Le Brésil, chef de file contesté du continent

Intervention d’Alain Rouquié, Ancien ambassadeur au Brésil et président de la Maison de l’Amérique latine, au colloque du 14 décembre 2009, L’Amérique latine en mouvement.

Je ne saurais rien refuser à mon ancien Secrétaire général.

Le Brésil, c’est l’histoire de la montée en puissance d’un pays du tiers-monde, d’un pays d’Amérique latine qui, aujourd’hui, est au nombre des grands émergents et qui, demain, d’après les prévisionnistes, pourrait figurer parmi les grands de ce monde. Des banquiers bien intentionnés l’ont placé avec la Chine, l’Inde et la Russie dans le BRIC.

Il est intéressant de comparer le Brésil d’aujourd’hui au Brésil de 1985, lors de la restauration de la démocratie.

Quelle était, en 1985, la réalité de ce pays qui sortait de vingt-et-un ans de régime militaire ?

Le régime militaire a connu des étapes, des périodes, des politiques diverses par rapport aux États-Unis, par rapport au tiers-monde, par rapport à l’Amérique latine, marquées, la plupart du temps par une orientation nationaliste.

Il y a eu l’époque du Brésil-puissance : dans les années 1970, avant le choc pétrolier, le Brésil se voyait déjà comme un des grands du monde périphérique. Mais en 1985, le Brésil est un pays isolé internationalement parce qu’il sort du régime militaire. Il a affronté une situation économique spectaculairement mauvaise, avec une inflation galopante (qui a atteint des milliers de % par mois !). La démocratie, extrêmement faible, est née dans des conditions qui ont semblé peu douloureuses car le régime militaire avait gardé des élections, un parlement et deux partis : le parti du pouvoir et le parti de l’opposition. La démocratisation s’est donc faite de manière insensible mais elle n’était pas très crédible, d’autant que le premier président (José Sarney) était le dernier président du parti des militaires, par suite du décès du président élu Tancredo Neves. La démocratie était donc suspecte et, pour comble de bonheur, ce pays était extrêmement endetté, très fermé et ses finances ne semblaient pas permettre un développement rapide et la montée en puissance qu’on a connue récemment.

Par la suite, la démocratie s’est consolidée, le plan Réal de 1994 a permis de juguler l’inflation et les politiques macroéconomiques mises en œuvre par Fernando Henrique Cardoso ont donné au Brésil la possibilité de se développer. Développement extrêmement lent d’ailleurs, avec une croissance assez faible. Pendant dix ou quinze ans, le Brésil n’a pas connu un développement « à la chinoise » mais plutôt « à l’européenne » (entre 1% et 2% par an), néanmoins, il s’est développé. Les privatisations ont permis de soulager la dette de l’État.

Mais le Brésil diffère d’autres pays d’Amérique du sud prétendant à une position de leader.

1910 fut une grande date, centenaire de l’indépendance de l’Argentine. Tout le monde, en Argentine, parlait des « États-Unis du sud ». L’Argentine avait une situation florissante, plus prospère, selon tous les indicateurs, que l’Europe, que la France. Ce pays devait être le premier à devenir un pays industrialisé, un pays moderne, un pays leader mondial.

La différence entre l’Argentine et le Brésil, c’est que, même pendant le régime militaire, les dirigeants brésiliens n’ont pas remis en question l’industrialisation, n’ont pas remis en question les universités, la recherche et n’ont pas remis en question l’État. On ne peut pas en dire autant de tous les régimes militaires (argentin et autres). Une des raisons de la possibilité pour le Brésil d’avoir connu cette phase de montée en puissance, c’est que le Brésil a un État. Même à l’époque du consensus de Washington et des politiques que le PT (Parti des travailleurs), notamment, a considérées comme ultralibérales, entre 1994 et 2003, le Brésil a eu de véritables gouvernements, certes orthodoxes du point de vue macroéconomique mais extrêmement prudents quant aux instruments que l’État pouvait conserver par devers lui pour accélérer le développement. Tandis qu’un certain nombre de pays en Amérique latine libéralisaient à tout va – ce fut le cas de l’Argentine, de la Bolivie et de bien d’autres – le Brésil conservait des banques de développement, des banques d’État qui jouent aujourd’hui un rôle considérable dans la poursuite de l’industrialisation et même dans la poursuite de l’intégration et des objectifs de politique extérieure de ce pays.

Un instrument adéquat, et des politiques extérieures et intérieures marquées par la continuité.

En 2002, au moment de l’élection de Lula, les marchés financiers ont cru que la catastrophe allait arriver, qu’on allait voir un gouvernement dépensier et laxiste, bref « la gauche » ! C’était l’image que les banquiers et les financiers nationaux et internationaux avaient du Parti des travailleurs et de son candidat, un syndicaliste qu’on considérait comme à demi analphabète et incapable de gouverner un pays qui, à l’époque, comptait 160 millions d’habitants. Or, il y a eu une extraordinaire continuité de la politique macroéconomique, une continuité des politiques prudentes et rigoureuses menées depuis 1994. D’aucuns pourraient se dire que le Parti des travailleurs a trahi la gauche… Non ! Le candidat Lula, en 2001-2002, pendant la campagne qui lui a permis d’être élu président à la quatrième tentative, avait un objectif qui était celui de sa base électorale : créer des emplois. Or, pour créer des emplois, il faut que la machine économique fonctionne et pour que la machine économique fonctionne, il est nécessaire de maintenir des rapports de confiance entre le gouvernement et les entreprises, les milieux d’affaires. Grâce à cette politique, Lula, le gouvernement, les entreprises, ont créé 1,5 million d’emplois par an pendant huit ans ! D’où les 80% de popularité de Lula aujourd’hui.

Continuité économique, continuité politique, continuité sociale car ce n’est pas Lula qui a inventé les transferts financiers, les allocations conditionnelles aux familles les plus pauvres, ils existaient à l’époque de Cardoso. Il a réuni un certain nombre d’allocations, il les a rationalisées, il a élargi l’assiette des bénéficiaires et, entre la création d’emplois et ces politiques sociales, il est arrivé à créer une situation dans laquelle des millions de Brésiliens sont sortis de la pauvreté et lui en sont extrêmement reconnaissants.

Continuité et discontinuité dans le domaine international.
La politique extérieure du Brésil n’est pas une politique de gouvernement, tous les Brésiliens vous diront que la politique extérieure est une politique d’État. Il y a Itamaraty (1), un des meilleurs corps diplomatiques du monde qui pèse de tout son poids pour des continuités, cela depuis le baron de Rio Branco (2), créateur de la diplomatie brésilienne en 1902.

Que ce soit sous Cardoso ou sous Lula, la politique extérieure de continuité consiste d’abord à maintenir d’excellentes relations avec les États-Unis, même quand on a d’excellentes relations avec des ennemis des États-Unis, que ce soit Chávez ou l’Iran. Les États-Unis eux-mêmes tiennent à avoir de bonnes relations avec le Brésil. La continuité signifie aussi de bonnes relations avec tous les pays industrialisés. C’est encore la volonté plus ou moins discrète d’être le numéro un en Amérique du sud, et non en Amérique latine. Les différentes étapes de la constitution d’un leadership brésilien et d’une unification en cercles concentriques autour du Brésil de l’Amérique du sud le montrent bien. S’il s’intéresse un peu aux Caraïbes, le Brésil ne s’intéresse guère au Mexique et encore moins aux pays d’Amérique centrale.
On peut donc parler de continuités dans ce sens.

Il y a, avec l’arrivée au pouvoir de Lula, des discontinuités.
Les gouvernements précédents avaient lancé les grands projets d’union sud américaine en 2000, avec la réunion, à Brasilia, des chefs d’États de tous les pays du sous-continent, convoqués par le Président Cardoso. Mais Cardoso et son gouvernement considéraient qu’il fallait privilégier les relations avec les grands marchés du Nord et mener une politique Sud/Nord. C’était la politique que privilégiait Itamaraty, le ministère des Affaires étrangères.

Lula, au contraire, choisit une politique Sud/Sud qui n’est pas du tout hostile aux pays industrialisés, ni aux bonnes relations avec l’Amérique du nord mais qui considère qu’il y a une place à prendre par le Brésil, grand pays périphérique, dans l’ensemble de cette périphérie émergente, un rôle, en quelque sorte, de porte-parole. On l’a vu lors de la réunion de Cancún, en 2003, dans les négociations du Cycle de Doha de l’OMC, où le Brésil a pris la tête des pays en voie de développement alors même qu’il y avait des divergences d’intérêts absolument énormes entre le Brésil et les pays africains ou entre le Brésil et l’Inde. Mais le Brésil a souhaité jouer ce rôle. On a vu le Brésil implanter des ambassades dans les pays d’Afrique, réunir les pays d’Amérique latine avec les pays arabes, intégrer le « Groupe des trois », avec l’Afrique du sud et l’Inde.

Cette diplomatie extrêmement active, très critiquée, amène à poser une question.

Par cette question, je vais essayer de répondre au problème posé par les organisateurs : Le Brésil, chef de file contesté du continent ?

S’il est contesté, il n’est pas contestable. Aucun pays sur le sous-continent (je laisse le Mexique de côté) n’a les capacités, les moyens, la richesse du Brésil. Fort de ses 8,5 millions de kilomètres carrés et de ses 190 millions d’habitants, le Brésil est à la fois un grand producteur de produits agricoles et un pays industrialisé. Le premier exportateur du Brésil est Embraer, quatrième avionneur mondial. Évidemment, le Brésil est premier pour le jus d’orange, premier pour le café et dans maints autres domaines. Il est très difficile à d’autres pays d’Amérique du sud de rivaliser avec ce pays qui représente 50% du PIB de l’Amérique du sud. Le PIB de São Paulo est à peu près égal au PIB de l’Argentine ! L’Argentine a d’autres capacités, dans le domaine intellectuel, dans le domaine de la formation des élites, mais il est très difficile d’équilibrer le poids du Brésil.

Je me suis toujours demandé, dans cette promotion internationale du Brésil, si le Brésil s’appuyait sur son rôle local, régional de primus inter pares indéniable d’Amérique du sud pour se projeter dans le monde et jouer un rôle international ou si, au contraire, le Brésil manifeste aujourd’hui un activisme tous azimuts, d’ailleurs très critiqué à l’intérieur, pour s’assurer le leadership continental.
Cette question que je laisse ouverte est ma façon de répondre à la question posée par les organisateurs.
Merci.

Loïc Hennekinne
Alain, je te remercie de cette intervention remarquablement claire et intéressante.
Les différents intervenants ont évoqué toute une série de points et de points de vue ; j’imagine que vous avez des questions à leur poser.

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1) Ministère des relations extérieures.
2) Le baron de Rio Branco fut ministre des Affaires étrangères entre 1902 et 1912.

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Le cahier imprimé du colloque « L’Amérique latine en mouvement » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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