Intervention de Jean-Yves Autexier, directeur de la Fondation Res Publica, au colloque « Dialogue Islam – Occident » organisé les 5 et 6 décembre 2009 à Rabat, par le Centre Tarik Ibn Zyad et la Fondation Konrad Adenauer.
I-A. Qu’entend on généralement par Occident ?
On songe à un univers uni par des valeurs, et à des origines européennes et judéo-chrétiennes. C’est le legs de l’histoire depuis le Moyen-Age. Cette communauté de valeurs s’est élargie géographiquement avec la découverte du Nouveau monde, et intellectuellement, avec l’héritage du siècle des Lumières : démocratie, liberté d’initiative, culte du progrès, goût pour les sciences et les techniques sont les repères principaux.
En réalité, cette vue sommaire des choses dissimule d’âpres différences. Aux Etats-Unis, on conçoit volontiers la politique en termes religieux. Les interférences entre l’univers religieux et l’univers politique sont constantes. La « Bible belt », marque le poids du vote évangéliste. La moitié des Américains disent aller à l’office le dimanche et 90% croire en Dieu. C’est une réalité ancienne. Déjà le Président Mc Kinley en 1898, au moment de l’annexion des Philippines annonçait son programme : « civiliser et christianiser ». Plus tard le Président Reagan dénoncera « l’empire du mal », notion évidemment d’essence religieuse. La célèbre « destinée manifeste » de l’Amérique ne se conçoit pas sans une forte connotation biblique. Evidemment cette conception des choses ne facilite pas le dialogue avec les autres. Et Régis Debray de noter malicieusement que « les Etats-Unis sont à la fois et en même temps le pays de Bill Gates et celui de Billy Graham ».
En Europe, les rapports entre politique et religions sont divers mais ne sont nulle part aussi étroits. De la laïcité à la française à l’inscription de la religion dans les institutions, comme en Grande-Bretagne ou en Belgique, il existe une palette large de modalités adaptées à l’histoire des nations d’Europe, mais ce qu’on nomme la sécularisation des religions est assurée partout.
Partout en Europe et spécialement en France, le mouvement se poursuit à rebours de celui qu’ont connu les Etats-Unis : désenchantement du monde, déclin du religieux, relativisme, sécularisation du politique font leur chemin partout. Quant à la « mission civilisatrice », nos vieux pays en sont revenus, échaudés par les tragédies des colonisations.
Les différences sont aussi très fortes dans le rapport entre la liberté et les exigences de justice sociale, d’égalité, de solidarité, de cohésion. Le maintien de la peine de mort choque les opinions européennes Le fait qu’on compte six à sept fois plus d’homicides aux Etats-Unis qu’en Europe signe une société où la violence ne tient pas la même place. Les sociétés sont à vrai dire si différentes qu’un auteur comme Emmanuel Todd a pu en déduire qu’ « une seule menace de déséquilibre global pèse aujourd’hui sur la planète : l’Amérique elle-même qui, de protectrice, est devenue prédatrice. » Et lorsqu’on lui parle d’Occident il rétorque « occident de bazar, fusion choquante ».
Edward Saïd avait d’ailleurs exprimé un même point de vue : « Quand on utilise des catégories telles qu’“Oriental” et “Occidental” à la fois comme point de départ et comme point d’arrivée pour des analyses, des recherches, pour la politique, cela a d’ordinaire pour conséquence de polariser la distinction : l’Oriental devient plus oriental, l’Occidental plus occidental, et de limiter les contacts humains entre les différentes cultures, les différentes traditions, les différentes sociétés». Ces polarisations étaient pour lui des « menottes pour l’esprit ». Echo moderne du West-östlicher Divan de Goethe : « Wer sich selbst und andre kennt / Wird auch hier erkennen / Orient und Occident / Sind nicht mehr zu trennen ».
I-B. Cet Occident était en réalité bien vite devenu après les deux guerres mondiales, un monde très hiérarchisé.
Le déclin de l’Europe saignée par les guerres, avait abouti à l’hégémonie américaine. L’Amérique s’était engagée tardivement dans la guerre « sans y être prête » disait Richard Nixon, c’est-à-dire sans disposer des moyens d’un empire universel et surtout sans que le peuple américain ressentît jamais la vocation d’un peuple impérial, avec les devoirs qu’exige un tel statut. De fait, elle a régné sur une Europe saignée à blanc. Et, depuis 1945, la hiérarchisation n’a cessé de croître.
Au plan militaire, la faiblesse des armées européennes d’après-guerre était patente. L’expédition de Suez en 1956 fut le dernier cri, -et il ne fut guère glorieux- d’une Europe qui voulait imposer sa volonté. Ce fut aussi son chant du cygne ; l’Amérique interrompit l’aventure promptement. Surtout, face au monde soviétique, le giron de l’OTAN rassurait en conférant aux Etats-Unis un rôle politique prééminent..
Au plan diplomatique, l’ONU fut vite au lendemain de la guerre, victime de la guerre froide. Ce fut le champ de manœuvre des Etats-Unis, qui contrôlait son petit monde occidental. Cette situation changera avec les indépendances des années soixante, l’ONU devenant alors objet de suspicion de la part des Etats-Unis.
Au plan économique, l’après-guerre industriel est américain. Et, pour le système monétaire international, le monde de Bretton Woods va se déséquilibrer complètement au profit des Etats-Unis avec le privilège du dollar devenu non-convertible en 1971, puis les accords de la Jamaïque (1976)
A cette hiérarchisation, le monde occidental s’était accoutumé : OTAN, traité de Rome, atlantisme généralisé. Le basculement de l’Egypte amplifia le mouvement dans le monde arabe.
Les voix libres étaient rares : celle de De Gaulle à Phnom Penh, ou en claquant la porte de l’organisation intégrée de l’OTAN (le 4 janvier 1963, le Général De Gaulle confiait à Alain Peyrefitte: « Nous avons procédé à une première décolonisation jusqu’à l’an dernier. Nous allons passer maintenant à la seconde. Après avoir donné l’indépendance à nos colonies, nous allons prendre la nôtre. »), celle de Willy Brandt qui, à rebours des tenants de la guerre froide mit en place l’Ostpolitik.
I-C. La crise actuelle accentue les divergences au sein de l’Occident.
-La crise vient d’Amérique : la crise bancaire, celle des subprimes, est celle d’un système bancaire de crédit facile, mais c’est surtout l’effet de la « titrisation » c’est-à-dire des opérations permettant de diffuser des titres pourris au milieu d’autres valeurs et de les céder aux banques du monde entier, sans que ces dernières sachent vraiment le contenu des titres qu’elles acquéraient (les agences de notation américaines ayant été notoirement défaillantes). Cette pratique de la titrisation des crédits pourris a soulevé la colère des banquiers européens dupés. La crise du crédit qui a suivi est aussi américaine. Le refus des autorités fédérales de sauver Lehman Brothers a entraîné, comme une trainée de poudre, la paralysie du crédit en Amérique puis en Europe. Il s’ensuit une crise de l’économie réelle, et on craint une crise monétaire.
-Le surendettement et la facilité dont usent les Américains irritent les Européens : près de 800 milliards de dollars de déficit commercial annuel, un endettement privé massif, une économie qui vit sur l’endettement, à l’intérieur comme à l’extérieur. L’Europe, l’Asie et les pays du Golfe sont devenus les caisses d’épargne de l’Amérique. L’endettement des ménages atteint 120% de leur revenu disponible.
-Le monde marchand s’oriente vers l’Asie ; le sort du dollar est entre les mains du Japon, de la Chine et des pays du Golfe qui acceptent de détenir deux milliards de bons du trésor américain. Les fonds souverains d’Abu Dhabi sont venus au secours de Citygroup, celui du Koweit de Merill Lynch, le fonds souverain chinois entre chez Morgan Stanley. 80% de l’épargne mondiale est drainée vers les Etats-Unis.
-Les matières premières et l’énergie sont au Sud : les deux tiers des réserves de pétrole sont au Moyen-Orient, celles en gaz sont en Russie, au Moyen-Orient et en Afrique. Il y a du charbon aux Etats-Unis, mais le gros des réserves est en Chine et en Russie
-L’épouvantail soviétique, qui justifiait la hiérarchisation des alliés autour des Etats-Unis, a disparu.
-Les tentatives américaines à l’extérieur ont connu de gros échecs, d’abord au Viêt-Nam, puis en Irak où les velléités de George Bush Sr « le syndrome du Viêt-Nam est enterré pour toujours dans les sables de l’Arabie » ne se sont pas réalisées.
II Le nouveau monde multipolaire exige le dialogue
II-A. La Russie réintégrée
Il serait temps de tirer les conséquences de l’effondrement du bloc soviétique. Certes il y a encore des séquelles du schisme Est-Ouest : en Europe de l’Est, par exemple, les pays ayant accédé à la liberté et l’indépendance conservent une grande hostilité à l’égard de la Russie. C’est spécialement le cas des pays baltes. Mais on a vu avec la crise géorgienne que ces séquelles ne pouvaient pas être encouragée, qu’elles étaient dangereuses. Qu’elles devaient être circonscrites. Les Européens n’ont pas du tout envie d’entrer dans une logique d’hostilité à la Russie. Ils ont été surpris de trouver les conseillers américains dans le bureau du président géorgien Sakatchvili, et ont senti le risque d’être entrainés dans une aventure contraire à leurs intérêts.
L’Europe a besoin de la Russie ; la Russie a besoin de l’Europe. On l’a vu tout récemment avec l’affaire du gaz en Ukraine. Il n’y a pas d’Occident face à la Russie. Le tournant impulsé en ce domaine par le président Obama n’a pas fini de créer des surprises.
II-B. L’appréciation du péril du terrorisme a évolué depuis le 11 septembre 2001
Les Européens ont toujours eu du mal à admettre la rhétorique Bush et à voir dans Al Qaida une menace de même ampleur que celle du bloc soviétique d’hier. Ils ont du mal à voir le péril terroriste succéder au péril soviétique, pour souder une coalition autour de l’OTAN. Certes la lutte contre le terrorisme est décisive, mais les moyens de lutte sont politiques, économiques, culturels, et non militaires.
L’expédition en Irak a discrédité la lutte anti-terroriste à l’américaine. La tragique offensive israélienne à Gaza, contre un espace étroit où sont concentrés 1,5 millions de réfugiés, au nom de l’anti-terrorisme, discrédite aussi cette action.
Le refus de la France, de l’Allemagne, de la Belgique et du Luxembourg, de s’associer à l’invasion de l’Irak en 2003, après avoir été floués dans la première guerre du Golfe, est une étape-clé.
Le fiasco américain en Irak a montré aux autres Européens (à commencer par les Britanniques et les pays de l’Est européen) qu’il valait mieux réfléchir à deux fois avant d’emboiter le pas aux Américains. Quant aux électeurs italiens, espagnols, portugais, ils ont montré le chemin de la sortie à leurs dirigeants qui avaient choisi cette voie.
II-C. La crise accouche d’un monde multipolaire
On critique désormais ouvertement en Europe la gestion américaine de ces vingt cinq dernières années. Les déséquilibres mondiaux ont pour origine l’usage immodéré des privilèges du dollar. La pyramide de dettes américaine inquiète. L’ampleur des balances dollars détenues par la Chine et le Japon, l’endettement extérieur colossal de l’Amérique préoccupent ; l’endettement total atteint 316% de leur PIB !
L’endettement intérieur ne l’est pas moins. Tout le monde a toujours compté sur le consommateur américain, déjà obèse, pour alimenter la demande mondiale et faire tourner la machine économique !
Pour rétablir l’équilibre de ses comptes, un effort gigantesque sera nécessaire de la part des Américains. Le nouveau président, Barack Obama, est placé devant une tâche immense. Le reste du monde a déjà compris que les Etats-Unis n’y parviendront pas seuls et qu’il faudra les y aider. Les pays excédentaires : Chine, Allemagne, notamment seront mis à contribution. Les fourmis vont payer pour la cigale. Bien sûr ils n’ont guère le choix, car un effondrement de la monnaie américaine serait aussi une catastrophe pour eux, mais le climat n’est pas à la sérénité.
D’autant que le modèle libéral prôné partout par l’Amérique montre ses limites et ses faiblesses. A l’évidence le modèle rhénan fonctionne mieux, avec ses contrôles, ses régulations, ses équilibres, sa place donnée à la régulation et à l’Etat. L’Europe le voit bien.
Dans le monde des pays émergents, on voit bien aussi que le modèle de développement prôné par le FMI et l’OMC fonctionne beaucoup moins bien que les modèles chinois ou sud-américains. Ceux qui s’en sortent sont ceux qui se sont affranchis des bons conseils de l’orthodoxie libérale américaine.
III – La multipolarité du monde appelle le dialogue entre les cultures et les nations.
III-A. Un paysage nouveau émerge lentement, modifiant la géographie des solidarités.
Un Occident qui, s’il a jamais existé, voit se distendre les liens, remettre en cause les hiérarchies, ouvrir les procès et les contentieux, au moment où son importance économique politique et militaire dans le monde s’affaiblit.
Une montée en puissance de l’Asie, le déplacement du centre de gravité des affaires vers la Chine, (les prévisionnistes estiment qu’elle dépassera le PNB américain vers 2025-2030) l’Inde, l’émergence du Brésil, la renaissance de la Russie, affectent l’Europe mais aussi l’Afrique.
Les délocalisations d’emplois que nous connaissons depuis l’épanouissent de la globalisation touche aussi l’Afrique du Nord. On voit des centres de production hier passés d’Europe au Maghreb, se déplacer ensuite vers la Chine ou l’Asie du Sud-est, toujours à la recherche des moindres coûts, dans le global sourcing.
Du coup, des communautés de solidarité peuvent se manifester en Méditerranée, d’un niveau qui pourrait bientôt être comparable à celui qui hier réunissait l’Occident. Bien sûr il ne faut pas confondre ses désirs avec la réalité. L’Union pour la Méditerranée se heurte à bien des obstacles. Le premier est lié à sa naissance. Conçue à l’origine pour être le pendant méridional de l’Union européenne, elle est devenue une suite modeste au processus de Barcelone. Aucun des partenaires de la France ne souhaitait s’émanciper de la tutelle de Bruxelles. Le second est lié au nœud de toutes les crises en Méditerranée et au Moyen-Orient : le conflit israélo-palestinien. Il est vain d’espérer l’enjamber ou le mettre entre parenthèses. Aucune évolution n’aura lieu tant que problèmes posés depuis soixante ans n’auront pas trouvé une solution juste. Mais il n’est pas interdit d’espérer un déblocage. Jacques Berque disait que le déblocage à Berlin fut l’ouverture du grand espace européen de l’Atlantique à l’Oural, et que le déblocage à Jérusalem serait celui de tout l’espace méditerranéen. Et il écrivait magnifiquement dans « Il reste un avenir » : « Je me situe moi-même sur un rivage d’Occident, celui de la Méditerranée. Mais je ne conçois plus l’Occident à lui seul, je l’envisage sur un rivage qui soit à la fois d’Occident et de ce qui n’est pas d’Occident, à savoir rive Nord et rive Sud, la Méditerranée comme jonction entre ce que nous appelons Orient et Occident. » Certains auteurs (1) exposent la thèse selon laquelle la modernisation du monde musulman et la déchristianisation de l’Europe rapproche nos deux sociétés comme jamais. Pour eux, les sociétés du monde musulman sont entrées dans une transition démographique liée à l’alphabétisation des hommes puis des femmes, et à la réduction du taux de natalité qui se rapproche de celui de l’Occident. Tout cela explique une montée de l’individualisme dans ces sociétés. Cette analyse démographique les conduit ainsi à rejeter l’idée d’une différence de nature entre les sociétés anciennement chrétiennes et les sociétés musulmanes et à conclure au contraire à un rapprochement sans précédent.
Dans ce nouveau paysage, si l’Amérique demeurera une puissance considérable, ne serait-ce qu’en raison de son effort exceptionnel en matière de recherche, de sciences et de techniques, et si l’Occident demeurera comme une estimable communauté d’intérêt, faite de valeurs et d’histoire partagées, ces liens seront bientôt de niveau comparable à ceux qui peuvent lier par exemple la Russie au Proche-Orient, ou l’Europe à la Méditerranée, et tous ceux-là à l’Asie. Les Etats-Unis resteront au XXIème siècle une très grande nation mais ils devront composer avec « le reste du monde ». Ce peut être un grand service rendu à l’Amérique : cesser d’être un Empire dont elle n’a pas les moyens, et auquel son peuple n’aspire pas, pour devenir la grande nation qu’elle sera toujours. Ce peut être un nouveau cours pour une Amérique capable de dialoguer avec ce qu’hier elle nommait péjorativement « le reste du monde » L’Amérique est tout à fait capable de se ressaisir ; son histoire est riche de tels sursauts. Barack Obama pourra peut-être incarner ce tournant, même s’il ne faut pas mésestimer le poids des inerties qui pèsent sur la politique à Washington. La crise sera donc longue à la mesure des déséquilibres profonds installés depuis plus de vingt ans. Il faudra aussi du temps pour qu’un nouveau modèle de développement se dessine, donnant la priorité à la préservation de l’environnement, aux économies d’énergie en préparant l’après-pétrole, en luttant contre le réchauffement du climat, en préservant les biens rares que sont l’eau, l’air, les sols cultivables.
C’est le monde multipolaire que nous voyons émerger, ce monde multipolaire que l’Amérique d’hier voulait à tout prix empêcher d’advenir (on se souvient du rapport Wolfowitz énonçant les risques majeurs pour l’Amérique : éviter tout surgissement d’un rival géostratégique, soit en Europe autour d’un couple franco-allemand, soit en Asie avec un rapprochement Chine-Japon).
III-B. Le choc des civilisations n’adviendra pas.
Au sein de l’Occident, l’hégémonie américaine est contestée et sérieusement mise en cause. On ne voit guère à terme d’évolutions capables de contrarier ce mouvement.
Chacun voudra reprendre en main son destin. Ibn Khaldoun au XIVème siècle dans sa Muqadimma. avait vu plus juste que Samuel Huntington. . » Les empires ainsi que les hommes ont leur vie propre (…) Ils grandissent, ils arrivent à l’âge de maturité, puis ils commencent à décliner (…) En général, la durée de vie [des empires] (…) ne dépasse pas trois générations (120 ans environ) » .
Mais il y a un lien absolument irremplaçable entre la multipolarité du monde et la capacité de dialogue entre nations et cultures. Plus le monde est atomisé, plus les civilisations qui le composent doivent se comprendre et se respecter. Et dans la durée, il faut faire confiance à une très ancienne tradition d’échange entre le Nord et le Sud de la Méditerranée.
Nous avons à mener ensemble des débats communs. Le premier d’entre eux porte sur l’universel. L’universel est-il une invention de l’occident pour asseoir sa domination mondiale ? Faut-il y opposer l’authenticité des particularismes, des cultures, des religions ? Si on en reste à ces termes du débat, le langage commun sera impossible et la recherche de bases communes pour l’éducation ne réussira pas. Si à l’inverse, chacun admet qu’on n’accède pas spontanément à l’universel, mais par l’intermédiaire de cultures qui sont propres à chaque peuple, alors on sera capable de surmonter les identités sans les détruire, et de définir un universel qui n’est pas dominateur mais qui est issu de soi, comme dépassement et non comme négation. Je reviens à Jacques Berque : « faire se rejoindre, dans une société donnée, la modernisation avec le sentiment de l’authentique, rendre cette société capable d’intégrer à son propre legs les emprunts d’outillage et de méthode qu’elle fait à l’extérieur, de transposer son identité traditionnelle en termes d’avenir. » Pas de condescendance ! Ce problème nous est posé à nous, sociétés du nord, comme aux sociétés du sud. J’en veux pour preuve ces propos d’Alan Bloom, maître à penser des néoconservateurs américains qui écrivait en 1987 (2) : « les cultures se livrent la guerre les unes aux autres : et il est bien qu’il en soit ainsi. Car c’est seulement en triomphant des autres, et non en raisonnant avec eux, qu’on peut affirmer des valeurs. » On pourrait mettre en parallèle les propos de fanatiques religieux qui s’expriment à peu près dans les mêmes termes. C’est bien cette conception née au XIXème siècle, qui a fait tant de mal, qu’il faut écarter, pour reconnaître au contraire la part d’universel qui réside dans chaque culture. Ce préalable est indispensable à un dialogue contemporain en Méditerranée. Il faut aller au fond des choses pour bâtir sur de bonnes bases.
En relisant les propos du responsable français de la mission « Union pour la Méditerranée », Henri Guaino, je ne pouvais m’empêcher de faire le rapprochement. S’adressant aux adversaires du projet, il disait : « ils ne sont absolument pas capables de comprendre qu’il puisse y avoir une dimension intellectuelle et morale à des problèmes politiques, diplomatiques, économiques, sociaux, environnementaux. », et plus loin « l’Union pour la Méditerranée n’est pas la propriété de l’Europe, elle n’est pas la propriété des pays du nord, mais une co-propriété ente le nord et le sud » (3). Sinon, « il y a le nord qui impose ses vues au sud, et on revient à Barcelone ! ». Comme on le voit, l’enjeu du débat sur la conception de l’universel est terriblement actuel. Pour réussir un projet, il faut qu’il soit bien pensé. Passer du processus de Barcelone à celui de l’Union pour la Méditerranée suppose de quitter une logique de compassion et d’inégalité, -celle qui guidait hier l’orientalisme traditionnel- pour mener un dialogue égal. Le moins qu’on puisse dire est que le pari n’est pas encore gagné. Mais il mérite sans doute d’être tenté.
De même l’idée de citoyenneté, née en Méditerranée, appelle un débat commun. Nos systèmes politiques sont différents, entre l’Europe du nord, l’Europe du sud, la Turquie, le Proche-Orient, le Maghreb. Nous sommes enclins à les évaluer en les comparant aux démocraties parlementaires qui prévalent en Europe. Deux tentations nous guettent : la première serait de décerner des bons points aux régimes qui s’en approchent le plus et de rêver éveillés à l’alignement prochain des sociétés de la rive sud sur ce modèle. La seconde serait, au nom des diversités et de l’authenticité, d’accepter pour ces peuples ce que nous n’accepterions pas pour nous. Entre ces deux excès, il y a place pour un dialogue intelligent qui fasse confiance à l’avenir, c’est-à-dire principalement aux facteurs de modernité dans le monde arabe.
La question qui se pose à nous est alors de savoir s’il est possible ou souhaitable de les encourager. Il ne faut pas se voiler la face : beaucoup tient à la politique. Quelle image ont aujourd’hui les valeurs de démocratie, de citoyenneté, d’universel dans l’esprit d’un jeune du Caire ou d’Amman ou de Rabat ? N’est-elle pas liée à l’idée qu’il se fait d’un occident dominateur, relayée par l’actualité et les médias ? L’incapacité de la communauté internationale à régler le conflit israélo-palestinien, à faire respecter partout la loi internationale est un défi que personne ne pourra espérer enjamber ou traiter par prétérition. Soutenir les vecteurs de modernité dans le monde arabe, c’est d’abord cela, c’est agir concrètement pour continuer à changer le rapport de l’Europe avec le monde arabo-musulman. Nous sommes là dans le registre proprement politique, l’affaire de la guerre d’Irak, des positions différentes prises en Europe, de leur accueil dans les opinions publiques, autour de la Méditerranée, l’a montré d’abondance. A tous les niveaux, les valeurs sont prises au sérieux quand ceux qui les proclament les mettent en œuvre. Je crois peu aux leçons données, encore moins à l’ingérence, mais beaucoup à l’exemplarité. C’est en réussissant à faire vivre en Europe ces exigences que nous serons crédibles et donc utiles.
Dans le domaine des rapports du religieux et du politique, bien sur, les pommes de discorde sont innombrables : l’insertion de l’islam dans les sociétés européennes ne va pas de soi. Il serait bon que notre dialogue porte aussi sur ce point. Affaire du voile en France, affaire des minarets en Suisse, problème de la « burqa », construction des mosquées, débat français sur l’identité nationale, hymne national sifflé dans les stades…Nos sociétés européennes ont eu à changer très rapidement : il y a cinquante ans, le nombre de musulmans y était très faible. La France est passé en moins de cinquante ans d’un pays laïque à population majoritairement catholique avec minorités protestantes et juives, à un pays laïque où l’islam est la 2ème religion pratiquée. Beaucoup ne comprennent pas ce qui leur arrive ! Ils sont à tous points de vue dépassés par la réalité ; certains veulent même l’ignorer. Les Suisses ont refusé à 58% les minarets, mais si un même referendum avait été organisé dans les autres pays d’Europe, je ne suis pas sûr que le résultat aurait été différent. Heureusement tous les pays n’ont pas décidé de poser ce genre de question biaisée à leur peuple : entre ceux qui ne veulent pas de minaret pour l’intégration dans l’architecture locale, et ceux qui ne veulent pas de musulmans dans le paysage, il y a eu probablement amalgame. Nous avons besoin de gouvernants suffisamment sages pour éviter ce genre de dérive.
Je mesure l’impact très négatif de ce genre de vote sur l’opinion des pays musulmans, mais il serait sage aussi de prendre la mesure, dans la durée, de la réalité, à savoir l’inscription de l’islam dans les sociétés européennes, qui exige d’ailleurs de la part des Européens un effort sur eux-mêmes et un retour sur eux-mêmes. Mais ce mouvement est en train de se faire, malgré les embuches. L’islam de ce point de vue constitue un apport, une culture d’apport, très important aux cultures de nos pays d’Europe. Est-ce que le développement d’un Islam d’Europe influencera l’Islam en général ? Je l’ignore, mais nous avons une responsabilité : faire la démonstration que les Musulmans peuvent vivre leur foi et que l’Islam peut s’épanouir pleinement en régime de séparation des Eglises et de l’Etat. Faire la preuve que la religion musulmane peut être vécue sereinement dans des sociétés où le religieux et le politique sont clairement distincts. Faire la preuve que l’Islam peut vivre comme religion minoritaire –et c’est une expérience nouvelle- dans des Etats respectueux. Comme je ne crois pas aux leçons données, mais seulement à l’exemplarité, cette démonstration est un enjeu considérable.
Et enfin, nous avons besoin de développer, d’une rive à l’autre, une culture de projet. Comme l’écrivait fort bien la philosophe tunisienne Hélé Béji, nous n’avons pas seulement une origine mais un horizon, « en aucun cas nous ne devons nous laisser dévorer par le lieu d’où l’on vient, sans plus nous soucier du lieu où l’on va » (4). Il ne faut pas s’obnubiler sur les différences, se focaliser en permanence sur les distinctions d’origine ou de religion. Assez d’incompréhensions, de ressentiments, d’hostilités anciennes cuites et recuites. Tournons résolument les nouvelles générations vers l’avenir : aventures industrielles conjointes, recherche, édition, cinéma, musique, environnement, dépollution de notre mer commune, défi du climat, lutte contre la désertification, reconnaissance mutuelle des diplômes, programme d’échanges Erasmus entre étudiants des pays de la Méditerranée… C’est autour de projets communs que se forge le sentiment de la responsabilité individuelle dans le destin du monde, dans le destin commun, que nait ce « sentiment du monde » qui noue le citoyen au destin de l’humanité.
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Elle est toujours vivante la pensée des Musulmans, continuateurs d’Aristote : El Farabi, Ibn Sina, Averroes, Ibn Khaldoun…
Dans le monde des arts, que d’échanges fructueux : Delacroix et Matisse au Maroc, Klee, Macke et Kandinski en Tunisie, Gide ou Flaubert en Algérie…
Les écrivains français du Maghreb, d’Albert Camus à Emmanuel Roblès, les écrivains maghrebins publiés en français, de Tahar Ben Jelloun à Yasmina Reza, d’Abdou Filali-Ansary à Albert Memmi… Sait-on qu’on doit à un auteur allemand, Leo Frobenius, l’un des premiers recueils de poésie kabyle d’Algérie ?
Et puis, il y a ces échanges jamais connus dans notre histoire commune : sans doute cinq millions de personnes vivant en France sont d’origine maghrebine, 2,5 millions de Turcs vivent en Allemagne ; c’est un brassage sans précédent.
L’alliance des civilisations (José Luis Zapatero), Le rendez-vous des civilisations (Emmanuel Todd) sont la vraie perspective réaliste, et sont favorisés par la distanciation qui se crée au sein de ce qui fut l’Occident uni et hiérarchisé.
Dans le petit jardin de Saint Julien en Born, où il résidait à la fin de sa vie, Jacques Berque me confiait sa foi ardente : les accidents de parcours seront innombrables, les travers, les embuches seront sans nombre, il y aura des retours en arrière, mais l’élan des peuples arabes vers la modernité est irrépressible. C’est pour vous dire à quel point sa pensée me parait toujours vivante que je fais appel à lui pour conclure, en rappelant sa très belle formule : « J’appelle à des Andalousies toujours recommencées, dont nous portons en nous à la fois les décombres amoncelés et l’inlassable espérance. » Pour les décombres, elles sont innombrables ; quant à l’espérance, le fait que nous soyons présents ici est peut-être le signe qu’elle l’emportera un jour.
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1) E. Todd, Y. Courbage, Le rendez-vous des civilisations, Le Seuil 2007.
2) L’âme désarmée, Julliard 1987
3) Discours de clôture du Forum de Paris, 28 mars 2009
4) Hélé Béji, in Entre orient et occident, Juifs et Musulmans en Tunisie, éd. de l’éclat, Paris, 2007
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