérieusement. Une armée de 130 000 statisticiens chinois enquête dans tout le pays. Ils ont le même degré de fiabilité que nos statisticiens. Rien n’est jamais parfait, on ne peut jamais être à 100% sûr qu’il n’y ait pas, à un moment donné, un vice de production de chiffres, mais je ne ferai pas ce procès-là pour éviter le soupçon systématique.
Nous en saurons plus en découvrant les prévisions du budget 2010.
Le taux d’épargne ne descend pas, ce problème est parfaitement analysé, tant par vous que par tous les économistes chinois. Tout le monde est conscient qu’une bonne façon d’inciter les Chinois à dépenser serait de leur offrir une meilleure protection sociale. On n’en est qu’au début, ce n’est pas gagné mais je ne serai pas aussi négatif que vous en disant qu’il ne se passe rien. Je dis simplement qu’il faudra du temps avant que la dépense sociale devienne une contribution essentielle dans la formation du PIB chinois.
Il est vrai que ce sont les gros investissements visant les groupes étatiques qui ont contribué le plus à croissance du PIB en 2009.
Il y a aussi d’autres vices : De nombreux projets Région/État ont reçu de l’argent de l’État. Les régions ont présenté des projets et obtenu – grâce à leurs bureaux de lobbying à Pékin – la mise de fonds de l’État mais n’ont pas assuré le financement régional.
La crise n’est pas terminée. Les dirigeants chinois ne peuvent pas stopper le plan de stimulation, ils ne peuvent que modérément modifier leur politique monétaire et budgétaire généreuse. Aujourd’hui, c’est la capacité de changement structurel rapide de la Chine qui est en jeu. On peut avoir des doutes, j’ai des doutes là-dessus, les dirigeants chinois aussi. C’est probablement la raison pour laquelle ils veulent faire, en direction des Américains, le minimum de gestes qui les incitent à « repartir pour un tour » afin de prolonger un peu ce qu’on a appelé autrefois le cercle vertueux.
J’ai été surpris par la rapidité de leur réaction face à la crise, alors qu’il y a quelques années, je critiquais beaucoup les lenteurs du gouvernement chinois qui mettait des années avant de se mettre d’accord sur un texte de régulation. Cette fois-ci, j’ai l’impression qu’ils ont été beaucoup plus efficaces. C’est un signe de qualité des gens qui travaillent aujourd’hui dans l’appareil d’État chinois.
Quant à la définition du seuil de pauvreté, c’est celui qui est fixé par les Nations Unies : un dollar par jour.
L’émergence d’une classe moyenne en Chine est une évidence. En 1994, travaillant pour les mines d’or de Cogema, je sillonnais le Shandong deux fois par mois entre Qingdao et Yantai. Des années après, je suis repassé là-bas pour le compte d’EDF. Des petits villages étaient devenus des grandes villes. Shouguang, par exemple, qui existait à peine, est devenue une grande ville d’un million d’habitants (j’ai assisté au dixième anniversaire de la municipalité), disposant d’une grande université où des Indiens forment les ingénieurs informaticiens chinois. En 1994, tous les ouvriers qui travaillaient dans les mines d’or de Zhaoyuan venaient du Zhejiang où ils ne trouvaient pas de travail (aujourd’hui, le développement économique du Zhejiang est érigé en modèle). On les enfermait dans les galeries à l’heure du déjeuner de peur qu’ils ne volent les outils. Ils se sont sédentarisés. J’ai connu Pudong (terrains en friche en face de Shanghai) dans les années cinquante, soixante, soixante-dix et quatre vingt. C’est l’autre moitié de Shanghai aujourd’hui où se trouvent le quartier financier et la future Exposition Universelle. Le Grand Shanghai est passé de 14 millions à 40 millions d’habitants. En allant de Shanghai à Nankin, il est aujourd’hui impossible de savoir où s’arrête Shanghai et où commence Nankin, comme entre Tokyo et Kyoto. On ne peut nier ces évidences.
Thierry Le Roy
Ma question porte sur les instituts Confucius. À quoi servent-ils dans la perspective chinoise ? Peut-on dire que la nation chinoise veut exporter autre chose que ses produits ?
Jean-Paul Tchang
Sûrement. Je ne suis pas certain que ce soit une stratégie déjà érigée en philosophie conquérante. Mais il me paraît évident qu’ils veulent, comme toutes les grandes puissances, avoir leurs antennes pour diffuser leur culture. (On connaît l’Institut Goethe, Cervantès à Pékin…). Mais il y a sûrement plus d’étudiants chinois qui apprennent le français que de Français qui apprennent le chinois.
Marie-Françoise Bechtel
Il y a quelques années, il y avait, en nombre absolu, autant de Français qui apprenaient le chinois que de Chinois qui apprenaient le français.
Philippe Barret
Le taux de croissance est considérable mais, partant de rien, ça ne donne pas encore des résultats mirifiques. Il m’est arrivé, dans une des universités de Shanghai, d’avoir devant moi une centaine d’étudiants pour écouter un cours sur « le snobisme dans La recherche du temps perdu ». Cherchez l’équivalent en France pour la littérature chinoise !
Philippe Cohen
À ma connaissance, 16 000 étudiants français sont inscrits en cours de civilisation et de langue et 25 000 lycéens apprennent le chinois en France.
Jean-Paul Tchang
J’avais fondé un cours de chinois à Polytechnique, en 1972, dans le département du professeur Morazet ; nous n’avions que deux élèves ; la deuxième promotion en comptait cinq. Certains d’entre eux, depuis, ont travaillé à l’ambassade de France à Pékin ou en Chine.
Philippe Barret
Sur ce sujet, et en liaison avec la question de Thierry Le Roy, il faut savoir que les Chinois font un effort considérable pour l’enseignement du chinois à l’étranger en général. Ils ont d’ailleurs une administration dédiée à cet enseignement de la langue chinoise à l’étranger, indépendamment des instituts Confucius. S’ils envoient quelques professeurs en France et ailleurs en Europe, il y a un effort considérable, notamment dans toute l’Asie proche (Corée, Japon, Thaïlande) pour l’enseignement du chinois.
Jean-Paul Tchang
Il est vrai qu’ils mènent aujourd’hui une politique de présence culturelle active : CCTV (TV chinoise) en français, en anglais. (Quand verra-t-on « France 24 » en chinois ?)
Je ne décèle rien qui relève d’un machiavélisme particulier de la part d’un pays, dont la langue est une des langues officielles des Nations-Unies.
Jean-Paul Escande
Je voudrais revenir au problème de la protection sociale. La Chine est menacée par une courbe démographique qui sera extrêmement lourde dans les années à venir. Les régimes de retraite sont très minoritaires : je crois qu’environ 30% de la population bénéficie d’un régime de retraite. Comment vont-ils pouvoir gérer le vieillissement de la population, la baisse des solidarités, la nécessité de maintenir un minimum d’économie de subsistance pour tous ? (sans parler des millions de Chinois parcourant la Chine en quête de travail, qui ne sont même pas répertoriés)
Jean-Paul Tchang
Je suis totalement d’accord. C’est une énorme contrainte pour le gouvernement chinois. Je ne sais pas si le néoconfucianisme va ramener quelques solidarités familiales.
À ce propos, Max Weber explique dans son ouvrage Confucianisme et Taoisme que l’esprit confucianiste était peut-être l’un des handicaps pour le développement du capitalisme en Chine. Après un passage très intéressant sur la Chine et les mines d’argent du Pérou, Max Weber faisait remarquer que les dynasties chinoises n’avaient jamais réussi à unifier la monnaie dans le pays. C’est pourquoi je revenais tout à l’heure sur la réforme de 1979 destinée à assurer la circulation de l’argent en Chine.
Jean-Pierre Chevènement
À défaut d’un retour à Confucius, il pourrait y avoir la découverte de Léon Bourgeois (5), c’est-à-dire du solidarisme et, au-delà, de la sécurité sociale.
Alain Dejammet
Vous disiez que les Chinois allaient parfois chercher leurs modèles à l’extérieur. Mais, depuis quelques années, on entend répéter, hurler, dans les meetings, dans les rencontres, dans les conférences un mot en chinois – que je ne saurais prononcer – qui se traduit par « harmonie ». Je ne sais pas si c’est un simple slogan mais l’« harmonie » est actuellement le thème majeur, la grande valeur. Elle me paraît être la valeur asiatique que les Chinois veulent opposer à toutes nos histoires et à nos religions. Je suis persuadé que dans le florissant centre culturel chinois à Paris (construit en l’espace de quelques mois avenue de La Tour Maubourg), l’« harmonie » bat le tambour tous les jours.
Jean-Paul Tchang
Pour une fois, je dirai que je vois là un thème de propagande un peu inquiétant : « société harmonieuse », cet impératif qui veut que tout soit tendu vers la « petite prospérité » pour tous et la construction d’une société harmonieuse, permettrait le cas échéant toutes les dérives autoritaires (condamnant tout ce qui irait contre l’harmonie).
Marie-Françoise Bechtel
Mais n’est-ce pas, dans la rhétorique politique, l’équivalent de ce que nous appelons le « rassemblement » ? Il faut bien un thème fédérateur…
Lucien Bourgeois
Je crois que la Chine compte encore environ 300 millions d’actifs agricoles pour un peu plus de 100 millions d’hectares. Elle pourrait se passer au moins des deux tiers de cette main d’œuvre pour cultiver la terre. Pourtant, j’ai cru comprendre que, malgré les 10% de croissance par an, il n’y a pas de création d’emplois – à cause de la productivité – pour occuper ces paysans qui seraient libérés par la terre.
Comment les dirigeants chinois abordent-ils le problème de l’emploi dans les campagnes ? Je suppose que « les hauts-fourneaux à la campagne » ne sont plus à la mode.
À quelle solution pensent-ils pour occuper les gens et leur permettre de dépasser le seuil de pauvreté ?
Jean-Paul Tchang
La politique officielle mise en œuvre aujourd’hui est la diminution de la distance entre les villes et les campagnes par l’urbanisation progressive pour réduire la population active des zones proprement rurales. C’est le discours officiel. La situation est variable suivant les provinces et les régions. C’est parfois déjà une réalité, dans certains coins où il y a déjà très peu de paysans, ailleurs tout est à faire. C’est le projet officiel mais je ne sais pas s’il est réaliste et exempt de facteurs d’instabilité.
Julien Landfried
Deux questions sur la finance :
A-t-on assisté ces dernières années en Chine, comme en Europe ou aux États-Unis, à une hypertrophie de la finance ? Que pouvez-vous nous dire sur la sociologie du monde de la finance chinoise ?
Que pensent les dirigeants chinois de la finance anglo-saxonne ? Est-ce qu’on parle, par exemple de Goldman Sachs ? Y a-t-il une réaction « nationaliste » ? Cherchent-ils à s’en préserver ?
Jean-Paul Tchang
Jusqu’à la crise, les Chinois ont été fascinés par le mythe des banques d’affaires américaines. Ils ont souscrit aux convertibles Lehman Brothers quelques mois avant la chute de Lehman. Ils ont longtemps travaillé dans tous les IPO avec Goldman Sachs, Morgan Stanley, Merill Lynch, ING, et toutes les grandes banques occidentales.
Ils ont commencé leur réforme bancaire dans les quatre grandes banques, ABC (Agricultural Bank of China), BOC (Bank of China), CCB (China Construction Bank Corporation), ICBC (Industrial and Commercial Bank of China), en 1985, progressivement, pour en faire des banques commerciales qu’ils ont dotées ensuite de 30 milliards chacune, avant leur IPO à Hongkong. En ce domaine, leurs maîtres étaient les Américains, les banques américaines. Ils avaient leurs propres investments trusts qui jouaient le rôle de banquiers d’affaires.
Aujourd’hui, après la crise, on trouve deux banques chinoises parmi les dix premières du classement des grandes banques par la taille d’actifs. Et les seuls titres, les seules actions de banque qui aient progressé pendant la crise sont les banques chinoises. La prise de conscience est brutale : Paulson, qui leur avait recommandé d’acheter des Fannie Mae et Freddie Mac, est déconsidéré. Les financiers chinois sont sur un pied d’égalité avec leurs homologues américains. De plus, ils sont soupçonneux. Ils se demandent si la nouvelle régulation américaine n’est pas une astuce pour limiter la croissance des banques chinoises.
Nous allons sans doute voir naître des conflits. Les banques américaines n’ont plus aussi bonne presse. De nombreux livres sur la crise sont sortis en Chine qui reprennent l’histoire monétaire américaine jusqu’au XIXe siècle et sont très critiques sur Wall Street (on y trouve aussi, hélas, les traditionnels propos antisémites). La finance américaine est aujourd’hui très contestée.
Cependant, le développement de la finance chinoise n’a pas atteint le degré d’hypertrophie qu’on a connu en Occident, ce qui explique le peu d’impact de la crise financière sur la finance chinoise au cours de cette crise et encore moins en 1997. Sur le plan sociologique, l’immense majorité des employés des banques et des institutions financières sont des salariés urbains membres ou candidats de la classe moyenne. Les dirigeants et les cadres supérieurs des banques sont très bien rémunérés par rapport au reste de la population et souvent issus de la nomenclature communiste. On y compte de nombreux diplômés des universités étrangères rentrés au pays.
Jean-Pierre Chevènement
Si vous le permettez, j’aimerais vous faire part de quelques réflexions très modestes, puisque nous sommes dans une phase de recherche sur l’insertion de la Chine, ce grand pays à la civilisation millénaire, dans l’économie du capitalisme financier mondialisé. Il y a moins d’un mois, nous nous interrogions sur l’existence d’un G2 (6).
On peut dire qu’on voit apparaître – mais seulement apparaître – une bipolarité nouvelle et relativement inattendue qui surprend – me semble-t-il – les Chinois eux-mêmes. C’est que la montée de la Chine, au début du XXIe siècle, est impressionnante : Elle a dépassé l’Allemagne du point de vue des exportations, elle va bientôt rejoindre le Japon en termes de PNB et, au rythme suivi depuis les années quatre-vingt, on voit le moment où le PNB chinois, dans environ deux décennies, rejoindra le PNB américain.
Cette montée en puissance de la Chine provoque des tensions, c’est inévitable. Toutefois, il faut souligner le fait que le développement de la Chine est parfaitement légitime. Il est normal que la Chine aspire à faire accéder à une « moyenne aisance » les quelque 700 millions de Chinois (je ne dispose pas des éléments qui me permettraient d’être précis sur ce point) qui, aujourd’hui, vivent en dessous du seuil de pauvreté.
Lors d’un voyage à Pékin, Jean-Yves Autexier, Sami Naïr et moi-même avions rencontré des responsables du Parti communiste chinois à qui nous avions fait valoir que les délocalisations nous posaient un problème à nous, vieux pays industrialisé, et qu’il serait souhaitable que le développement de la Chine se poursuivît dans des conditions acceptables pour nos pays qui, certes, avaient eu le tort de vouloir dominer la Chine au XIXe siècle, mais qui avaient quand même inventé la machine à vapeur…
Nous étions arrivés à la conclusion que, comme l’Allemagne à la fin du XIXe siècle, la Chine avait intérêt à la paix. On sait que l’Allemagne de Guillaume II n’avait pas eu une conduite très prudente : après avoir rompu ses relations financières avec la Russie en 1890, elle avait conduit une politique qui l’avait amenée, en 1914, à déclarer la guerre à la fois à la Russie et à la France et à envahir la Belgique, ce qui était une provocation pour l’Angleterre. Tout cela n’était pas très raisonnable, alors que si on avait suivi le trend du développement économique qui prévalait à l’époque, l’Allemagne, par la paix, dominerait aujourd’hui l’Europe. Ce qui valait pour l’Allemagne vaut aussi aujourd’hui pour la Chine. Il lui faut gérer prudemment sa montée en puissance, par ailleurs parfaitement normale.
J’envisagerai, pour les prévenir bien entendu, les risques de cette bipolarité naissante sur trois plans, économique, géopolitique et politico-culturel.
Sur le plan économique, cette bipolarité est-elle « soutenable » (comme on dit dans le jargon contemporain) ?
Lors de notre dernier colloque, Monsieur Brunet, ancien chef stratégiste à HSBC, nous a donné quelques chiffres : Le taux de change est de 6 yuans pour un dollar (source FMI) alors qu’il devrait être de 3,60 ou 3,80 (selon le FMI et Monsieur Brunet). Il a cité aussi des écarts de salaires (à mon avis excessifs) de 1 à 80. Mais quand bien même ne seraient-ils que de 1 à 10 ou de 1 à 20, cela resterait considérable.
Les vieux pays industrialisés sont confrontés à une machine à produire à très bas coût, dont la part d’exportations représente à peu près la moitié du PIB. C’est le modèle des Tigres asiatiques, qui restait « soutenable » tant qu’il se limitait à Taiwan, Singapour et même, dans une certaine mesure, au Japon. La part des salaires ne représente que 40% dans le PIB chinois (en France c’est 65%).
Ces chiffres illustrent un modèle de développement par l’exportation difficilement soutenable par les anciens pays industriels. Car derrière l’exode des Mingong (ouvriers-paysans) qui affluent dans les villes chinoises, victimes de la misère sociale dans les campagnes (dont les problèmes ont été évoqués par Monsieur Bourgeois), c’est toute une « armée industrielle de réserve », comme avait dit Marx, qui est disponible pour une production à bas coût. Comment concevoir un modèle de développement qui « harmonise » ces intérêts contradictoires ? Par le développement de la demande intérieure ?
Je pourrais évoquer beaucoup d’autres problèmes : la concurrence sur le marché des matières premières, les transferts de technologies et le code de conduite imposé aux grandes entreprises occidentales implantées en Chine (qui s’en plaignent sans trop vouloir le manifester parce que c’est la condition de leur accès au marché chinois).
Je pourrais encore évoquer les déficits commerciaux américain et européen. Le déficit commercial européen est au moins aussi considérable que le déficit américain, ce qui n’apparaît pas parce qu’on ne globalise pas.
Tout cela fait beaucoup de problèmes à traiter. Alors que se profile la tentation protectionniste, le problème du taux de change du yuan ouvre une zone d’incertitude. Je ne suis pas inquiet par nature mais je pense qu’il faut être vigilant et regarder comment tout cela peut s’ « harmoniser » au sein des prochaines conférences internationales.
Sur le plan géopolitique, il est évident que le XXIe siècle sera dominé par la Chine (en pleine phase ascensionnelle) et les États-Unis (en dépit de leur déclin relatif).
Dans le domaine militaire nucléaire, le Pentagone est très attentif à ce qui se passe en Chine. En effet, la Chine est devenue un de leurs paramètres de décision essentiels avec la Russie qui reste leur interlocuteur principal en raison des stocks d’armes nucléaires dont elle dispose. Les États-Unis sont très vigilants quant à la montée en puissance de l’arsenal chinois. La Chine est en effet, avec l’Inde et le Pakistan, l’un des seuls pays qui, aujourd’hui, développent leur arsenal nucléaire, – encore modeste il est vrai – par rapport à ceux des États-Unis et de la Russie.
Le régime de la Corée du Nord est très largement dans les mains de la Chine. Si la Chine coupait ses livraisons de carburant, tout s’arrêterait en Corée du Nord. Je ne veux pas exagérer le problème de prolifération que pourraient poser les engins construits par les Nord-Coréens, qui ne sont sans doute pas encore opérationnels, mais c’est assez préoccupant en raison du caractère imprévisible des dirigeants de ce pays.
Je passe sur Taiwan, c’est un problème qui se résoudra de lui-même.
La Birmanie, sur la route vers le Golfe persique, s’inscrit dans la polémique provoquée par la fameuse affaire du « collier de perles » (7).
Je pourrais poursuivre par le Pakistan, l’Iran – on ne peut pas dire que la Chine, pour l’instant, manifeste beaucoup d’ardeur pour imprimer une nouvelle orientation à la politique de l’Iran en matière de prolifération nucléaire – et aller jusqu’au Soudan…
Le problème principal concerne la relation entre l’Inde et la Chine. D’un point de vue stratégique, les Indiens sont très inquiets du fait que les Chinois n’ont pas encore reconnu la frontière (la ligne Mac Mahon (8)). La Chine revendique l’Arunachal Pradesh, occupe certains glaciers du côté de l’Ah Sai-Sin près du Karakorum, soutient le Pakistan. Je n’ose aborder qu’avec beaucoup de précautions ces problèmes entre deux très grands pays, héritiers d’histoires millénaires, eux-mêmes très prudents dans leurs relations. Ils échangent des visites officielles à très haut niveau ; le langage est calme mais on peut percevoir une tension sous-jacente. La solution aux problèmes afghan et pakistanais ne peut passer que par un rapprochement de l’Inde et du Pakistan, qui n’est possible que dans le cadre d’une normalisation en profondeur entre l’Inde et la Chine. C’est très nécessaire et très souhaitable.
C’est compliqué mais tout le monde comprend bien qu’il y a là une intrication de problèmes considérables qui constituent l’arrière-plan de la relation entre les États-Unis et la Chine.
Sur le plan politico-culturel, la Chine est un régime de parti unique qui peut s’assouplir : on voit, par exemple, qu’il y a de plus en plus d’internautes chinois et la montée des classes moyennes aura forcément des conséquences. J’ai entendu dire que le Parti communiste chinois pourrait envisager des évolutions en prenant exemple sur la Russie, avec un grand parti majoritaire (sur le modèle de « Notre maison la Russie »). C’est une hypothèse. Et bien sûr il y a la fascination qu’exercent sur les vieux pays européens la civilisation chinoise millénaire et la Chine moderne en plein bouleversement.
La Fondation est dans une phase de recherches et je ne me hasarde qu’avec beaucoup de prudence à évoquer toutes ces questions. Mais il me semble qu’on doit se poser le problème de la bipolarité géopolitique qui émerge et montera au fil des prochaines décennies. De nombreux « géo-stratèges » et diplomates y réfléchissent aussi dans les think tanks. Nous-mêmes, en tant qu’honnêtes citoyens épris de paix et d’« harmonie », devons réfléchir pour voir comment on peut dominer ces immenses problèmes qui, s’ils ne l’étaient pas, nous entraîneraient vers des tensions encore aujourd’hui évitables car nous vivons dans un monde dont toutes les composantes sont intriquées, qu’on le déplore ou non.
Je pose donc toutes ces questions à Monsieur Tchang et à nos amis, réunis ici.
Que faut-il faire pour rendre cette bipolarité naissante soutenable dans la durée ? Quels gestes faut-il accomplir pour cela ? Peut-être l’inscrire dans une réelle multipolarité ? Ce serait l’intérêt de la Chine et de l’Europe.
Des gestes politiques sont nécessaires. Par exemple, une attitude plus participative de la Chine serait peut-être un élément de solution aux deux crises de prolifération, en Corée et en Iran. Ces problèmes ne peuvent pas attendre trop longtemps car l’imprévisibilité de la Corée du Nord déstabilise potentiellement toute l’Asie de l’est, notamment le Japon qui commence à se demander si le bouclier spatial américain auquel il participe, sera efficace. Les Japonais se sentent légitimement inquiets.
Quant au problème économique, j’ignore comment on pourra le résoudre.
Jean-Paul Tchang
Je commencerai par un regret : si nous avions fait des projections un peu plus réalistes sur ce qui allait se passer avec la Chine, probablement n’aurions-nous jamais abandonné notre sidérurgie. Ce n’est qu’un exemple pour constater que si on ne prend pas la donnée chinoise en compte, on risque de commettre des erreurs stratégiques irrattrapables.
Aujourd’hui, cette bipolarité économique, géopolitique et culturelle existe.
Il faut savoir ce que nous voulons, identifier nos intérêts, ce qui a toujours été notre problème. Si nous identifions clairement nos intérêts, nous saurons comment obtenir des Chinois ce que nous voulons.
Ce que vous dites sur le Pakistan, l’Inde, l’Afghanistan, l’Iran, est d’une actualité brûlante. Je rappelle que la Chine a, jusqu’à présent, voté les trois sanctions contre l’Iran. C’est la première fois qu’on s’interroge sur ce qu’elle va faire maintenant. Si nous voulons que les Chinois nous appuient sur le problème de l’Iran, il faut agir en ce sens. Or l’administration Obama ne met pas la diplomatie chinoise dans une situation facile. Malgré les intérêts commerciaux chinois en Iran, on peut trouver des terrains d’entente et convaincre les Chinois qu’ils ont plus à perdre qu’à gagner avec un Iran nucléarisé. On peut éventuellement convaincre l’Arabie séoudite et d’autres pays de garantir la fourniture de pétrole aux Chinois à la place de l’Iran. Pour le moment il n’y a rien d’irréversible et tout le champ est laissé à la diplomatie. Les maladresses des uns et des autres fournissent aux Chinois une monnaie d’échange diplomatique. Je ne suis pas trop pessimiste sur ce point.
Observons les intérêts de fond : si les trois millions de Tibétains ne constituent pas un problème essentiel, les musulmans chinois constituent un risque bien réel et un dérapage sur le problème Iran-Afghanistan pourrait avoir des conséquences touchant directement les intérêts nationaux Chinois. Sur ce plan, il n’y a pas de bipolarité absolue et un rapprochement est possible. D’ailleurs, quand le Président Obama est allé à Pékin, il a été question du soutien chinois souhaité par les Américains en Afghanistan, en raison de la position géographique de la Chine. Aujourd’hui encore, des radars chinois travaillent pour les Américains sur la frontière afghane et des informations sont échangées. La presse officielle chinoise a débattu (jusqu’à l’incident Google) de l’intérêt qu’aurait la Chine à envoyer des hommes rejoindre la coalition en Afghanistan sous forme de policiers ou d’instructeurs.
Tout cela pour vous dire que, sur le plan géopolitique, à moins que les Chinois aient le sentiment que quoi qu’ils fassent ils sont dans la ligne de mire d’une puissance ou d’un groupe de puissances, il y a aujourd’hui des terrains d’entente et l’évolution peut très bien ne pas être tragique.
Il en est de même dans le domaine commercial. Il y a des intérêts bien compris, des intérêts bien réels et un dialogue est forcément possible (on ne plaisante pas avec l’argent), y compris sur le problème de la monnaie chinoise. Dans un rapport semestriel, l’administration américaine liste nommément les pays qui manipulent leur monnaie. Or, depuis plusieurs années consécutives, la Chine est exclue de cette liste juste avant sa publication, ce qui lui épargne les conséquences protectionnistes que lui vaudrait cette inscription. Ceci montre qu’il y a des terrains d’entente sur les intérêts bien compris des banquiers et des gouvernements.
Reste le problème culturel. Là aussi, tout dépend de l’Occident. On peut d’emblée décréter que les Chinois sont agressifs, agresseurs, hégémonistes, qu’ils veulent nous envahir, nous dévorer, nous réduire à leurs valeurs. On peut aussi prendre une attitude, un ton plus justes et essayer de trouver des terrains d’échange, d’apprécier davantage leur position réelle, leurs préoccupations, avant de prendre une posture. Encore une fois, ils sont dans une phase de recherche stratégique devant la soudaineté de la situation nouvelle créée par la crise qui s’est déroulée en Occident. Ils ont été surpris de se retrouver face au risque d’un effondrement de l’économie chinoise fondée sur l’exportation. Ils ont fait ce qu’ils ont pu pour essayer de s’en sortir. Sur le plan culturel, ils ont été déroutés par les réactions occidentales au moment des jeux olympiques sur le problème du Tibet.
Ils sont donc dans une phase d’élaboration stratégique. Pour le moment, il n’y a rien d’irrémédiable ni de potentiellement trop dangereux. Les Américains et les Européens peuvent trouver les moyens de peser sur les Chinois et de créer avec eux un type de relations qui satisfasse les intérêts occidentaux.
Ce pays ne mérite ni tant d’indignité ni trop d’honneur. Il s’agit de l’aborder avec un ton juste, chose que, étrangement, on n’arrive pas à faire en France. Jamais nous ne sommes parvenus à parler de la Chine avec un ton juste. Pendant la révolution culturelle, les média étaient aveuglément prochinois. Aujourd’hui, la tendance lourde est à la critique systématique. Pourtant, compte tenu de l’importance de l’enjeu, il conviendrait de se calmer, de tenir compte des intérêts bien compris du pays et de prospecter toutes les possibilités, sachant que, encore une fois, l’objet de notre attention est lui-même dans une phase de remise en cause.
Philippe Cohen
En Occident, il n’y a pas d’intérêts ni de comportements homogènes. L’intérêt de Walmart n’est pas l’intérêt général des États-Unis. Pour qu’on puisse avoir une vraie position, il faudrait une homogénéité d’intérêts entre les grandes entreprises qui profitent de la croissance chinoise (Walmart, les banques) et les pays. Or, contrairement à la Chine, nous ne connaissons pas l’ « harmonie » mais des intérêts contradictoires.
Jean-Paul Tchang
Je pense que les intérêts nationaux existent. Les intérêts de la France existent.
Jean-Michel Quatrepoint
Le problème de fond c’est l’alliance de fait, presque contre nature, entre Wall Street, les multinationales, Walmart, la grande distribution et le Parti communiste chinois. Chacun y a trouvé son intérêt. Le problème, c’est que la crise vient de là. La crise n’est pas financière, elle vient des déséquilibres et de la destruction massive d’emplois en Occident et au Japon.
Jean-Pierre Chevènement
Nous organiserons prochainement un colloque sur les aspects industriels de la crise. Sur ce sujet, il y a déjà des thèses bien établies auxquelles Jean-Michel Quatrepoint fait allusion, la thèse de Jean-Luc Gréau, celle que lui-même a développée dans « La crise globale » (9). Mais ce n’est pas l’objet de la table ronde de ce soir.
L’heure est venue de nous séparer. Je veux remercier très chaleureusement Monsieur Tchang pour cet exposé passionnant. Il y a inévitablement des intérêts divergents, il y a des risques dont nous sommes conscients et il y a, je crois, la volonté de préserver nos relations et les intérêts communs de l’humanité. L’exposé de M. Tchang nous aide à poser le dialogue nécessaire et même indispensable sur des bases plus solides, fondées sur une meilleure connaissance de l’autre partenaire, sur la base du respect mutuel.
——–
1) Groupe mutualiste né de l’alliance des Fédérations de Crédit Mutuel de Bretagne, du Sud-Ouest et du Massif Central
2) French concession, film de Régis Debray dédié à Tchang Tchong-jen (sculpteur chinois décédé en octobre 1998 à Nogent-sur-Marne ; en 1934, il convainquit Hergé, alors qu’il entamait « Le Lotus Bleu » dans la même tonalité caricaturale que ses albums précédents, de se documenter afin de donner une représentation réaliste de la Chine. Tchang fut invité par le gouvernement français à s’installer en France. Il devint un sculpteur renommé en occident. On fit appel à lui pour réaliser le buste de François Mitterrand après sa réélection en 1988.)
3) Confusion avec le MRC (Mouvement républicain et citoyen) dont Jean-Pierre Chevènement est le président d’honneur.
4) Philippe Cohen et Luc Richard ont publié en 2005 « La Chine sera-t-elle notre cauchemar ? » Ed. Fayard/Mille et une nuits, et en mai 2010 un nouvel ouvrage sur l’expansion de la Chine : « Le Vampire du milieu. Comment la Chine nous dicte sa loi » (Mille et une Nuits)
5) Homme politique radical de la IIIème République (1851-1925), théoricien du solidarisme, Prix Nobel de la paix en 1920.
6) La France et l’Europe dans les tenailles du G2 ?, colloque organisé par la Fondation Res publica le 18 janvier 2010.
7) String of pearls : lieu commun répandu dans la géostratégie mondiale désignant la constitution par Pékin, des ports chinois jusqu’au détroit d’Ormuz et aux côtes orientales de l’Afrique, via les rives de l’Océan Indien, d’un réseau de bases navales et aériennes destinées à ponctuer et sécuriser les grandes lignes maritimes d’approvisionnement en hydrocarbures de la Chine.
8) Frontière établie en 1914 entre l’Inde britannique et le Tibet.
9) La Crise globale, ouvrage de Jean-Michel Quatrepoint, édité en 2008 chez Fayard/Mille et une nuits, coll. Essais.
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La conférence d’examen du TNP : bilan et perspectives. Désarmement, non prolifération et sécurité de la France
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Séminaire de la Fondation Res Publica tenu à la Maison de la Chimie le 14 juin 2010.
Avec :
Jean-Pierre Chevènement, ancien ministre, vice-président de la Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat et président de la Fondation Res Publica
Josselin de Rohan, président de la Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat
Michel Miraillet, directeur chargé des affaires stratégiques au ministère de la Défense
Martin Briens, sous-directeur du Désarmement et de la non-prolifération nucléaires, direction des Affaires stratégiques du ministère des Affaires étrangères
Entourés :
du Général Benoît Puga, chef d’état-major particulier du Président de la République,
de Bernard Sitt, fondateur et directeur du CESIM (Centre d’études de sécurité internationale et de maîtrise des armements), ancien directeur chargé des affaires de sécurité internationale au Commissariat à l’Énergie Atomique (CEA),
de Céline Jurgensen, sous-direction du Désarmement et de la non-prolifération nucléaires du ministère des Affaires étrangères
Jean-Pierre Chevènement
Je veux remercier les personnalités qui ont bien voulu répondre à notre invitation à échanger sur la sécurité de la France au regard de la récente conférence d’examen du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires.
Je remercie particulièrement Monsieur Josselin de Rohan, président de la Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat ; le Général Benoît Puga, chef d’état major particulier du Président de la République ; M. Miraillet, délégué chargé des affaires stratégiques au ministère de la défense ; M. Briens, sous-directeur de la non-prolifération au Ministère des Affaires étrangères ; M. Sallenave, administrateur du Sénat ; M. Sitt , Directeur du CESIM; Mme Jurgensen, de la Sous-direction du désarmement et de la non-prolifération nucléaires du M.A.E. Je ne peux pas vous citer toutes les personnalités qui nous ont fait le plaisir d’être parmi nous ce soir parce que la liste serait trop longue mais je tiens à vous remercier très sincèrement d’être venus pour cette table ronde ayant pour but de faire le point sur les résultats de la conférence d’examen du TNP.
Le Traité de non-prolifération signé en 1970, que la France a rejoint en 1992, en même temps que la Chine, donne lieu tous les cinq ans à une conférence d’examen qui rassemble les 190 États signataires. Seuls trois États ne sont pas Parties au TNP : Israël, l’Inde et le Pakistan. La Corée du Nord, quant à elle, s’est retirée du TNP depuis 2003. C’est un remarquable exemple d’universalité : rares sont les traités qui, sur des sujets aussi difficiles, rassemblent tous les États ou presque.
En 2005, à l’époque du Président Bush, la conférence d’examen s’était soldée par un échec. Les 116 pays non-alignés avaient manifesté leur mauvaise humeur par rapport à la lenteur des cinq pays dotés de l’arme nucléaire (les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU qui avaient réalisé des essais avant 1964) à remplir les obligations qui leur incombent au terme de l’article VI (1).
Pour bien comprendre le TNP, il faut savoir qu’il repose sur trois piliers.
Les deux premiers sont le désarmement et la non-prolifération. L’équilibre se fait naturellement entre les États dotés (EDAN) (2) et l’immense majorité des États, non dotés (ENDAN). A ces deux premiers piliers du TNP s’ajoute le troisième, non moins important : l’accès aux usages pacifiques de l’énergie nucléaire, particulièrement appropriée à lutter contre le réchauffement climatique, si on considère que celui-ci tient pour une large part à l’augmentation des gaz à effet de serre, ce qui semble probable. Quand bien même ne seraient-elles pas la seule cause du réchauffement, il conviendrait de contrôler ces émissions. Mais ce n’est pas l’objet de cette table ronde.
La récente conférence d’examen a été précédée par de très fortes attentes après le discours prononcé à Prague par le Président Obama (3), dont on a retenu qu’il se prononçait pour un monde sans armes nucléaires. Mais Barack Obama y déclarait : « Ce but ne pourra être atteint avant longtemps, sans doute pas de mon vivant », avant d’ajouter : « Ne vous méprenez pas : tant que ces armes
[nucléaires] existeront, nous conserverons un arsenal sûr et efficace pour dissuader tout adversaire, et garantir la défense de nos alliés ».
La lecture de la Nuclear Posture Review (4) – document habituellement produit par toute administration au début de son mandat (la précédente Nuclear Posture Review datait de 2001) – montre clairement que les États-Unis n’ont pas l’intention de laisser péricliter leur dissuasion même s’ils affirment vouloir réduire la place du nucléaire dans leur défense ; même si, à très long terme, ils conservent la perspective du désarmement nucléaire dont je rappelle qu’aux termes du TNP, elle va de pair avec le désarmement général et ne doit comporter un amoindrissement de la sécurité pour aucune des parties.
Après le discours de Prague en avril 2009, une conférence sur la sécurité des armes nucléaires s’est tenue au mois d’avril 2010 à Washington (5). Peu de temps auparavant, un nouveau traité de désarmement nucléaire (New START (6)) a été conclu entre les États-Unis et la Russie, qui abaisse très légèrement le plafond des armes stratégiques déployées par rapport au traité SORT (signé à Moscou en 2002 par M. Bush et M. Poutine). Cette réduction assez modeste est au demeurant étalée sur sept ans. Gardons à l’esprit que les États-Unis et la Russie disposent respectivement de 9400 et 13000 têtes nucléaires. Ce chiffre considérable représente pourtant une diminution spectaculaire par rapport au pic atteint pendant la Guerre froide. L’URSS disposait alors de 40 000 têtes et les États-Unis de 30 000 têtes. Nous étions en effet dans des schémas de seconde frappe, de destruction mutuelle assurée, entraînant l’accumulation gigantesque de ces arsenaux colossaux dont le bon sens commande de les réduire. Aussi bien, les armes nucléaires vieillissent et si on ne les entretient pas, si on ne renouvelle pas un certain nombre de dispositifs à l’intérieur des armes, elles deviennent peu à peu moins fiables et finissent par se périmer au bout d’une vingtaine d’années.
Avant le discours de Prague, il y avait eu le discours de Cherbourg (7) du Président Sarkozy qui émettait un certain nombre de propositions visant notamment à ratifier le traité d’interdiction complète des essais (le TICE) et à ouvrir des négociations sur un traité interdisant la production de matières fissiles à usage militaire. Un certain nombre de ces propositions ont d’ailleurs été reprises dans un mémorandum de l’Union européenne, sous présidence française. Sans doute ce mémorandum avait-il été adopté dans une assez grande précipitation car il s’en faut de beaucoup que tous nos partenaires européens soient sur la même ligne que nous – ce que Madame Jurgensen et Monsieur Briens, présents à New-York pendant cette conférence d’examen, pourront nous confirmer.
Je me contenterai de rappeler les principales données du problème.
La première réaction française au discours de Prague a pu donner le sentiment que nous défendions mordicus le nucléaire, ce qui n’est d’ailleurs pas entièrement faux dans la mesure où il est la clef de voûte de notre défense. Mais les choses ont évolué vers une approche plus constructive. Les textes adoptés par le Conseil de sécurité de l’ONU précisent qu’il s’agit de réunir « les conditions d’un monde sans armes nucléaires » (8), ce qui n’est pas tout à fait la même chose qu’« un monde sans armes nucléaires ». Nous avons donc précisé à quelles conditions nous pourrions aller vers ce « monde sans armes nucléaires » qui ne peut être qu’un monde assez lointain.
Psychologiquement, les tensions opposent moins les États dotés et non dotés que les États qui maîtrisent la technologie et ceux qui ne la maîtrisent pas. Les positions sont très diverses. Les Russes sont très attachés à conserver les armes nucléaires tactiques qui contrebalancent leur relative faiblesse conventionnelle. Les Chinois veulent continuer à développer un arsenal qui reste beaucoup moins important que celui des États-Unis et de la Russie. À eux tous, les États nucléaires disposent de quelques 1100 têtes (9) (à rapprocher des 13000 têtes russes et des 9400 têtes américaines !), selon des sources qui demanderaient à être vérifiées (rapport de la Commission bipartisane du Congrès – commission Perry-Schlesinger – sur la posture stratégique américaine de mai 2009).
Le resserrement des contrôles, en particulier ceux qui portent sur les transferts de technologies nucléaires (enrichissement, retraitement du plutonium), rend plus difficile l’accès à ces technologies, nourrissant naturellement une certaine mauvaise humeur. De même, l’accès au combustible n’est pas chose aisée et il serait souhaitable de promouvoir des formules multilatérales pour permettre l’accès au combustible nucléaire de pays qui ne peuvent pas en produire. J’ajoute que ceux qui en produisent devraient pouvoir justifier d’un programme électronucléaire crédible. Ce n’est pas le cas de l’Iran dont le seul programme électronucléaire consiste en une centrale que la Russie construit et doit alimenter elle-même en combustible d’origine russe.
À ces questions s’ajoute celle des « garanties négatives de sécurité » : les États dotés donnent des garanties de non-usage aux États non dotés qui adhèrent au TNP et sont en conformité avec lui. À l’égard des pays qui n’utiliseraient pas l’arme nucléaire mais seraient susceptibles d’utiliser des armes chimiques ou biologiques, les positions française et américaine sont plus nuancées. Nous nous réservons de réagir « si nos intérêts vitaux sont frappés ». Les États-Unis eux-mêmes ont nuancé leur formulation (« la riposte sera une riposte conventionnelle dévastatrice ») se réservant de procéder à un ajustement de leur doctrine dans l’hypothèse d’une attaque biologique, compte-tenu du caractère mouvant de ces techniques et de leur potentiel catastrophique.
Pour en finir avec les garanties négatives de sécurité, je dirai que les engagements qui ont été pris outrepassent sans doute ce que nous aurions souhaité, tout en restant acceptables compte tenu des crises actuelles de prolifération (Iran et République démocratique et populaire de Corée).
Quand on observe la politique américaine, on note une grande différence entre la posture déclaratoire : « un monde sans armes nucléaires » et la réalité de la position des États-Unis. Le Vice-président Biden s’est engagé à augmenter de cinq milliards de dollars sur sept ans la dotation du NNSA (National Nuclear Security Administration) – l’équivalent du Commissariat à l’énergie atomique – qui dispose de sept milliards de dollars de dotation annuelle. Dès cette année (le budget américain commence au mois d’avril), cette dotation a été accrue de 700 millions de dollars. On ne peut donc pas dire que les États-Unis aient diminué leur vigilance. Toutefois, ils se bornent à entretenir leur arsenal, à utiliser les armes en réserve pour remplacer les composants, garantissant la fiabilité des armes qu’ils déploient ou qu’ils considèrent comme actives. Ils se réservent aussi de fabriquer des armes en remplacement sous le contrôle du Congrès.
Vous connaissez la position française. Notre dissuasion est calibrée en fonction du principe de stricte suffisance. Nous avons moins de 300 têtes nucléaires, quatre sous-marins pour assurer la permanence à la mer et deux escadrons de Rafale et de Mirage 2000 porteurs du missile ASMP-A (Air Sol Moyenne Portée Amélioré). Il serait difficile de faire moins, sauf à se priver de la composante aérienne qui a sur la composante sous-marine l’avantage d’une plus grande précision. Notre posture est strictement défensive. Notre position est celle de l’indépendance : nous n’acceptons pas d’être comptabilisés parmi les forces de l’OTAN comme certains de nos alliés – notamment allemands – nous y pousseraient. En effet nous considérons que notre arsenal est stratégique et que, entre la Russie, les États-Unis, hyper puissances nucléaires, et un Moyen-Orient nucléarisé, nous devons maintenir pour notre compte un principe de dissuasion.
Notre position est donc claire et nous souhaitons que, au-delà du Traité New START, les États-Unis et la Russie aillent plus loin dans la voie des réductions d’armes nucléaires.
Je ne vous dirai que quelques mots sur le rapport (10) que j’ai produit, à la demande du Président de Rohan, pour le compte de la Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, sans vous infliger ce volumineux document (250 pages).
Il comporte d’abord un état des lieux. J’ai évoqué les arsenaux des deux superpuissances. Deux des trois autres États dotés réduisent le calibre de leur dissuasion : la Grande-Bretagne, qui vient de rendre public le nombre de ses armes (225) et la France (moins de 300). La Chine développe son arsenal (environ 400 armes nucléaires). Mais, raisonnant en fonction de ses relations avec les États-Unis ou avec la Russie, elle tient à ménager des capacités de seconde frappe (on revient au schéma du monde bipolaire). La Chine a enterré à grande profondeur un petit nombre de missiles intercontinentaux. Elle construit des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins et dispose d’une base sous-marine située tout à fait au sud, dans l’Île de Hainan.
Le TNP suscite des jugements contrastés.
Certains le décrivent comme un traité décrédibilisé qui ne jouerait plus son rôle. Le résultat de la conférence d’examen devrait nous amener à contredire cette appréciation. De plus, on observe sur la longue durée que le TNP a considérablement ralenti la prolifération. Le Président Kennedy évaluait à vingt-cinq ou trente le nombre des États qui posséderaient l’arme nucléaire en l’an 2000. En 2010, au-delà des cinq États dotés en 1968, au moment de l’élaboration du traité, seuls trois autres États se sont dotés de l’arme nucléaire : l’Inde, le Pakistan et Israël. La Corée du Nord dispose quant à elle de quelques engins nucléaires qui ne deviendront des armes que s’ils peuvent être miniaturisés et mis sur un vecteur (il est vrai qu’à bord d’un bateau, ils peuvent être dangereux). On ne compte donc aujourd’hui dans le monde que huit États dotés de l’arme nucléaire (neuf si on inclut la Corée du Nord).
Le TNP a l’immense avantage de garantir à tous les pays qui en sont membres que leurs voisins non dotés ne deviendront pas des États nucléaires. Cela pose notamment le problème de l’équilibre stratégique dans la région du Golfe.
Sans doute le TNP comporte-t-il des insuffisances, notamment du point de vue du contrôle de son effectivité. Un modèle de Protocole additionnel aux accords de garanties généralisées de l’AIEA a été adopté en 1997. Ce protocole permet des inspections inopinées et l’installation de caméras (déjà prévue par les clauses de garantie). Mais il comporte des dispositions beaucoup plus intrusives qui font que certains grands pays émergents refusent de le signer.
Le rapport pointe la possibilité d’aller vers une zone de basse pression nucléaire, d’abord par la poursuite des négociations entre la Russie et les États-Unis, mais aussi par un système de plafonnement, en qualité (par la suspension des essais nucléaires nécessaires pour la mise au point de nouvelles armes) et en quantité (par l’interdiction de produire des matières fissiles à usage militaire).
La ratification du Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICE ou, en anglais, CTBT Comprehensive Test Ban Treaty) et l’ouverture de la négociation du traité interdisant la production de matières fissiles à usage militaire enclencheraient un mécanisme qui assurerait le plafonnement – et, à terme, la réduction – des arsenaux actuellement existants et empêcherait la prolifération.
C’est le sens de la proposition que j’avance. Elle développe et explicite celle qu’avait formulée le Président de la République dans son discours de Cherbourg.
Le troisième point du rapport concerne la relance de la promotion des usages pacifiques de l’atome.
Ce troisième pilier légitime le TNP. Nous devons encourager le développement responsable de l’énergie nucléaire. C’est la position de la France qui a organisé un sommet à cet effet en mars 2010.
La recherche devra porter sur la mise au point de réacteurs plus sûrs, produisant moins de déchets radioactifs à vie longue et plus économes en combustible. C’était déjà le but de l’EPR (European Pressurized Reactor). Ce sera plus encore celui du réacteur de quatrième génération quand il entrera en service (vers 2040).
Enfin, des mécanismes internationaux peuvent garantir l’accès au combustible. Les conditions d’exportation des technologies nucléaires peuvent être précisées. Le système de la « boîte noire » (11) est déjà mis en œuvre entre URENCO qui produit les centrifugeuses et AREVA qui les utilise. Je propose de lier l’exportation de certaines technologies à la « souscription » au protocole additionnel. Les pays non-alignés s’y sont refusés. Ce mécanisme permettrait pourtant de lier l’exportation des technologies et la non-prolifération. Ce qu’on n’a pas pu faire aujourd’hui sera peut-être fait lors d’une prochaine conférence d’examen. Le rendez-vous est fixé en 2015.
Je crois surtout qu’il faut inscrire le maintien de l’ordre nucléaire mondial (le TNP) dans la perspective d’une réduction des tensions et du traitement des problèmes politiques pendants : Israël/Palestine, Iran, Inde/Pakistan, Corée du Nord. Tous ces sujets mériteraient de longs développements mais il est évident que la réduction des tensions régionales affaiblirait les raisons invoquées par un certain nombre de pays pour se doter d’armes nucléaires.
Cet horizon n’est pas proche. Les rapports Inde/Pakistan sont difficiles depuis plus de cinquante ans. Cette situation complique les rapports entre l’Inde et la Chine (dont le Pakistan est l’allié). La Corée met en jeu les rapports du Japon et des États-Unis (dont le Japon dépend pour sa protection). Il pourrait être tenté de se doter d’armes nucléaires et en aurait la capacité mais la Chine ne le tolèrerait pas. Je ne parle pas du Moyen-Orient… Dans chaque partie du monde, des équilibres extrêmement fragiles exigent la plus grande vigilance.
Le TNP peut être consolidé par le rapprochement des Parties non signataires (Inde, Pakistan, Israël) du régime international de contrôle, le respect des protocoles de l’AIEA (notamment du protocole additionnel), l’encadrement du droit de retrait, la sanction des manquements et, naturellement, la lutte contre les phénomènes de prolifération quand ils sont le fait d’acteurs non étatiques (à plus forte raison s’il s’agit d’organisations terroristes).
Il ne faut pas négliger les risques de prolifération non nucléaires (chimiques, biologiques…) et le risque de déséquilibres conventionnels du fait, notamment, de la supériorité technologique américaine.
D’une certaine manière, l’arme nucléaire a maintenu un équilibre pacifique global dans le monde depuis soixante-cinq ans. Certains experts mettent l’accent sur le fait que le désarmement nucléaire pourrait rouvrir la voie à de nouvelles guerres conventionnelles dont, aujourd’hui, seuls les Américains ont vraiment les moyens : armes furtives, missiles intercontinentaux reconvertis à usage conventionnel (au lieu de têtes nucléaires, ils portent des têtes conventionnelles et peuvent frapper avec une certaine précision à 11000 kilomètres de distance, ce que nous ne saurions faire). J’attire l’attention sur cette asymétrie et j’incite à appliquer le doute méthodique et l’esprit critique absolument nécessaires à ces domaines peu connus, opaques et qui se prêtent souvent à une démagogie d’autant plus préoccupante qu’elle est le fait quelquefois de gens censés connaître ces problèmes.
Le dernier point concerne la garantie de la sécurité de la France.
J’ai déjà décrit notre posture. À mon sens, nous pouvions aborder sans complexes la conférence, ce que nous avons fait, je crois, avec succès. J’en rends hommage à nos négociateurs.
Le discours abolitionniste a ses limites mais il est intéressant parce qu’il comporte des objectifs de minimisation des arsenaux à l’horizon 2025. C’est, en particulier, l’objet d’un rapport dit Evans-Kawaguchi (12) (Eliminating Nuclear Threats – décembre 2009) qui prévoit la réduction à 1000 des arsenaux russe et américain (500 de chaque côté) et à 1000 l’ensemble des autres. L’objectif de l’échéance 2025, qui figurait à l’origine dans les textes déposés par les non-alignés, n’a pas été retenu. Peut-être l’Égypte espérait-elle, par cette concession, obtenir la création d’une zone dénucléarisée, exempte d’armes de destruction massive au Moyen-Orient.
Le lien est évident entre la prolifération balistique et les armes de destruction massive car les missiles n’ont de réel intérêt que s’ils portent dans leurs ogives des armes de destruction massive. D’autre part, la discussion porte sur la réduction des arsenaux entre la Russie et les États-Unis et la défense anti-missile (le « bouclier spatial») que les États-Unis veulent développer mais dont certaines incidences indisposent la partie russe, et probablement aussi la partie chinoise.
Enfin, se pose le problème des armes nucléaires tactiques en Europe. Les Russes disposent de 2000 à 3000 armes tactiques, l’OTAN en aligne environ 200. Un mémorandum, signé par la Belgique, les Pays-Bas, le Luxembourg, l’Allemagne et la Norvège, demandait le retrait d’Europe des armes nucléaires « tactiques » américaines. Mais les Américains s’y sont opposés au printemps 2010 lors d’une conférence des ministres de la Défense de l’OTAN à Tallinn, Madame Clinton faisant valoir que cela ne pouvait pas se négocier sans contrepartie.
Ces missiles ont-ils une grande valeur ? D’un point de vue politique sans doute, d’un point de vue militaire, c’est plus douteux. La lecture attentive de la Nuclear Posture Review révèle que les Américains se préparent à moderniser la bombe B61 et équipent d’ores-et-déjà l’avion JSF 35 pour un double usage, conventionnel et nucléaire. Par ailleurs, les Américains disposent d’avions B2 qu’ils modernisent également et de B52 qui pourraient être dotés de missiles de croisière à l’horizon 2020.
Monsieur Briens et Madame Jurgensen, présents à la conférence qui s’est tenue du 3 au 28 mai, pourront en parler beaucoup plus savamment que moi.
Je trouve remarquable que 190 pays aient réussi à se mettre d’accord sur un texte de 28 pages. Lors d’un voyage à Washington en avril dernier, Monsieur de Rohan et moi-même avions interrogé Mme Ellen Tauscher, négociatrice du traité New Start qui nous avait alors confié que la conférence déboucherait sans doute sur un document court et peu consistant.
Ce n’est pas le cas de ce texte qui comporte deux parties :
La première partie engage le président de la conférence d’examen, Mr Libran Cabactulan, par ailleurs ambassadeur philippin aux Émirats Arabes Unis.
La deuxième partie, consensuelle, comporte un certain nombre de rappels intéressants. Elle marque, selon le souhait de la France, une avancée sur les trois piliers : désarmement, non-prolifération, usage pacifique de l’énergie nucléaire. Une partie sur le Moyen-Orient y a été rajoutée.
Soixante actions sont prévues.
Les principes du désarmement s’appliquant aux États dotés constituent la transparence, l’irréversibilité et la vérifiabilité des mesures prises.
S’agissant du désarmement nucléaire, la Conférence encourage les États dotés à les réduire avant de les éliminer. Elle demande à la Russie et aux États-Unis d’aller plus loin que le traité New START, d’approfondir les discussions portant notamment sur les armes offensives (les armes nucléaires tactiques). Les États dotés se sont engagés à entamer un travail dont ils feront rapport à un comité préparatoire qui devrait se tenir en 2014 avant la conférence d’examen de 2015.
S’agissant des assurances de sécurité, les garanties déjà données sont renouvelées et les États dotés s’engagent à poursuivre les discussions pour aboutir, éventuellement, à un instrument contraignant. Une rencontre à haut niveau est prévue en septembre 2010.
S’agissant des tests nucléaires, tous les pays sont incités à ratifier le TICE. Ceci va poser un problème aux États-Unis : La ratification d’un traité international par le Sénat américain requiert les deux tiers des sénateurs (67). Or, l’administration Obama doit faire ratifier le traité New START avant le traité TICE et il n’est pas certain que tous les Républicains soient disposés à lui faciliter cette ratification. Selon l’admirable tradition démocratique américaine, des débats publics ont eu lieu dans la transparence, nourris par exemple par le rapport Perry-Schlesinger de mai 2009 et une synthèse de soixante-dix pages de la Nuclear Posture Review d’avril 2010. Dans l’attente de la ratification du TICE, la conférence d’examen incite à observer un moratoire. C’est d’ailleurs déjà le cas.
S’agissant de la négociation sur un traité d’interdiction de fabrication de matières fissiles, la conférence incite à l’ouverture d’une négociation, comme nous pouvions le souhaiter. Mais il n’y a pas de moratoire car la Chine s’y est opposée avec beaucoup de force, crois-je savoir. Enfin, tous les pays doivent déclarer leurs matières fissiles à usage non militaire pour assurer un meilleur contrôle. D’autres mesures de soutien au désarmement nucléaire ont été adoptées, notamment en matière de vérification.
Sur la non-prolifération nucléaire, la conférence incite à l’universalisation du TNP et à l’observation des clauses de garantie de l’AIEA. Les dix-huit États qui n’ont pas encore mis en vigueur les garanties de sécurité sont invités à à se mettre en conformité. Des dispositions sont prises pour résoudre les cas litigieux. Les États sont encouragés à ratifier le protocole additionnel. À ma connaissance, une bonne quinzaine de pays disposant d’une certaine activité nucléaire, ne l’ont pas encore fait. Il sera procédé à une évaluation régulière de l’application des clauses de sauvegarde.
Le soutien à l’AIEA est réaffirmé.
Des dispositions intéressent le contrôle des exportations et les transferts de technologie, qui doivent se faire en conformité avec certaines dispositions visant la sécurité et la sûreté des installations. La Conférence incite les États à appliquer la convention sur la protection physique des matériaux nucléaires, à respecter le code de conduite sur les sources radioactives, à renoncer aux trafics illicites et même à les condamner, à réprimer toute activité terroriste, bref, à renforcer les contrôles. De très nombreuses résolutions ont déjà été adoptées sur ces sujets, notamment la résolution 1540 (13).
C’est dans le cadre du troisième pilier, l’usage pacifique de l’énergie nucléaire, que l’AIEA se voit allouer 100 millions de dollars supplémentaires, au titre des contributions non-obligatoires.
Le texte comporte une clause de sauvegarde, une clause relative à la multilatéralisation du cycle du combustible ; d’autres concernent la notification des accidents, la réduction des stocks d’uranium hautement enrichi pour les pays qui l’utilisent à des fins non militaires (tels que les usages médicaux) et la prohibition, en cas de conflit, des attaques sur les sites nucléaires.
Enfin, une quatrième partie, concernant le Moyen-Orient, vise la création d’une zone exempte d’armes de destruction massive.
Une conférence est prévue en 2012. Se tiendra-t-elle ? Tous les États y sont invités, y compris Israël et l’Iran. Or Israël a déjà fait connaître qu’il ne participera pas à cette conférence car il considère que le problème ne se pose pas dans ces termes-là et que les vraies menaces sont ailleurs. Un facilitateur doit être désigné. Il sera bien nécessaire.
Il ne peut pas y avoir de zone exempte d’armes nucléaires au Moyen-Orient si on ne résout pas politiquement le problème palestinien, si on ne crée pas les conditions de la reconnaissance d’un État palestinien viable et si, d’autre part, Israël n’est pas reconnu dans ses frontières par les États de la Ligue arabe et par l’Iran.
Selon moi, la conférence a donné des résultats globalement satisfaisants du point de vue des intérêts de la France. Une approche réaliste et phasée a prévalu sur les trois piliers.
En matière de désarmement nous n’avons pas été contraints d’avancer une échéance. La priorité a été marquée par le désarmement des deux principales puissances disposant des plus larges arsenaux. Nous avons ratifié le TICE depuis très longtemps. La négociation du traité « Fissile Material Cut-off Treaty », dit « Cut off » (interdisant la production de matériaux fissiles à usage militaire) non discriminatoire, multilatéral, vérifiable internationalement, se heurte à l’opposition du Pakistan. La question se pose de savoir si nous n’avons pas les moyens de faire évoluer les positions du Pakistan sur cette question. Cela met en jeu les rapports entre l’Inde et le Pakistan d’une part et les rapports entre l’Inde et la Chine d’autre part.
En matière de non-prolifération, les dispositions adoptées nous donnent une satisfaction relative. On aurait pu aller beaucoup plus loin sur le protocole additionnel mais les pays non-alignés n’ont pas souhaité le rendre obligatoire. On se contente donc de l’encourager.
Mention n’est pas faite de l’Iran qui pose un problème évident de non-prolifération. Des sanctions frappant l’Iran ont été prises au Conseil de sécurité des Nations Unies avec l’accord de la Chine et de la Russie : embargo sur les armes, sauf le S300 (14), interdiction du programme balistique, inspection des cargos iraniens, resserrement de l’étau financier, élargissement de la liste des entreprises iraniennes avec lesquelles il est interdit de commercer. Ce premier train de sanctions, d’après ce que nous croyons savoir et pouvoir dire, précède un autre train de sanctions qui seraient prises dans un cadre plus réduit (États-Unis et Union européenne).
La Corée du Nord est appelée à honorer ses engagements, pris dans le cadre du groupe dit « des six », pour abandonner de manière totale et vérifiable ses armes nucléaires et ses programmes nucléaires existants, revenir au TNP et adhérer aux clauses de garantie. Cela dépend beaucoup de la Chine et des rapports entre la Chine et les États-Unis mais la Corée du Nord est un partenaire difficile.
Israël a manifesté son mécontentement. Le Président Obama lui-même a déclaré que le texte de la résolution lui paraissait pointer inutilement Israël et qu’il désapprouvait cette formulation. Toutefois, Mme Ellen Tauscher, qui dirigeait la délégation américaine, a déclaré : « Nous avons fait le maximum de ce que nous pouvions faire, compte-tenu des règles du jeu ».
S’agissant de l’usage pacifique de l’énergie nucléaire, beaucoup de choses restent à faire pour promouvoir les approches multilatérales du cycle du combustible. Enfin, le texte évoque un appel fait pour accélérer les discussions d’une manière non-discriminatoire et transparente, sous les auspices de l’AIEA ou de forums régionaux, pour trouver des solutions à ce problème. Les clauses relatives aux exportations devront se discuter dans le groupe des fournisseurs pour préciser les conditions dans lesquelles certains transferts seraient possibles.
Il s’agit donc, globalement, d’un assez bon document du point de vue français. Nous avons bien passé la ligne. Nous pouvions craindre d’être isolés, en tout cas pointés du doigt. Nous l’avons été par l’Irlande qui fait partie du groupe « New Agenda Coalition » (NAC) (15).
Pour les États-Unis le bilan est nuancé. Le résultat n’est pas tout à fait à la hauteur du discours de Prague où le Président Obama avait frappé très fort. Mais il s’agissait pour les États-Unis de créer un nouveau climat après l’administration Bush. De ce point de vue-là, l’objectif est atteint.
L’Iran s’en est plutôt bien tirée au niveau de la conférence d’examen mais elle se retrouve devant d’autres instances. Des pays comme la Turquie et le Brésil, qui l’ont soutenue un moment, la tiennent un peu en lisière. C’est une affaire qu’il faut surveiller de très près.
La Russie s’en est bien tirée. Le texte final, sans fixer de date pour l’élimination des armes nucléaires, l’encourage à poursuivre les discussions avec les États-Unis.
La Chine a ménagé ses intérêts, tout comme l’Inde et le Pakistan.
Le bilan devait donc tenir compte de la grande diversité des États et de la difficulté d’arriver à les mettre d’accord sur un document assez impressionnant.
J’ouvre maintenant la discussion en me tournant d’abord vers le président de la Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat pour le prier de nous faire part de son opinion sur ce sujet. Nous écouterons ensuite le Général Puga.
Fondation d’intérêt public, nous nous plaçons naturellement du point de vue des intérêts de la France et la discussion doit montrer une grande liberté d’esprit. Nous sommes là pour échanger des arguments aussi rationnels que possible. Choses très nécessaires sur ces matières.
Monsieur le Président, vous avez la parole.
Josselin de Rohan
Au moment de prendre la parole, je suis très embarrassé parce que vous avez tout dit !
Vous aurez tous compris que Jean-Pierre Chevènement a fait un rapport absolument remarquable et exhaustif, un document de référence, qui traite de tous les aspects du problème nucléaire. Pour réaliser ce travail qui lui a pris près de six mois, il s’est rendu dans de très nombreux pays, notamment à Washington. La Commission est très fière de son travail et c’est aujourd’hui pour moi l’occasion de lui dire notre reconnaissance.
J’ajouterai simplement qu’un débat a commencé à se nouer au sein de l’OTAN sur la défense antibalistique. Il est important que nous prenions position dans ce débat. Je ne crois pas que puissions, pratiquant la politique de l’autruche, repousser ce débat. Nous nous devons d’y faire face et d’avoir une réponse.
Ce débat a beaucoup d’implications. Les Américains, Reagan d’abord, Bush fils ensuite, ont dépensé énormément d’argent dans la « guerre des étoiles ». Pour Bush fils, c’était un moyen de surclasser définitivement tous les proliférateurs potentiels ou existants avec une arme dont il souhaitait qu’elle soit très efficace. Il était conscient que le très grand décalage entre ce que font les États-Unis et ce que les autres sont capables de faire, grâce aux sommes dépensées pour le recherche dans ce domaine, lui donnait une avance assez considérable.
Le problème vient du fait que Mr Rasmussen, secrétaire général de l’OTAN, considère que la défense antimissile balistique doit être une des priorités de son organisation et que nous devons nous associer à l’effort américain dans ce domaine.
Nous avons commencé assez justement à batailler pour que la définition du nouveau concept stratégique de l’OTAN n’élimine pas la dissuasion comme un des éléments de notre protection. Nous avons souhaité que la dissuasion reste un des éléments fondamentaux de notre défense. Je crois que ce point a été acté – et le rapport de Mme Albright le reconnaît (16) – au sein de l’OTAN.
Il reste que nous avons un défi à relever.
Il faut d’abord que nous sachions comment et dans quelles conditions financières nous pouvons nous associer à ce programme très onéreux. Selon Mr Rasmussen, il ne coûtera que 200 millions de dollars mais nous avons le sentiment que ce chiffre sera largement dépassé (il sera plus près de 800 millions que de 200 millions).
Les Français ont un double problème :
Celui de leur intégration dans ce système. Nos capacités dans l’industrie de l’armement doivent nous permettre de prendre efficacement notre part dans ces programmes.
Le problème du commandement. Quand nous aurons une défense antimissile efficace, il faudra savoir qui va « appuyer sur le bouton ». On ne peut pas se réunir à 27 en cas de menace immédiate. Quelle autorité sera capable de lancer les missiles dans l’exo-atmosphère ?
Nous sommes face à un problème sérieux auquel on ne peut répondre en bottant en touche. Les pouvoirs publics devront prendre position sur ces questions (quand, comment, dans quelles limites devons-nous nous associer à ce programme ?) pour que la France ne soit pas surclassée ou obligée de s’aligner automatiquement sur les États-Unis. En effet, on peut présumer que les Américains continueront à développer ce programme : ils n’ont pas dépensé autant d’argent depuis autant de temps pour renoncer à cette arme. Obama le fait de manière différente de Bush mais non moins certaine, poussé par des intérêts puissants.
C’est un des défis auxquels nous sommes confrontés. L’échéance sera le rendez-vous de Lisbonne lors de l’entérinement du nouveau concept stratégique de l’OTAN. Il faudra que nous ayons un discours et une position.
Jean-Pierre Chevènement
Merci, Monsieur le président.
C’est un sujet difficile. Lors de notre voyage à Washington, des conseillers proches du Président Obama nous ont parlé d’une fiabilité à 80% dans l’exo-atmosphérique (dans l’espace). Aujourd’hui, cette défense antimissile n’a de sens que par rapport à la prolifération balistique dans des pays situés quelque part entre le Moyen-Orient et la Mer d’Okhotsk. On ne peut pas la considérer comme une protection contre des frappes nucléaires provenant de puissances majeures qui la déborderaient aisément. Nous devons avoir à l’esprit le caractère aléatoire de cette défense. De plus, compte tenu des délais de réaction, il est évident que la décision ne peut être qu’américaine. L’aspect financier est important. Les Américains ont dépensé huit à dix milliards de dollars par an depuis 1984. On nous demande donc de financer un système de commandement.
Josselin de Rohan
C’est un peu plus que cela. Il faudrait que nous soyons associés à l’interception. Dans la connaissance et l’anticipation, nous avons notre mot à dire sur ce sujet. Comment y être associés sans avoir à nous engager dans des dépenses considérables ?
Gabriel Robin
J’ai été un peu étonné d’entendre de Monsieur de Rohan que la question se posait de savoir comment, quand, dans quelles conditions et à quel prix on se joindrait à un programme de défense antimissile de l’Europe.
Dois-je comprendre que la question de savoir si on s’y joindra est déjà tranchée ?
Si elle n’est pas tranchée, c’est la question préjudicielle, me semble-t-il. Il s’agit de savoir s’il y a une menace, en quoi elle consiste, d’où elle vient et si les missiles antimissiles sont la meilleure façon d’y parer. La dissuasion n’est-elle pas un moyen plus économique, y compris en termes politiques, de se protéger ?
Beaucoup de questions précèdent de loin celles de savoir comment, à quelles conditions, à quel prix on se joindra à l’affaire américaine.
Josselin de Rohan
C’est en tout cas pour nous une option, un complément à la dissuasion que nous ne pouvons absolument pas écarter.
On ne peut ignorer la réalité : un État comme l’Iran, dont on ne pensait pas qu’il soit capable d’avoir des missiles d’une portée supérieure à 2000 km, est aujourd’hui capable d’impacter le territoire français. Faut-il se contenter de la seule dissuasion ? Faut-il la compléter par un système qui permette d’intercepter ces missiles ?
Monsieur Miraillet a certainement des lumières sur ce sujet.
Michel Miraillet
Permettez-moi, Monsieur le président, quelques mots pour répondre à la question de M. l’ambassadeur Robin.
S’agissant de la menace. son évolution ne peut être passée sous silence. La menace potentielle existe véritablement. Elle s’est même accélérée de façon significative en l’espace de cinq ans. En matière de lancement et dans la propulsion (liquide comme solide), l’Iran a acquis un niveau de capacités tout à fait important. Ce pays est maintenant en mesure de s’attaquer à la conception de missiles de plus de 2500 km de portée. Un certain nombre d’indices, notamment le transfert par la Corée du Nord de missiles BM25 (17), montre que nous pouvons craindre la poursuite et le renforcement d’un arsenal iranien important dont on ne peut exclure l’exportation un jour ou l’autre vers des pays tiers. A titre d’exemple, certains missiles à propulsion solide à courte portée ont d’ores et déjà été transférés à la Syrie et au Hezbollah (M600 par exemple). On peut craindre en toute hypothèse qu’une réelle émulation entre les régimes nord-coréen et iranien stimule le développement des appareils balistiques de ces deux pays. Face à cette accélération insoupçonnée il y a encore quelques années, que devons-nous faire ? Prendre le parti du déni ou réfléchir aux moyens les plus pertinents pour prévenir la menace ?
L’objectif de la défense antimissile est donc double, selon Washington :
La protection du glacis nord-américain reste la priorité fondamentale, une bonne partie des dix milliards de dollars dépensés chaque année par le Gouvernement américain vise parallèlement à soutenir l’industrie américaine (Raytheon, Boeing, Kinetic). Mais la récente inflexion américaine, le débat en Europe, au Moyen-Orient, au Japon, vont également dans le sens de la création graduelle d’échelons intermédiaires de protection. Les Américains ont changé de portage. Ils sont passés de l’articulation prônée par l’administration Bush (radar bande X en République tchèque ; base de missiles GBI d’interception en Pologne) à une approche phasée. L’administration Obama est revenue de cette architecture pour des questions de coût mais aussi en partie sous la pression russe. De fait, Moscou craignait qu’avec le potentiel existant dans les îles Aléoutiennes ou en Grande-Bretagne, les Américains ne disposent dans un futur proche d’une capacité de surveillance de la totalité de leur espace extra-atmosphérique et de suivi de leurs essais balistiques.
Aujourd’hui, le système s’est en quelque sorte déconcentré pour répondre également aux menaces régionales tout en offrant un premier niveau de réponse : d’abord pour assurer aux Japonais et aux Sud-Coréens une défense antimissile contre la menace concrète des missiles nord-coréens. La même démonstration est menée actuellement au Moyen-Orient contre les missiles iraniens. La défense du théâtre européen et de l’OTAN est la troisième phase de cette articulation pour laquelle les Américains offrent la possibilité d’un package évolutif jusqu’en 2025 en quatre phases articulé autour du système AEGIS et des systèmes Thaad et SM3. L’idée est ici d’offrir une défense antimissile plutôt de type flak jacket destinée à offrir une protection limitée contre quelques missiles plutôt qu’une défense de type « parapluie » ayant vocation à interdire toute frappe balistique.
La dissuasion reste l’élément fondamental, central, de notre défense. Mais la menace de quelques missiles pose la question du seuil de franchissement du tabou nucléaire. L’élément d’incertitude doit certes demeurer mais serons-nous prêts à déclencher le feu nucléaire si trois missiles à tête conventionnelle tombent sur Aix-en-Provence ? En revanche, les opinions publiques ne manqueront pas d’interroger leurs gouvernants sur la question de savoir si tout a été fait pour prévenir une telle frappe. En ce sens, la défense anti-missile – telle qu’elle est envisagée actuellement, c’est-à-dire par le biais d’une extension aux territoires de la capacité envisagée par l’OTAN pour la protection de ses forces – doit être perçue non comme contradictoire avec la dissuasion mais, bien au contraire, comme un outil complémentaire.
Les Américains proposent une réponse relativement adaptée, graduelle, qui consiste à fournir – en théorie gracieusement – dans une première étape des missiles et un système Aegis naval, articulés autour d’un C2 (Commandement et Contrôle) qui serait financé en commun par l’Alliance atlantique.
Nous avons fait état de notre ouverture vis-à-vis de cette proposition, sous réserve de précisions sur son mode de mise en œuvre. À ce stade, notre accord porte sur l’extension du programme ALTBMD (Active Layered Theatre Ballistic Missile Defence) de l’Alliance qui vise à protéger les forces pour l’étendre à une couverture limitée des populations. La proposition américaine vise simplement à orchestrer au sein de l’OTAN un C2 dont les modalités de fonctionnement devront être précisément définies, à se mettre d’accord sur les terminaisons et à le financer en commun. Dans les phases 1 et 2, les Américains, je le rappelle, fournissent les intercepteurs. L’un des problèmes est que l’Alliance n’a financé que 130 millions d’euros sur un programme d’un peu plus de 800 millions d’euros. L’architecture C2 de la défense antimissile devra donc s’adapter.
Aucune décision définitive n’a encore été prise. Nous sommes dans un processus d’étude approfondie qui devrait déboucher à l’horizon du sommet de Lisbonne à l’automne prochain.
Nous avons réintégré l’Alliance, nous avons donc aussi un devoir de solidarité vis-à-vis de nos alliés. Des choix ont été faits. Il s’agit simplement pour nous d’avoir la vision la plus claire possible à la fois des calendriers et des conséquences en termes de C2 que ceci peut avoir pour notre propre industrie et pour les choix de décisions.
Jean-Pierre Chevènement
Je ne suis pas sûr que nous ayons vraiment le temps de nouer la discussion.
Après que M. l’ambassadeur Gutmann se sera exprimé, je souhaiterais que M. Briens et Mme Jurgensen, témoins de la conférence d’examen, nous livrent leurs impressions. Je ne voudrais pas donner le sentiment que nous parlons ex cathedra.
Francis Gutmann
Malgré les précisions de Michel Miraillet, j’irai dans le sens de Gabriel Robin, ce qui ne vous surprendra pas.
Je suis toujours surpris pas l’obsession iranienne. Ce n’est ni le lieu ni le moment de nous interroger sur notre politique iranienne et sur les impasses où elle nous conduira. Vous avez raison : l’Iran aura (mais à l’horizon de douze ou quinze ans) des missiles qui mettront notre territoire à sa portée. Mais je ne vois pas pourquoi l’Iran ne serait pas justiciable de la dissuasion comme tout autre pays. J’ajoute qu’une force antimissile n’aura pas plus d’effet que la dissuasion contre un certain type de menaces, terroristes, biologiques ou chimiques.
Donc le problème n’est pas celui-là.
Le problème se pose pour la majorité des pays européens qui n’ont pas la bombe. Ni les Anglais, ni les Français ne se serviront de la bombe pour défendre les autres pays (en dépit des espoirs qu’avait pu faire naître le discours au Bundestag (18)). Nous ne défendrons que nos intérêts vitaux et ces autres pays européens, sans défense antimissile, sont à découvert. Les Américains eux-mêmes ont un intérêt à cette barrière antimissile dans la mesure où cela les dispenserait de se servir pour l’Europe de leurs forces nucléaires (à supposer qu’ils aient jamais imaginé de le faire).
Cela ne veut donc pas dire qu’il ne faille rien faire mais soyons très prudents, car au-delà de ce débat sur la défense antimissile dans l’OTAN, c’est tout un ensemble industriel et stratégique qui risque d’être entraîné.
Jean-Pierre Chevènement
Merci, Monsieur l’ambassadeur. Je suggère que nous revenions au thème de la table ronde en donnant la parole à M. Briens et à Mme Jurgensen.
Martin Briens
Vous avez effectivement tout dit et je me contenterai d’évoquer en deux mots la façon dont la conférence d’examen s’est déroulée.
Elle m’a semblé être l’occasion d’un atterrissage ou d’un retour au réel. Après le discours de Prague en avril 2009, l’enthousiasme en faveur du désarmement nucléaire s’est largement déconnecté des réalités stratégiques. On a vu fleurir beaucoup de propositions, beaucoup de mouvements, des articles, toutes sortes d’appels au désarmement qui faisaient abstraction du monde réel, qu’il s’agisse des crises de prolifération ou de la réalité du désarmement lui-même. L’accord Nouveau START est venu montrer que le désarmement ne serait pas radical mais progressif.
Nous avons assisté aussi à un retour au monde réel à propos de l’effet du désarmement sur la non-prolifération. Une des hypothèses de l’administration Obama était que ses efforts de désarmement créeraient un nouveau contexte favorable à la non-prolifération. Mais les choses se sont présentées tout à fait différemment. Les États favorables au désarmement : les non-alignés et, plus encore, les Occidentaux qui veulent désarmer (ils sont nombreux dans l’Union européenne), voulaient surtout plus de désarmement et moins de contraintes de non-prolifération.
De ce point de vue, deux risques menaçaient cette conférence.
Le premier était que, comme en 2005, il ne se passe rien, ce qui eût été fâcheux : des pays comme l’Iran auraient pu tirer des prétextes d’un champ de ruines. Il était donc important de réaffirmer le soutien à un traité qui est avant tout un instrument de sécurité collective. Le jour où des pays commenceront à le quitter, la sécurité internationale sera gravement mise en cause.
Le deuxième risque était celui d’un résultat complètement déséquilibré, avec un texte qui ne porte que sur le désarmement, oubliant la non-prolifération et le nucléaire civil. De ce point de vue-là, le résultat est plutôt satisfaisant car il aboutit à des décisions réalistes, plutôt concrètes – ce que nous souhaitions – et équilibrées dans les trois domaines.
La conférence d’examen s’est déroulée en trois temps :
Au début, les discours, chacun présentant ses positions.
Ensuite, la préparation de la négociation, chacun envoyant ses amendements, un peu comme dans la préparation d’artillerie.
Enfin, la vraie négociation qui a duré une semaine.
À côté de la négociation officielle, en plénière, la vraie négociation, officieuse, rassemblait un groupe de quinze États, où l’on retrouvait les cinq puissances nucléaires, membres permanents du conseil de sécurité, des pays occidentaux partisans du désarmement, comme la Norvège, l’Allemagne ou le Japon et des pays non-alignés, comme le Brésil, l’Afrique du sud, l’Iran, Cuba, le Mexique. Ce groupe, avec une présidence norvégienne plutôt utile et constructive, a négocié pendant deux jours et deux nuits les trois plans d’action, dans une dynamique assez intéressante. Dans ce cadre un peu privé, un peu confidentiel, on a vu des puissances nucléaires agir en tant que telles, acceptant de progresser dans le domaine du désarmement mais de façon raisonnable, sans démagogie. Les NAM (Non-Aligned Movement) étaient au départ assez radicaux. Mais le président des non-alignés était cette année l’Égypte qui avait un intérêt particulier dans cette conférence d’examen : obtenir un résultat sur le Proche-Orient. Au début de la négociation, l’Iran et l’Égypte jouaient dans le même sens. Mais dès que l’Égypte a senti qu’un résultat sur le Proche-Orient était à sa portée, elle a lâché l’Iran qui s’est retrouvée isolée sur des positions radicales. L’Iran qui avait intérêt à l’échec de la conférence, a tout fait pour retarder les réunions. Le dernier jour, il s’est passé un phénomène intéressant. La veille, les États-Unis se trouvaient confrontés au choix de mentionner ou non Israël dans le document final. Pour assurer le succès de la conférence, et compte tenu des bons résultats dans les autres domaines, Washington a finalement accepté cette mention d’Israël. Mais l’Iran avait anticipé l’inverse, pensant que les États-Unis refuseraient et porteraient la responsabilité de l’échec ! Et on a vu le vendredi matin une délégation iranienne désemparée, dans l’incapacité de remplir sa mission (faire échouer la conférence), qui demandait frénétiquement des instructions à Téhéran.
Comme vous le disiez tout à l’heure, il faut saluer le fait que 189 États ont voulu – et obtenu – un résultat de substance !
Certes, on aurait pu aller plus loin dans bien des domaines :
Dans le désarmement, on n’a pas obtenu le moratoire sur la production de matières fissiles.
Sur la non-prolifération, le langage sur le protocole additionnel est un peu limité. Il n’y a pas de mention directe de l’Iran (mais il était présent dans la salle).
S’il ne va pas aussi loin qu’on l’aurait souhaité, le document final est clairement une réaffirmation de la confiance dans le régime de non-prolifération à un moment où celui-ci est menacé dans les faits par les crises nucléaires iranienne et nord-coréenne.
Je voudrais revenir brièvement sur la question la plus sensible, celle du Proche-Orient. Sur ce sujet, l’Égypte et les pays arabes avaient fait monter les enchères avant la conférence. Et, finalement, il y a un résultat : une conférence se tiendra en 2012 qui portera sur l’ensemble de la problématique, non seulement sur la dénucléarisation du Proche-Orient mais sur toutes les armes de destruction massive (les armes chimiques, biologiques et les missiles) et sur les questions de sécurité. Si tous les pays de la région y participent – ce qui n’est pas certain – ce sera une opportunité pour commencer à avancer sur certains de ces sujets, sachant que tous les sujets politiques qui ont été évoqués sont une sorte de surplomb énorme sur ce dossier. De ce point de vue, les pays de la région devaient faire un choix entre ce projet de conférence et la mention d’Israël (qui condamnait à l’avance cette conférence). Dans le document final, Israël est nommé et la conférence annoncée. Mais la réaction initiale d’Israël montre qu’il ne va pas être facile de mettre en place cette conférence en 2012.
En conclusion, il était assez intéressant d’observer cette dynamique. Vous avez évoqué tout à l’heure le traité Cut off et la conférence du désarmement bloquée par le Pakistan. Nous retrouvons, là encore, le monde réel. Ce pays a des préoccupations de sécurité et doit développer son arsenal face à l’Inde. Si les efforts de désarmement, le traité Nouveau START, représentent un progrès, ils ne vont pas aussi loin que certains en rêvaient. On pourrait parler de la modernisation de l’arsenal américain. On pourrait citer l’attitude chinoise qui, derrière des discours très allants, a bloqué beaucoup de choses (vous avez parlé du moratoire sur les matières fissiles).
Au-delà des discours, au-delà des incantations, on a vu réapparaître des faits, des réalités. On peut toutefois nuancer le bilan sur le thème du lien avec le désarmement plus général, avec le contexte stratégique. Dans un environnement diplomatique où les acteurs sont très focalisés sur les sujets nucléaires, des sujets comme la défense antimissile, les déséquilibres conventionnels, les conflits, la stabilité stratégique, ne sont pas vraiment abordés. C’était pour nous un enjeu, un message que nous nous sommes efforcés de faire passer, en axant nos discours sur les faits, sur les actes et sur la prise en compte du contexte stratégique. D’ici la nouvelle conférence d’examen en 2015, nous devrons travailler, avec nos partenaires européens, pour remettre en perspective le débat nucléaire qui a tendance à être un peu déconnecté du contexte stratégique.
Jean-Pierre Chevènement
Merci, Monsieur le directeur.
Vous avez tout à fait raison de dire que les enjeux stratégiques ne sont pas pris en compte dans le cours de la négociation. Il faut qu’ils le soient avant.
Je signale que mon rapport (19) a été adopté à la quasi unanimité de la Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées (seul le sénateur communiste présent a refusé de prendre part au vote parce qu’il ne savait pas très bien quelle position il devait prendre). Le consensus sur la dissuasion française est un élément très important de sa crédibilité. Si elle était contestée dans l’opinion publique et si, par hypothèse, l’opposition actuelle y était hostile, la dissuasion française serait considérablement fragilisée. Certains de mes amis et moi avions, en 1978, réussi à sortir la gauche et le Parti socialiste (auquel nous appartenions alors) d’une opposition absolument systématique à l’arme nucléaire en lui faisant accepter le principe de la dissuasion. Il est important de maintenir ce consensus. Il est absolument basique. Je suis persuadé qu’il ne résisterait pas à l’intégration de la dissuasion française au comité des plans nucléaires de l’OTAN. Si nous étions pris dans cette mécanique, par réaction et par entraînement, l’opposition qui se manifeste sur ces sujets se manifesterait aussi sur les questions nucléaires.
Je donne la parole au Général Puga.
Général Benoît Puga
Je voudrais d’abord signaler que je n’ai aucun mot à retirer de l’exposé très clair que vous avez fait en préambule pas plus que des propos que le Président de Rohan a pu avoir ensuite sur la DAMB (défense anti-missiles Balistiques), avant de faire deux remarques en complément de ce que vient de dire Martin Briens.
Il était important de rappeler les éléments supplémentaires qu’il vient d’évoquer et d’insister sur la nécessité, dans cette stratégie de sécurité collective, de parvenir à un accord et en particulier d’empêcher l’Iran d’obtenir l’échec de cette conférence, qu’elle souhaitait. En ceci, c’est déjà un succès.
Le souci du Président de la République est de maintenir une forte pression sur la non-prolifération (c’est d’ailleurs le titre de ce traité) et de garder en permanence un équilibre entre un vœu pieux, un idéal qui vise au désarmement (dans un monde merveilleux où les conflits et les différends pourraient être réglés par d’autres moyens) tout en restant confrontés au réel, collés à la réalité. C’est précisément l’objectif de la non-prolifération. On voit bien aujourd’hui que les difficultés que l’on rencontre avec l’Iran sont liées à cette prolifération, avec le risque de contagion qu’elle comporte.
Ceci fait tout naturellement le lien avec la DAMB. Les intervenants ont parlé de prudence. Tout en rappelant, comme l’a fait le Président de la République, le principe incontestable de la protection et de la défense à assurer aux citoyens français et européens, il faut analyser prudemment la menace. Les éléments donnés par Michel Miraillet complètent ceux que vous avez apportés. On peut discuter sur le calendrier que suivra l’Iran pour se doter de missiles ou des charges que ces missiles transporteront mais la réalité s’impose, ce pays est en train de proliférer, il dispose de moyens susceptibles de nous atteindre et nous ne pouvons pas rester assis à attendre.
Cette prudence doit aussi nous inciter à éviter une marginalisation de la dissuasion. Le Président de la République a rappelé que la dissuasion est le fondement de notre défense et que la DAMB doit être vue comme un éventuel moyen complémentaire propre à éviter les tentatives de « débordements » de la dissuasion. En conséquence, comme l’a rappelé tout à l’heure le sénateur de Rohan, notre approche consiste, dans le cadre du principe de défense des pays européens, à analyser la menace à laquelle nous pouvons être confrontés, puis à déterminer les moyens propres à y parer (parmi lesquels figure la défense antimissile) et les modalités de notre participation au projet américain. Comme vous l’avez souligné, certains pays européens qui n’ont pas nos moyens sont particulièrement heureux d’accepter un système qui, sans leur coûter un sou, leur permet d’assurer à leur population une protection qu’ils souhaitent totale, même si, comme l’a rappelé Michel Miraillet, ce n’est pas tout à fait le cas pour l’instant.
Nous avons fait le choix de nous inscrire dans cette logique en apportant notre brique à l’édifice. Quel que soit le système qui sera adopté, il nécessitera un processus de commandement qui permette une mise en œuvre rapide. Nous avons déjà accepté de participer à la réflexion sur ce sujet et d’y mettre de l’argent selon un financement commun.
Il faut toutefois éviter de se précipiter dans une course à l’échalote, une course aux étoiles, qui ponctionnerait les finances publiques de l’Union européenne au moment même où nous sommes confrontés à une grave crise à la fois financière, budgétaire et économique.
En résumé, notre approche consiste à avancer prudemment, rentrer en discussion avec l’ensemble de nos partenaires de l’OTAN et faire l’analyse complète de la situation (examen de la menace, définition des moyens pour y faire face et mise en œuvre cohérente, phasée, sur le terrain). C’est l’objet de la discussion que nous avons engagée avec nos partenaires américains. En même temps, dans le cadre du concept stratégique, nous devons veiller à conserver l’équilibre entre la dissuasion et les autres moyens – tels les moyens conventionnels – qui concourent à la défense de notre pays.
Alain Dejammet
Vous qui avez suivi de près le déroulement de la conférence, pouvez-vous préciser le rôle qu’a pu jouer la concertation au sein de l’Union européenne dans la définition des positions françaises et dans la négociation à New York ? Comment Madame Ashton a-t-elle organisé cette concertation? Sur un sujet aussi important, les gens peuvent imaginer qu’une réflexion européenne intervienne à un moment ou à un autre. J’aimerais que vous apportiez des précisions sur la façon dont cette réflexion a pu se faire avec le groupe de négociation des quinze.
Ma deuxième question vise à enrichir le contenu du compte-rendu de ce colloque au bénéfice des lecteurs désirant se faire une opinion sur ces sujets. L’un d’entre vous pourrait-il nous rappeler très exactement les termes des garanties négatives et positives de sécurité données par la France ou de façon plus collective, comme ce fut le cas en 1995 à l’occasion de résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies, par les puissances nucléaires ?
Martin Briens
Plutôt que de l’influence de la concertation européenne sur la France, il faudrait parler de l’influence de la France sur la concertation européenne. Tout a commencé par le plan de Cherbourg, transformé en plan européen sous présidence française de l’Union européenne. Puis on a voulu équilibrer ce plan d’action en matière de désarmement en promouvant l’idée d’un plan d’action dans les trois domaines. L’Union européenne a donc proposé, dans le cadre du TNP, ces trois plans d’action, assez inspirés par les contributions que nous avions faites. En fait, sur le fond, nous avons assez largement inspiré les positions européennes. Comme avant les conférences d’examen précédentes, l’Union européenne a adopté une position commune, donc un document juridiquement contraignant définissant ses priorités qui consistent en ces trois plans d’action : dans le domaine du nucléaire civil, le développement responsable de l’énergie nucléaire ; dans le domaine du désarmement, un désarmement concret et réaliste ; dans le domaine de la prolifération, une réponse ferme aux crises de prolifération et un soutien à l’AIEA, toutes choses assez comparables aux positions françaises.
Nous avons été servis cette année par une très bonne présidence espagnole, extrêmement utile. Toutefois, sur le désarmement, l’Union européenne est traversée par des lignes de fracture assez fortes. Certains pays (l’Irlande, déjà mentionnée, ou la Suède) ont des positions qui les rapprochent des non-alignés tandis que deux États sont dotés de l’arme nucléaire. Il en est de même sur le nucléaire civil : quand l’Autriche milite contre l’énergie nucléaire, il est difficile d’avoir une position très allante sur l’énergie nucléaire dans l’Union européenne. Malgré cela, nous avons obtenu une solide position commune européenne, dont les plans d’action ont pu être défendus par l’Union européenne jusqu’à la fin de la conférence d’examen grâce à la présidence espagnole. Cela a été très utile : par exemple, dans les négociations finales, deux acteurs, le Japon et l’Union européenne, ont fortement pesé (sans obtenir gain de cause, certes) en faveur du moratoire sur la production de matière fissile auquel la Chine s’opposait. C’était assez intéressant parce que l’Union européenne, qui avait une voix sur certains domaines précis, comme le protocole additionnel de soutien à l’AIEA, était en pointe. Ce fut plutôt une bonne surprise, en dépit de l’attitude parfois complètement antieuropéenne de certains partenaires.
Jean-Pierre Chevènement
Comment l’Allemagne s’est-elle comportée ?
Martin Briens
Le sujet de préoccupation de l’Allemagne était la question des armes américaines en Europe. Lors du débat sur ce sujet à la conférence d’examen, les pays non-alignés avaient voulu mettre en cause le stationnement des armes en-dehors du territoire d’origine. Et quand l’Allemagne (signataire du mémorandum demandant le retrait d’Europe des armes nucléaires « tactiques » américaines) est montée à la tribune pour s’opposer à cette interdiction du déploiement des armes en dehors du territoire d’origine, elle s’est retrouvée en quelque sorte à fronts renversés, à devoir défendre le principe du stationnement des armes en dehors du territoire national !
Jean-Pierre Chevènement
Pourquoi les Allemands ont-ils défendu une position qui était contraire à celle qu’ils avaient exprimée ?
Martin Briens
C’est que l’Allemagne reste avant tout un membre de l’OTAN et un puissant allié des États-Unis. Mais, dans la concertation européenne, elle a joué complètement le jeu, contrairement à d’autres partenaires européens.
En ce qui concerne les garanties négatives de sécurité données en avril 1995, il y a eu cinq déclarations de cinq États dotés d’armes, dont certaines avaient été coordonnées (principalement celle du P3) en des termes très précis, ensuite endossés par la résolution 984 (20) du Conseil de sécurité des Nations Unies.
La France, quant à elle, s’engage à « ne pas utiliser l’arme nucléaire contre les États non dotés de l’arme nucléaire Parties au TNP ». Au-delà de cette formule, nous donnons des garanties positives de sécurité, nous engageant à défendre un État qui serait attaqué par un État nucléaire ou allié avec un État nucléaire. Un paragraphe important à la fin d’une déclaration appelle l’article 51 de la Charte des Nations Unies (21), donc le droit de légitime défense. On retrouve le même article dans les trois déclarations française, britannique et américaine. La déclaration britannique précise que les États devaient être « en situation de respect de leurs obligations de non-prolifération ». Nous n’avions pas donné cette indication d’emblée mais Alain Juppé, lors d’un discours au Sénat, a ajouté cet élément à la déclaration d’avril 1995.
Les dernières assurances négatives de sécurité données par les États-Unis sont donc, d’une certaine façon, très convergentes avec les nôtres. La seule différence étant que la dernière déclaration américaine ne fait pas référence au droit de légitime défense. La dernière déclaration réaffirme les assurances négatives de sécurité existantes. Il y a eu des demandes pour la négociation d’un instrument multilatéral juridiquement contraignant mais il serait très difficile de synthétiser ces assurances négatives de sécurité dans un traité car les cinq États dotés d’armes ont des doctrines différentes. Par exemple, les Chinois ont une doctrine de non-usage en premier qui leur est propre. Nous donnons d’ailleurs des assurances négatives de sécurité juridiquement contraignantes par le biais des zones exemptes d’armes nucléaires.
En réalité, nous donnons aujourd’hui des assurances négatives de sécurité juridiquement contraignantes, moyennant quelques réserves, à une centaine d’États. Le débat international sur ce point porte sur la question « Faut-il un traité ou non ? » sur laquelle il n’y a pas eu d’accord pendant la conférence d’examen. En fait, nous allons continuer à étendre ces assurances négatives de sécurité par le biais des protocoles aux zones exemptes d’armes nucléaires. Les Américains, eux, ont fait évoluer légèrement leurs assurances dans la NPR (Nuclear Posture Review).
Curieusement, le sujet des assurances positives de sécurité n’est jamais abordé.
Jean-Pierre Chevènement
Nous aimerions, Madame Jurgensen, entendre vos impressions.
Céline Jurgensen
Merci, Monsieur le président. Martin Briens, vous-même et le Président de Rohan avez déjà tout dit.
Peut-être puis-je donc mettre brièvement l’accent sur un enjeu particulier de ces négociations : celui de la communication. Sans doute était-il présent lors des précédentes conférences d’examen (auxquelles je n’ai pas assisté) mais, cette année, avec le développement d’internet, de Twitter et d’autres réseaux analogues, c’était un véritable enjeu pour les ONG et pour les délégations, surtout pour la France, compte-tenu de notre positionnement sur les trois piliers du TNP, en particulier sur le désarmement nucléaire. L’un des défis pour nous était de développer, suffisamment en amont, une politique de communication très offensive, avec la mise en place d’un site internet spécifiquement dédié aux questions de non-prolifération : France-TNP 2010 (22), avec des brochures, des articles, etc. Notre mission à New York est aussi beaucoup intervenue, notamment sur Twitter.
Ces aspects de communication continueront à prendre une importance toute particulière et nous devrons progresser dans ce domaine.
Sur le désarmement, comme vous l’aviez d’ailleurs recommandé dans votre rapport, nous avons voulu développer une politique offensive, sans complexe, défendant notre bilan mais aussi nos propositions concrètes. Même si, évidemment, nous n’avons pas pu obtenir tout ce que nous souhaitions, le document final de la conférence d’examen montre un intérêt plus marqué que lors des précédentes années pour les actions concrètes. C’est vrai pour le désarmement, mais aussi pour la non-prolifération et les usages pacifiques de l’énergie nucléaire. C’était un enjeu important à nos yeux, pour passer de la rhétorique au réel.
Je pense que nous devrons continuer à travailler en ce sens.
Jean-Pierre Chevènement
Merci, Madame.
Je ne voudrais pas que notre réunion s’achève sans que Monsieur Sitt nous ait fait part de ses impressions. Expert éminent, il m’a beaucoup aidé dans l’élaboration de mon rapport : je l’ai consulté, il a bien voulu consentir à se déplacer au Sénat, Monsieur Sallenave et moi-même l’avons entendu. Je sais que c’est une fine lame, pour lire avec attention le bulletin de l’Observatoire de la non-prolifération.
Bernard Sitt
Merci, Monsieur le président. Tout a été dit et bien dit sur le TNP et je ne sais pas quoi ajouter.
J’observe que certains experts s’étaient interrogés avant la conférence sur les critères de son succès. D’aucuns affirmaient : « Ce sera un succès s’il y a un document final ». « Ce n’est pas suffisant ! », objectaient les autres.
Mais je crois que nous pouvons a posteriori parler de succès, non seulement parce qu’il y a eu un document final mais parce que celui-ci a été adopté dans les conditions que nous connaissons. Le régime global de non-prolifération est relégitimé – il n’est pas encore renforcé, car pour le renforcer, il faut continuer à travailler – ; les lignes rouges de chacun ont été respectées ; la France a préservé ses positions, les autres puissances nucléaires aussi. Peut-être aurions-nous pu espérer obtenir un peu plus en matière de non-prolifération mais, manifestement, c’était difficile.
Je dirai également que nous devons entre autres, me semble-t-il, travailler sur le rôle de l’AIEA et celui du protocole additionnel dans la vérification des engagements de non-prolifération.
J’ai été un petit peu surpris par la charge des pays non-alignés, lors de la conférence d’examen, contre le protocole additionnel comme standard de vérification permettant d’assurer la transparence et de garantir le respect. Il y a là du travail à faire. Le Groupe des fournisseurs nucléaires, le Groupe de Londres (23), devrait s’attaquer sérieusement au problème. Afin de gérer convenablement les problèmes de diffusion de technologies nucléaires sensibles, il serait en effet souhaitable, comme beaucoup l’ont dit avant moi, que le protocole additionnel joue un rôle beaucoup plus important dans l’analyse des dossiers d’exportation qui passent sur la table du Groupe de Londres.
Michel Miraillet
Pour répondre à la question des assurances négatives de sécurité, je crois qu’il s’agit là vraiment des textes et Monsieur l’ambassadeur Dejammet les connaissait parfaitement lorsqu’il a posé sa question. Je crois qu’il n’y a pas un mot à ajouter à l’analyse politico-juridique que Martin Briens vient de faire. La seule évolution est la NPR américaine qui n’a pas été un sujet de discussion, à ma connaissance, pendant les débats.
Jean-Pierre Chevènement
Puisque la soirée touche à sa fin, je voudrais conclure sur deux points :
Nous constatons que l’ère nucléaire commencée en 1945 n’est pas près de se terminer, pour des raisons techniques qui tiennent à la lenteur de la désuétude des armes, à l’insuffisance des dispositifs de démantèlement et à la volonté d’un certain nombre de pays de conserver les armes nucléaires. Je pense par exemple à la Russie dont l’arsenal est dimensionnant pour celui des États-Unis.
Madame Jurgensen a rappelé qu’une conférence d’examen se prépare longtemps à l’avance. Nous devrions travailler au sein de l’Union européenne pour amener l’Allemagne à avoir une approche plus réaliste des questions de défense. L’Allemagne, soumise aux dispositions du Traité de Paris (renouvelé à Moscou) qui lui interdit l’utilisation d’armes de destruction massive (NBC), a une position de principe contre la dissuasion nucléaire. Or cette position de principe, si on devait la suivre, ferait de l’Europe un vide stratégique ou la réduirait à dépendre du seul bouclier antimissile américain pour sa défense. Curieusement, les Allemands refusent les avions à double clef, américaine et allemande, qui leur assureraient un minimum de protection, y compris vis-à-vis d’une prolifération balistique prévisible. La position allemande n’est pas vraiment rationnelle. Cela renvoie à des choses extrêmement profondes qui tiennent à la psychologie des peuples. Il me semble que nous devrions, par des discussions sérieuses, l’amener à revoir cette position de non-défense par rapport à ce que pourrait être un conflit moderne. L’intimité de notre lien avec l’Allemagne nous permet, donc nous impose, de lui parler aussi de cette question délicate.
Il est incontestable que cet élément de dissensus est fâcheux. Quand l’Union européenne se présente à l’ONU ou à la conférence d’examen, elle doit avoir une position cohérente. Comment serait-ce possible si on n’a pas limé les différences entre la France et l’Allemagne, si, pour être plus clair, on n’a pas amené les Allemands à évoluer ?
Selon Alain Peyrefitte, le Général de Gaulle aurait déclaré qu’une attaque contre l’Allemagne ou la Belgique serait considérée comme une attaque contre la France.
Merci à tous.
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1) Article VI Chacune des Parties au Traité s’engage à poursuivre de bonne foi des négociations sur des mesures efficaces relatives à la cessation de la course aux armements nucléaires à une date rapprochée et au désarmement nucléaire, et sur un traité de désarmement général et complet sous un contrôle international strict et efficace.
2) Les États Dotés de l’Arme Nucléaire sont les États-Unis, la Russie, le Royaume-Uni, la France et la Chine.
3) Le 6 avril 2009, face à une foule massée devant le château de Prague, Barack Obama a prononcé un important discours sur l’avenir des armes nucléaires au XXIe siècle.
4) La Nuclear Posture Review (NPR) a été dévoilée le mardi 6 avril 2010. La place de ce document dans la politique de défense des États-Unis est centrale puisque la NPR fixe la stratégie nucléaire américaine pour les cinq à dix ans à venir.
5) Les dirigeants d’une cinquantaine d’États et organisations internationales se sont rassemblés le 12 avril 2010 à Washington pour examiner les mesures qu’il convient de prendre pour assurer la sécurité des armes nucléaires vulnérables et des stocks de matières fissiles à usage non militaire.
6) Le traité New START a été signé à Prague le 8 avril 2010 par les États-Unis et la Russie. Ce traité de Prague remplace le traité START (Strategic Arms Reduction Treaty), entré en vigueur en 1994 et qui avait expiré le 5 décembre 2009.
7) Discours prononcé par le Président de la République à l’occasion de la présentation du SNLE « Le Terrible », à Cherbourg, le vendredi 21 Mars 2008.
8) Dans sa Résolution 1887 (2009), adoptée par le Conseil de sécurité à sa 6191e séance, le 24 septembre 2009
« Le Conseil de sécurité, Déterminé à œuvrer à un monde plus sûr pour tous et à créer les conditions pour un monde sans armes nucléaires, conformément aux objectifs énoncés dans le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires, d’une manière qui promeuve la stabilité internationale, et sur la base du principe d’une sécurité non diminuée pour tous,… »
9) Nombre estimé des armes nucléaires des autres États nucléaires :
Chine 400
France 300
Royaume-Uni < 200
Israël 100-200
Inde 50-60
Pakistan 60
Corée du Nord “quelques unes”, < 10
(source : Americas’Stratégic Posture – Final Report of the Congressional
Commission on the Strategic Posture of the United States – mai 2009)
10) Désarmement, non-prolifération nucléaires et sécurité de la France, rapport d’information de M. Jean-Pierre Chevènement, fait au nom de la Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat, n°332 (2009-2010) – 24 février 2010
11) Dans le jargon nucléaire, une « boîte noire » est une entrave à la diffusion des technologies nucléaires : pour des raisons de non-prolifération nucléaire, une société germano-anglo-néerlandaise, URENC0, qui, seule, connaît les procédés, vend « sur l’étagère » des centrifugeuses mais ne communique pas sa technologie. En fait, on morcelle, on segmente le savoir-faire. Entre ceux qui conçoivent, qui fabriquent et qui exploitent, les barrières doivent être imperméables : aucun d’eux ne doit maîtriser la chaîne de A à Z.
12) Une commission d’experts, la Commission internationale sur la non-prolifération et le désarmement nucléaires, présidée par M. Gareth Evans, ancien ministre australien des Affaires étrangères (1988-96) et par Mme Yoriko Kawaguchi, ancienne ministre des Affaires étrangères du Japon (2002-2004)], défend les thèses « abolitionnistes » en invoquant le principe de précaution contre la dissuasion.
13) Résolution 1540, adoptée par le Conseil de sécurité des Nations Unies à sa 4956e séance, le 28 avril 2004
14) S300 : système mobile de missiles sol-air destiné à protéger les sites stratégiques contre des bombardements massifs, portés au moyen d’avions de combat, de missiles de croisière, de missiles balistiques tactiques d’une portée de moins de 1 100 kilomètres et d’autres armes aériennes en situation de guerre électronique intense.
15) Le 9 juin 1998, huit puissances moyennes ont critiqué les États nucléarisés ainsi que l’Inde, Israël et le Pakistan pour leur attitude face à l’armement nucléaire. The New Agenda Coalition (NAC) était composée de l’Afrique du Sud, du Brésil, de l’Égypte, de l’Irlande, du Mexique, de la Nouvelle Zélande, de la Slovénie et de la Suisse. Toutefois, sous les pressions de l’OTAN, la Slovénie a dû se retirer du groupe des huit. Les huit ont proposé un agenda devant mener à l’élimination complète des armes nucléaires.
16) Rapport présenté le 17 mai 2010 par la présidente du groupe d’experts désigné par le secrétaire général, Anders Fogh Rasmussen, pour jeter les bases du nouveau concept stratégique de l’OTAN, a présenté son analyse et ses recommandations au Conseil de l’Atlantique Nord.
17) Le BM25, développé sur la base des R-27 de fabrication russe (dont le nom de code OTAN était SS-N-6), est un missile qui pouvaient être tirés depuis un sous-marin.
18) Discours de M. François Mitterrand, Président de la République, devant le Bundestag, à l’occasion du 20ème anniversaire du Traité de l’Elysée, sur la coopération franco-allemande, la sécurité européenne et la CEE, Bonn, le jeudi 20 janvier 1983.
19) Note de Jean-Pierre Chevènement : « Je tiens à mentionner l’apport inestimable de M. Sallenave à ces travaux. Je veux l’associer aux remerciements qu’a bien voulu m’apporter le Président de Rohan. »
20) Résolution 984 adoptée par le Conseil de sécurité à sa 3514e séance, le 11 avril 1995 « …Prend acte avec satisfaction des déclarations faites par chacun des États dotés de l’arme nucléaire (…), dans lesquelles ceux-ci ont donné aux États non dotés d’armes nucléaires qui sont parties au Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires des garanties de sécurité contre l’emploi de telles armes;… »
21) Dans le Chapitre VII : Action en cas de menace contre la paix, de rupture de la paix et d’acte d’agression
Article 51 : « Aucune disposition de la présente Charte ne porte atteinte au droit naturel de légitime défense, individuelle ou collective, dans le cas où un Membre des Nations Unies est l’objet d’une agression armée, jusqu’à ce que le Conseil de sécurité ait pris les mesures nécessaires pour maintenir la paix et la sécurité internationales. Les mesures prises par des Membres dans l’exercice de ce droit de légitime défense sont immédiatement portées à la connaissance du Conseil de sécurité et n’affectent en rien le pouvoir et le devoir qu’a le Conseil, en vertu de la présente Charte, d’agir à tout moment de la manière qu’il juge nécessaire pour maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales. »
22) www.francetnp2010.fr
23) Le Groupe de Fournisseurs Nucléaires (Nuclear Suppliers Group, NSG). Le Club de Londres, devenu en 1992 le Groupe des Fournisseurs Nucléaires, a été fondé en 1975, suite à l’essai nucléaire indien de mai 1974. Les directives, dites « directives de Londres » définissent une discipline commune et s’appliquent à tous les États non dotés de l’arme nucléaire, qu’ils soient partie ou non au TNP. La Chine est acceptée au sein du Groupe en mai 2004. Il compte 46 États membres.
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