Conclusion de Jean-Pierre Chevènement
Conclusion de Jean-Pierre Chevènement, président de la Fondation Res Publica, au colloque du 18 janvier 2010, La France et l’Europe dans les tenailles du G2 ?.
Je voudrais pour ma part introduire une vision d’histoire longue. La civilisation chinoise est millénaire et nous ignorions ce très grand pays jusqu’à une période relativement récente de l’histoire. Marco Polo nous l’a fait découvrir après y avoir fait un voyage de six mois. La Chine s’est beaucoup rapprochée et elle entend relever le défi que lui a jeté l’Occident à partir de la Guerre de l’opium (3). Cette considération historique doit rester présente à notre esprit.
Bien que n’étant pas l’immense spécialiste qu’est M. Domenach, je ne réduirai pas le nationalisme chinois à un nationalisme de fuyards. Contre l’avis des chauffeurs de taxis, je pense que c’est un nationalisme de grande puissance, une grande puissance qui se souvient d’avoir été humiliée, à travers la Guerre de l’opium, le sac du Palais d’été (4), l’invasion Japonaise, les Traités inégaux (5). Cela n’est pas vrai que de la Chine. Pour m’être rendu récemment en Inde et au Pakistan, j’ai ressenti ce nationalisme de grande puissance, le désir de ces très grands pays de reprendre le dessus. Nous sommes en présence de puissances considérables venues du fond de l’histoire et qui entendent reprendre leur place. Il faudra nous y habituer. Notre regard vis-à-vis de la Chine doit changer. Je ne vise pas M. Brunet, qui a parlé de problèmes bien précis et bien réels. Néanmoins, il me semble qu’il y a une rupture du regard occidental, à quoi s’essayent des gens comme François Jullien (6) et quelques autres.
J’évoquerai aussi la réalité du G2.
Malgré tout ce que vous venez de nous dire, M. Brunet, en 2009, les Chinois ont accru leurs réserves de 300 à 400 milliards de dollars, principalement en actifs américains. J’aurais tendance à penser, comme M. Mistral, qu’ils n’ont pas acheté de bons du Trésor français ou allemands. Ils ont acheté 400 tonnes d’or, ce qui n’est pas énorme. Ils ont judicieusement acheté des matières premières (qu’on ne peut pas stocker au-delà d’un certain point) car, après un certain tassement, le prix des matières premières s’envole à nouveau.
Je pense que le G2 existe toujours, malgré les coups de semonce tout à fait réels que vous avez recensés, notamment la suspicion jetée par le vice-président de la Banque centrale de Chine sur le dollar comme monnaie de réserve pour l’avenir. Il a évoqué un panier de monnaies, une sorte de DTS, mais, pour le moment, c’est toujours le dollar ! Comme l’observait M. Mistral, le dollar remonte même un peu par rapport à l’euro, bien que j’aie tendance à considérer que, même à 1.45, l’euro reste surévalué. Nous en venons au sujet, « l’euro dans les « pinces » du G2 », car nous sommes « coincés » entre des pays dont les coûts salariaux sont extrêmement faibles. Vous évoquiez un rapport de 1 à 80 mais ne serait-il que de 1 à 20, nous aurions du mal à le soutenir !
Coexister avec la Chine, oui, mais dans des conditions acceptables !
Le rythme des délocalisations qui frappent nos pays, et particulièrement la France, est-il acceptable ? En 1982, 6 millions de personnes étaient employées dans l’industrie, il y en a 3,5 millions aujourd’hui. Il ne s’agit pas seulement de la Chine, le problème des pays à bas coût salarial est beaucoup plus général.
S’y ajoute la concurrence du dollar, face à laquelle nous sommes complètement désarmés par les statuts de la Banque centrale européenne et sa vision monomaniaque de la lutte prioritaire contre l’inflation indépendamment de toute considération relative à la politique de change.
Donc, nous sommes « coincés » par les pinces du G2 car il y a des facteurs de solidarité objective entre les États-Unis et la Chine. Il y a le marché que représentent les États-Unis pour la Chine. Il y a les produits à bas coût pour Walmart et toutes les multinationales. Je voudrais introduire un facteur qui n’a été évoqué que par M. Brunet à propos de Walmart : Nos multinationales, qui ne disent rien des conditions dans lesquelles elles doivent travailler en Chine, soumises à des contrôles et à des exigences souvent léonins (transferts de technologies, domiciliation de la production en Chine), jouent objectivement le jeu de la désindustrialisation des États-Unis et de l’Europe. Elles ont des intérêts propres qui ne sont pas les intérêts de nos nations. Elles se sont affranchies dans une très large mesure de leur nationalité d’origine. La Fondation avait organisé un colloque : « Entreprises et territoires » (7) où nous avions conclu, peut-être un peu rapidement, que les entreprises gardaient une nationalité. Ce n’est vrai que jusqu’à un certain point et ce point se déplace. On peut se demander si le loup n’est pas dans la bergerie. Il faut sans doute mettre en accusation la Chine sur le taux de change qu’elle nous impose, mais ne devrions-nous pas nous tourner vers nos propres multinationales, leur demander comment elles programment leur développement alors qu’elles réalisent déjà la plus grande partie de leur chiffre d’affaires (et surtout de leurs profits) dans des pays à bas coût comme, notamment, la Chine ? Il faut savoir que ces entreprises rapatrient encore 70% de la valeur ajoutée, c’est-à-dire que les pays à bas coût se contentent de 30% de la valeur ajoutée et, par le biais des brevets, des marges commerciales, les firmes multinationales confisquent la valeur. Cette vue doit exister, sinon on ne sait pas exactement dans quel monde on vit.
J’en reviens au problème que nous pose la Chine. Les entreprises européennes et occidentales installées en Chine doivent accepter des transferts de technologies de plus en plus importants. La Chine s’appropriera toutes les technologies occidentales dans un délai maximum d’une ou deux décennies. Elle va aussi s’approprier les technologies japonaises, coréennes, parce que ces pays sont désormais intégrés dans son orbite. Nos propres entreprises multinationales sont obligées de réaliser des transferts de technologies, de construire des usines (EADS fait construire un moyen-courrier en Chine). Les Chinois donnent une priorité à la formation et à la recherche. Il n’y a aucune raison pour qu’ils n’arrivent pas à maîtriser toutes les technologies dont nous avons la disposition.
Comment cette montée en concurrence peut-elle se poursuivre ?
Le recours à la planche à billets ne suffira pas à résoudre les problèmes des États-Unis. Les Chinois vont continuer à réaliser des excédents commerciaux, le dollar va continuer à s’affaiblir. Il y a là, à plus long terme, une contradiction systémique. C’est pourquoi si, à court terme, j’ai tendance à croire à l’existence du G2, je ne me prononcerai pas sur le long terme. Peut-être avez-vous raison, M. Brunet, ce système n’est pas vraiment soutenable. La concurrence se manifeste déjà sur le marché des matières premières ; les Chinois ont pris des positions très importantes en Asie centrale, notamment au Kazakhstan, au Turkménistan, en Ouzbékistan, en Afrique, en Amérique latine mais ils ont échoué à prendre le contrôle de certains grands groupes occidentaux, comme, par exemple, Rio Tinto qui a préféré s’allier avec BHP Billiton (8). Il n’empêche que les Chinois ont d’ores et déjà de très grandes multinationales. Sur les 500 premières entreprises multinationales, à l’échelle mondiale, 37 sont chinoises, une quarantaine sont françaises ou allemandes. C’est encore raisonnable mais étant donné l’immense base que constitue le marché chinois (et son développement, avec un taux de croissance de 8% à 9% par an), il est évident que ces entreprises vont grandir. On peut se demander comment tout cela va se résoudre.
L’aspect militaire a été évoqué.
La Chine fait croître son budget de défense de 15% à 20% par an. Elle développe ses capacités dans le domaine de la balistique, elle a été capable de détruire un satellite, d’en mettre d’autres en orbite, elle est certainement capable de mettre au point des missiles d’une portée de 10 000 kilomètres. Actuellement on considère, à tort ou à raison, que la Chine dispose de 400 têtes nucléaires. C’est peu de choses par rapport à la Russie (13 000 en comptant les armes tactiques), aux États-Unis (9 000), à la France (près de 300). Non seulement la Chine développe des missiles sol/sol à combustible liquide ou solide et a édifié des installations souterraines pour les mettre à l’abri d’une frappe éventuelle mais elle va développer une nouvelle classe de sous-marins, dits de classe Jin, avec une base dans l’île de Hainan, pour donner à ses forces nucléaires une capacité de frappe en second.
On est donc revenu au schéma classique bien que la Chine se défende de vouloir concurrencer les États-Unis et la Russie – elle a d’ailleurs bien raison -. Elle vise probablement à dépasser la France et la Grande-Bretagne et cherche à se doter d’une capacité de seconde frappe. Je ne parle pas des lanceurs à moyenne portée pointés sur Taiwan mais il y a le risque de la riposte. Cet aspect militaire ne me paraît pas devoir être privilégié mais il faut savoir qu’il existe. Il y a des stratèges qui réfléchissent là-dessus. Vous-même, M. Mistral, nous avez rappelé que le Pentagone avait défini la Chine comme la principale menace stratégique à l’horizon des prochaines décennies.
Il faut penser en termes de bipolarité le siècle qui vient. Nous n’allons pas vers une multipolarité mais nous sommes passés d’une bipolarité à une autre, une bipolarité entre les États-Unis et la Chine qui peut revêtir une forme consensuelle – ce qu’on appelle le G2 – mais peut prendre une forme tout à fait différente.
Nous en venons à l’aspect monétaire. L’inconvénient du lien fixe entre le dollar et le yuan, c’est que l’accumulation des excédents entraîne une liquidité excessive de l’économie chinoise, d’où la formation de bulles.
Cela peut-il durer toujours, même du point de vue chinois ? Je me tourne vers M. Brunet : La Chine, à un certain moment, ne devra-t-elle pas aller vers une réévaluation du yuan, vers une certaine flexibilité de ses taux de change ?
C’est le problème du système monétaire international auquel nous avons consacré un colloque (9). Est-il possible d’imaginer un système international qui serait basé sur le dollar, l’euro, le yuan principalement ?
Il y a l’aspect régional. Le yuan peut devenir une zone monétaire qui entraînera dans son orbite le reste de l’Asie car la Chine est le cœur de l’Asie, au sens de pompe aspirante et refoulante.
Cela pose le problème de l’Europe d’une manière tout à fait nouvelle. La zone euro est mortifère pour nous, c’est un piège. Ou bien nous imposons un gouvernement économique à la zone euro (10) ou bien la zone euro risque d’éclater. Il faudra alors trouver une stratégie de sortie. Lors d’un de nos séminaires (11), M. Saint-Etienne, économiste du Conseil d’Analyse Économique, parlait, à tort ou à raison, de revenir à une forme de SME.
Mais surtout, l’Europe ne doit-elle pas s’élargir à un pays comme la Russie ? Puisque la Chine va englober l’Asie, ne devons-nous pas concevoir une très grande Europe, constituée des grandes nations, siège de la volonté politique sans laquelle on ne peut rien faire ? L’Europe pose la question de la volonté politique si nous voulons éviter d’être les spectateurs passifs de notre déclin.
En Asie, un pays entend se manifester par rapport à la Chine, c’est l’Inde. Depuis la guerre sino-indienne de 1962, l’Inde vit dans la hantise de la Chine, du Pakistan (armé par la Chine), de la dissuasion chinoise, elle a confectionné sa propre dissuasion tournée vers la Chine comme vers le Pakistan. Une question se profile à l’horizon : Quels seront les rapports entre la Chine et l’Inde ? Une évolution vers des rapports plus harmonieux favoriserait une réorientation démocratique et géoéconomique du Pakistan, nécessaire à tous égards, ne serait-ce que pour la solution du problème afghan. Mais ce n’est qu’une hypothèse et si nous devons peser dans ce sens pour arriver à reformuler les termes d’une coexistence pacifique à l’échelle mondiale, Asie incluse, on ne peut pas non plus exclure totalement un scénario d’affrontement entre les États-Unis et la Chine dans un délai que je ne peux prévoir.
L’intérêt de l’Europe serait de ne pas être entraînée, comme disait Charles de Gaulle, dans « des guerres qui ne seraient pas forcément les nôtres » mais, néanmoins, d’essayer de tirer notre épingle du jeu car, pour le moment, nous avons beaucoup de peine à nous faire entendre. Je vous rappelle le boycott du sommet sino-européen de Lyon, il y a quelques mois. Les Chinois ne nous manifestent pas une considération excessive.
S’il était vrai que la Chine avance aujourd’hui à visage découvert, ce qui a été dit par plusieurs intervenants, ce serait de sa part une erreur. J’avais eu l’occasion, lors d’un voyage en Chine de dire à mes hôtes que, naturellement, ils devaient se développer mais, ayant pour cela intérêt à la paix, ils avaient intérêt à prendre leur temps et à ne pas se montrer inutilement agressifs, comme l’avait fait l’Allemagne de Guillaume II avant 1914. Je pense que la Chine, de par sa puissance même, doit apprendre à composer avec le reste du monde et la forme d’esprit chinois, pour autant que je puisse en juger dans les rapports franco-chinois actuels, n’est pas tout à fait orientée dans cette direction, pour le moment du moins.
J’ai posé beaucoup de questions. À vrai dire, nous sommes devant une grande incertitude, une grande énigme.
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1) « Quand la Chine s’éveillera… le monde tremblera », Alain Peyrefitte, éd. Fayard, 1973
2) Attribuée à Napoléon, la « prophétie » d’où est tiré le titre de ce livre ne figure dans aucun de ses écrits. L’empereur l’aurait prononcée en 1816, après avoir lu la relation du Voyage en Chine et en Tartarie de Lord Macartney, premier ambassadeur du roi d’Angleterre en Chine; à moins que ce ne fût à l’occasion de la visite de Lord Amherst, successeur de Lord Macartney, qui, au retour de Pékin, avait fait escale à Sainte-Hélène.
3) Le 29 août 1842, la Chine ratifie le traité de Nankin qui prévoit la cession de Hong Kong aux Anglais et l’ouverture de cinq ports au commerce étranger. Ce traité met fin à la première Guerre de l’opium qui avait éclaté entre la Chine et la Grande-Bretagne deux ans plus tôt, lorsque le gouvernement chinois s’était emparé d’un stock d’opium britannique et l’avait détruit. Une guerre semblable reprendra en 1856 et renforcera encore la pénétration européenne en Chine.
4) Au mois d’octobre 1860, le Palais d’Été des empereurs de Chine est pillé, saccagé puis brûlé à l’issue d’une expédition militaire franco-anglaise.
5) On appelle « Traités inégaux » les traités ratifiés et imposés par les Occidentaux aux Chinois après les guerres de l’opium. Ce système de « traités inégaux » va dominer pendant près d’un siècle les relations internationales de la Chine. Durant cette période, la Chine va voir sa souveraineté dans l’administration, les finances et la justice politique, diminuée.
6) François Jullien, philosophe et sinologue français, auteur de nombreux ouvrages où il exploite, dans un dialogue philosophique, l’écart entre la pensée chinoise et la pensée européenne.
Le travail de François Jullien est réédité au Seuil en deux volumes dans la collection « Opus »:
• I. La Pensée chinoise dans le miroir de la philosophie, 2007
• II. La Philosophie inquiétée par la pensée chinoise, 2009
7) Entreprises et territoires, colloque organisé par la Fondation Res publica le lundi 25 septembre 2006.
8) Au début de décembre 2009, Les deux géants miniers anglo-australiens ont signé l’accord pour la création de leur coentreprise dans le minerai de fer en Australie. Ils attendent désormais l’aval des autorités de la concurrence australienne et européenne.
9) Quel système monétaire international pour un monde multipolaire ?, Colloque organisé par la Fondation Res publica le lundi 19 octobre 2009.
10) Quel gouvernement économique de la zone euro ?, Colloque organisé par la Fondation Res publica le lundi 18 février 2008
11) L’impact de la crise sur la stabilité de l’euro. Séminaire organisé par la Fondation Res publica le lundi 4 mai 2009.
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