Nouvelle géographie sociale et cohésion nationale

Intervention de Christophe Guilluy, géographe-consultant (cabinet Maps), co-auteur avec Christophe Noyé de « L’Atlas des nouvelles fractures sociales en France » (éd. Autrement, 2006), au séminaire du 30 novembre 2009, Que sont devenues les couches populaires ?

Oui, j’en ai retrouvé la trace.

C’est avec grand plaisir que je réponds, pour la deuxième fois, à l’invitation de la Fondation Res publica. Lors de ma première intervention, j’avais essayé d’esquisser la nouvelle géographie sociale française. Il s’agissait de montrer en quoi la mondialisation et la recomposition économique et sociale des territoires avaient remodelé la géographie sociale sur l’ensemble des territoires.

Nous avons en tête la division sociale de l’espace héritée de la révolution industrielle : régions industrielles, quartiers ouvriers, quartiers bourgeois.

Une autre géographie sociale, liée à l’émergence de la classe moyenne, s’est imposée dans la période des Trente glorieuses : celle de la France pavillonnaire, périurbaine, née avec l’étalement urbain. C’est une représentation sociale liée à un paysage et à une classe sociale.

Depuis une vingtaine d’années s’est imposée une géographie médiatique, liée à la crise des banlieues, qui tend à effacer la véritable géographie sociale et à se substituer aux véritables dynamiques. Aujourd’hui, les médias nous présentent une géographie sociale opposant la banlieue aux territoires de la classe moyenne, les exclus aux inclus, Villiers-le-Bel à l’ensemble des autres territoires. Cette géographie sociale médiatique nous empêche de voir la réalité des catégories populaires et l’émergence d’une nouvelle géographie.

Je commencerai par décrire la nouvelle géographie sociale.
Puis je tenterai d’évaluer l’impact de cette nouvelle géographie sociale sur la cohésion nationale.
Je n’évoquerai que brièvement l’impact politique de cette nouvelle organisation sociale des territoires car ce thème sera développé par les autres intervenants.

Avant d’entamer un descriptif de la nouvelle géographie sociale, je crois important de déconstruire la géographie médiatique qui, s’imposant à nous de façon quasi-obsessionnelle, nous empêche de voir le réel, notamment ce que sont devenues les catégories populaires, notre sujet d’aujourd’hui.

Le discours sur les banlieues est né dans les années 1982-83, après les émeutes de Vaulx-en-Velin, des Minguettes. La date est importante car 1983, qui marque le virage libéral de la gauche, est aussi la période où on est passé d’une immigration de travail à une immigration familiale. Ce contexte a peu à peu imposé l’idée d’une société divisée en in et out. La crise des banlieues a accentué le passage idéologique d’une gauche sociale vers une gauche sociétale. Cette logique idéologique s’est imposée d’autant plus fortement que la droite y avait elle-même intérêt. Les média ont fait « monter la sauce » autour de ces questions dans un environnement idéologique qui permettait l’émergence de cette nouvelle géographie qui tourne autour des ghettos. J’utilise à dessein le mot ghetto car je pense que résumer aujourd’hui la question sociale à la question des banlieues est un leurre terrible, notamment pour la gauche, parce qu’il ne permet plus de penser ce que sont devenues les catégories populaires en France.

Je rappelle que 85% des pauvres ne vivent pas dans la banlieue ; le pourcentage est à peu près identique pour les chômeurs de longue durée et pour les jeunes chômeurs. Je ne veux pas dire qu’il n’y ait pas de difficultés dans ces banlieues mais que la question spécifique des banlieues ne résume pas la question sociale. Or les discours politiques ont aujourd’hui tendance à résumer la question sociale à celle de ces quartiers. C’est une façon d’imposer à la France une géographie sociale à l’américaine : La France serait divisée entre les territoires de la classe moyenne et les ghettos ethnicisés. L’idée du ghetto noir américain s’est peu à peu imposée, y compris aux sociologues, par ailleurs souvent critiques à l’égard des États-Unis. Plus grave, si, à l’assimilation des banlieues aux ghettos noirs, on ajoute la mauvaise conscience coloniale, on caricature la question sociale. Quoi qu’on en dise, même si on nous fait croire que la politique de la ville n’est pas une politique de discrimination positive à caractère ethnique, il est facile de démontrer que l’ensemble de la géographie prioritaire en France a été dessinée sur des cartes qui prenaient en compte le critère « étrangers ». Si on enlève ce critère pour ne retenir que les critères sociaux (revenus, pauvreté), la géographie des quartiers sensibles n’est plus du tout la même. Il y a une dizaine d’années, j’avais proposé au ministère de la Ville une autre carte des territoires prioritaires en France en m’appuyant sur des données exclusivement sociales : pauvreté, chômage, chômage de longue durée et jeunes chômeurs diplômés. La carte obtenue ne ressemblait absolument pas à celle des quartiers sensibles. Il m’a été rétorqué que l’objectif du ministère de la Ville n’était pas de traiter de la pauvreté ni du chômage. Dont acte.

Ceci révèle l’arrière-plan idéologique : qui dit ghettos de banlieue, sous-entend ghettos noirs, relégation, et conclut à l’échec de la République, remettant en cause les fondamentaux de la République. L’Ecole a échoué, les services publics ont échoué et « l’Etat est absent » (dit-on souvent à tort). Il est facile de démentir ce discours en considérant l’investissement public par habitant.

On ne voit pas que ces quartiers, en France, ont une fonction de sas entre le Nord et le Sud. Dans les quartiers sensibles se joue la dynamique de la transformation de la société française, ce qui n’est pas la problématique des ghettos noirs américains. Aux États-Unis, les Noirs représentent environ 12% de la population. Ce pourcentage n’a pas évolué depuis plus d’un siècle, on ne peut donc pas parler d’une dynamique. Dans les banlieues françaises, au contraire, on est dans une logique de transformation, ce dont témoigne le taux de mobilité. On nous parle de « relégation », d’« assignation à résidence ». Ce vocabulaire évoque à dessein un univers quasi-concentrationnaire. Or, sur la durée, les populations des territoires de la politique de la ville sont les plus mobiles de France.

Hier l’observatoire des ZUS (1), dans un nouveau rapport, a publié des résultats catastrophiques. Ils le seront encore demain, la photographie d’aujourd’hui est évidemment calquée sur celle d’hier et sur celle de demain et si on ne pense pas ces quartiers en termes de flux, on a l’impression que les taux de chômage s’incrustent, affectant durablement des populations stables. La réalité de ces quartiers n’est pas celle-là. Les chômeurs d’aujourd’hui ne sont pas ceux d’hier et ne seront pas ceux de demain. La négation de cette mobilité amène à conclure à l’échec de la République. En revanche, si on analyse ces quartiers en termes de dynamique, on réalise que la République y est restée vaillante, non, certes, sans difficultés. Le nombre de jeunes diplômés a explosé dans ces quartiers et beaucoup d’entre eux partent. Evidemment, les nouveaux arrivants, qui viennent souvent des pays du Sud, sont plus pauvres et moins formés que ceux qui partent. Les maires des communes concernées – c’est le cas de Sarcelles – n’arrivent pas à retenir les habitants qui veulent partir.

Ces quartiers doivent être pensés comme des espaces dynamiques en flux où des gens arrivent tandis que d’autres partent. Mais la République est là, les écoles sont présentes, des diplômés sortent de ces quartiers, certes trop peu, certes avec d’infinies difficultés, la délinquance. Il n’empêche que le bilan de la République est moins désastreux que ce qu’on imagine si on arrête un peu d’analyser à partir d’indicateurs sociaux en stock.

Il est donc important de répéter que la problématique des quartiers sensibles n’est pas celle des ghettos mais celle de la transformation de la société française. Je citerai quelques chiffres qui rendent compte de l’évolution de la population dans ces communes. Des études ont été réalisées par l’INED sur les jeunes d’origine étrangère qui ont montré qu’entre 1968 et 2005, on était passé par exemple de 19 % à 57 % de jeunes d’origine étrangère en Seine-Saint-Denis, de 22 à 76 % à Clichy-sous-Bois, de 20 % à 66 % à Sarcelles ou de 41 à 61 % à Vaulx-en-Velin. Ces chiffres expriment bien les flux permanents et la transformation très forte de la population dans ces quartiers. Ils ne parlent pas d’assignation à résidence mais, au contraire, de transformation de la société française. Les gens qui parlent de ghettos nient cette transformation. Nous sommes donc dans des logiques de flux et surtout cette évolution dit que nous sommes passés au temps des minorités et des majorités relatives. On parle beaucoup des minorités dites « visibles » (toujours le background américain !) mais nous ne sommes plus dans cette situation en France. L’évolution de la population se fait selon une logique de transformation en profondeur, faisant émerger des minorités et des majorités relatives en constante et forte évolution.

Il est important de déconstruire toutes ces représentations pour pouvoir installer la nouvelle géographie sociale. Ces évolutions dans les quartiers doivent être analysées dans une logique plus globale. Que sont devenus les territoires ? Que sont devenues les couches populaires ? Il faudrait sortir de cette observation quasi-obsessionnelle des quartiers pour arriver à cette géographie sociale et voir comment les nouvelles catégories populaires se répartissent aujourd’hui sur le territoire.
Les couches populaires structurent toujours la sociologie française. Ouvriers et employés représentent environ 60% de la population active et la très grande majorité des retraités appartiennent aux catégories populaires.

Si les catégories populaires ont été perdues de vue, notamment par la gauche, c’est aussi parce qu’elles se répartissent différemment sur le territoire. Hier essentiellement concentrées dans les grands centres urbains – qui étaient aussi des centres industriels – ces catégories populaires, du fait de la désindustrialisation, se sont retrouvées dans le périurbain et le rural. Cette évolution a commencé dans les années 70-80 pour arriver aujourd’hui à une nouvelle géographie où de grandes métropoles mondialisées spécialisées vers de l’emploi très qualifié coexistent avec, de l’autre côté de la banlieue, des espaces industriels où on retrouve le pavillonnaire, le périurbain, le rural. Les catégories populaires, les petits salariés du secteur privé dispersés sur ces territoires périurbains et ruraux sont majoritaires, contrairement à une idée répandue selon laquelle ce sont les métropoles qui pèsent en termes démographiques. Les villes-centres, même si on y inclut les banlieues, représentent au maximum 40% de la population. En additionnant la population de l’ensemble des trente premières aires urbaines, on arrive à 35% de la population. Bref, l’essentiel se joue en dehors des très grandes villes, notamment pour les catégories populaires. C’est d’ailleurs le problème de la gauche, très forte dans les grandes villes et très faible dans les territoires périurbains et ruraux.

Les catégories populaires ont été perdues de vue dans les années 70-80, quand les villes se désindustrialisaient, quand la gauche abandonnait la question sociale pour la question sociétale. Or, c’est au même moment qu’on est passé de l’immigration de travail à l’immigration familiale. Les quartiers de banlieue se sont vidés des anciennes catégories populaires ouvrières et ont vu arriver les flux migratoires liés au regroupement familial. Ce chassé-croisé entre catégories populaires est probablement la clef pour expliquer la polarisation sur les banlieues et la disparition culturelle et politique des catégories populaires traditionnelles. Cette tendance s’accentue aujourd’hui : les grandes métropoles continuent à s’embourgeoiser et, dans le même temps, elles accueillent des catégories populaires immigrées.

Face aux grandes métropoles mondialisées cosmopolites s’étend un périurbain et rural très dispersé qu’on imagine être le territoire de la classe moyenne. Là encore, il s’agit d’une construction, d’une représentation. L’opposition entre les exclus des banlieues et une classe moyenne vivant dans le périurbain et dans le rural structure politiquement la gauche. Ignorer les difficultés sociales des catégories majoritaires qui vivent en zone pavillonnaire est l’erreur de ceux qui pensent toujours selon la logique « Trente glorieuses ». En effet, parler des « classes moyennes », c’est se référer à ce qui a construit la classe moyenne, même si celle-ci a précédé les Trente glorieuses. Parler des « territoires de la classe moyenne » revient à affirmer que la question sociale n’est pas structurante sur ces territoires alors qu’y vivent des gens qui ne sont plus dans une logique collective. L’habitat est dispersé, les gens travaillent dans de petites entreprises. On n’est plus dans la mythologie ouvrière ni dans la logique « classe moyenne » des Trente glorieuses mais dans une sociologie nouvelle très difficile à cerner.

Si cette nouvelle géographie sociale pose des problèmes politiques, elle pose aussi la question de la cohésion nationale.

Les dynamiques en cours sont en train de faire émerger une nouvelle sociologie, très inégalitaire, à l’intérieur des grandes métropoles. En effet, dans les grandes métropoles se rejoignent les extrêmes de l’éventail social : la grande bourgeoisie, les bobos et les catégories populaires immigrées. Cette sociologie très inégalitaire se renforce d’année en année. C’est ce que mesure l’observatoire des ZUS chaque année lorsqu’il démontre que les quartiers sensibles voient leurs conditions de vie s’écarter de plus en plus de celles de leur environnement proche. Quand les métropoles s’embourgeoisent de plus en plus, le renforcement des inégalités est presque mécanique. A cela se surajoutent de graves inégalités en termes culturels. On peut se dire qu’on est en train de vivre le développement d’un séparatisme social.

Dans « Le ghetto français » (2), Eric Maurin avait montré des classes sociales qui se séparent et s’évitent, le cadre supérieur évitant le cadre moyen, qui lui-même évite l’employé qui lui-même évite l’ouvrier, l’ouvrier évitant l’immigré. Tout cela est un peu schématique et réduit la question du séparatisme au seul déterminisme social.

En France, la question de la cohésion sociale, de la cohésion nationale, est plus complexe. La critique du développement, pourtant très marginal, de quelques lotissements sécurisés pour riches, ou gated communities (3) aux environs des grandes villes ne donne qu’une perception très superficielle et caricaturale des dangers du séparatisme. La question la plus importante pour la cohésion nationale est d’abord celle du séparatisme en milieu populaire. On ne peut occulter le fait qu’aujourd’hui les milieux populaires vivent séparément en fonction de leur origine. C’est très nouveau. En tant que républicains, nous ne pensons pas en termes de communauté ni d’origine ethnique, pourtant nous sommes bien obligés de constater qu’aujourd’hui, l’ouvrier d’origine française ne vit plus avec l’ouvrier d’origine immigrée. Ce fait nouveau est lié au passage de l’immigration de travail à l’immigration familiale, à l’origine de la « crise des banlieues ». Les nouveaux-venus s’installent sur des territoires éloignés du marché du travail industriel des couches populaires, actuellement localisé en zone périurbaine et rurale. Hier localisée dans les quartiers ouvriers et populaires, l’immigration se concentre aujourd’hui dans des métropoles où ces milieux populaires ont disparu. (Contrairement à la situation qui a toujours prévalu, les immigrés arrivent dans des villes très inégalitaires, hier ils intégraient des quartiers ou communes beaucoup plus égalitaires). L’intensification des flux migratoires et l’embourgeoisement des grandes métropoles renforcent cette tendance en raréfiant toujours plus les contacts entre les milieux populaires selon leur origine.

Bref, nous voyons se développer dans les milieux populaires une fracture immense qui constitue le plus grand danger pour la cohésion nationale. Quel discours tenir ?

Il faut d’abord souligner que ces évolutions ne traduisent pas un basculement de la société française vers le racialisme américain. Le séparatisme est d’abord la conséquence de dynamiques économiques et urbaines qui ont conduit à ce chassé-croisé entre couches populaires immigrées et couches populaires d’origine française ou d’immigration ancienne. Dans un second temps cependant, ce sont les fortes concentrations de populations d’immigration récente qui ont contribué au départ mais aussi (et surtout) au refus des autres catégories populaires de s’y installer. La spécialisation des territoires et leur ethnicisation se renforçant d’autant plus rapidement.

Le résultat est aujourd’hui de plus en plus visible, des catégories populaires immigrées se concentrent dans les métropoles tandis que des catégories populaires d’origine française ou d’immigration ancienne occupent les espaces périurbains et ruraux.

Quelques chercheurs travaillent sur la question du voisinage (je pense à Bernard Aubry et à Michèle Tribalat (4)) des jeunes d’origine française et étrangère. Les résultats sont assez étonnants. Entre 1968 et 2005, le voisinage de 80% des jeunes d’origine française n’avait pratiquement pas changé. Ceux-ci voisinaient toujours avec d’autres jeunes d’origine française alors même que la part des jeunes d’origine étrangère a augmenté. Cela souligne d’une part la concentration des populations immigrées mais aussi des pratiques d’évitement. Plusieurs enquêtes réalisées dans le sud de la France sur la question de la relocalisation des ménages d’origine française montrent que les jeunes d’origine française vivent ainsi de plus en plus dans des communes de moins de 10 000 habitants, ce pourcentage ne cesse de s’élever dans le Sud. Dans le même temps, la part des jeunes d’origine étrangère a augmenté dans les villes de plus de 10 000 habitants.

Parce qu’il est structuré par des logiques économiques et foncières, le séparatisme en milieu populaire risque de s’incruster. Évidemment, on peut tenter de se rassurer en faisant remarquer que la France a moins de problèmes que d’autres pays avec la question des origines, que les taux de mariages mixtes sont plus élevés qu’ailleurs. Mais malheureusement, on sait aujourd’hui que les enquêtes sur lesquelles reposent ces résultats (je pense à l’enquête MGIS de 1992 (5)) ont été très surinterprêtées et surtout qu’elles ont été réalisées à une période où les immigrés extra-européens étaient moins nombreux. D’autre part, les enquêtes concernant les unions mixtes, (les enquêtes de la DREES sur le parcours de migrants) montrent qu’environ 60% des Français rejoints au titre de conjoints de Français sont d’origine étrangère.

Mais plus que la mixité, c’est la cohésion nationale qui doit être au cœur de nos préoccupations surtout à un moment où les dynamiques séparatistes sont fortes.

Je terminerai en évoquant la question politique.
L’élection de Nicolas Sarkozy a eu une composante populaire, il a notamment attiré les petits revenus. Les banlieues, elles, ont voté Ségolène Royal. Dans le même temps, la candidature d’Olivier Besancenot n’a eu aucun succès auprès des milieux populaires, pas plus dans les banlieues que dans les milieux ouvriers.
La question sociale ne serait-elle plus audible en milieu populaire ?

Certainement pas, mais elle ne suffit pas à capter l’électorat populaire. Si nous sommes tous d’accord pour dire que la mondialisation libérale a installé l’insécurité sociale au cœur des milieux populaires, en revanche nous sommes peu nombreux à souligner l’insécurité culturelle qu’elle provoque en installant le multiculturalisme dans des milieux façonnés par une tradition égalitaire. Abandonnées au libéralisme économique, les couches populaires doivent dorénavant faire face au multiculturalisme dans un pays égalitaire. Cette situation est particulièrement anxiogène et ce d’autant plus qu’à l’insécurité sociale et culturelle s’ajoute aussi une insécurité démographique. Un constat que les élites refusent de prendre en compte.

Je parlais tout à l’heure des minorités et des majorités relatives, c’est un point fondamental. La référence au territoire est très importante, surtout en milieu populaire. Être d’un endroit, évoluer dans un quartier, reconnaître ses voisins est fondamental. Or l’immigration a fait basculer démographiquement certains territoires. Le fait de devenir minoritaire dans un quartier n’est pas anodin, c’est une vraie question.

Les catégories populaires ont été complètement lâchées. On leur a vanté le libéralisme, elles sont parties au front dans les petites entreprises et leurs conditions de travail se sont détériorées. Ensuite, on leur a présenté le multiculturalisme comme la panacée, le modèle incontournable. En France, les catégories populaires ont très bien accueilli l’immigration mais elles se trouvent aujourd’hui face à une insécurité culturelle qu’elles doivent gérer seules. Cette question doit être prise en compte par les responsables politiques. Il n’est pas anodin de voir son environnement changer. Quel discours tient-on à l’école ? Que signifie le fait de scolariser son enfant dans une école multiculturelle ? Les catégories populaires ont dû affronter ces questions tandis qu’on leur désignait l’horizon riant de la mondialisation et du multiculturalisme.

Le séparatisme en milieu populaire va-t-il s’aggraver ? Qui traite de cette question ? Aujourd’hui, selon l’endroit où on naît, selon ses origines, on ne pense pas la mondialisation, on ne pense pas l’Etat de la même façon. La perception de l’Etat dans le rural et le périurbain n’est pas la même que la perception de l’Etat dans les banlieues.
L’enjeu aujourd’hui n’est-il pas de répondre à toutes ces questions ?

Jean-Pierre Chevènement
Merci, Monsieur Guilluy, pour cet exposé très intéressant. Vous avez posé beaucoup de questions auxquelles nous n’avons pas encore la réponse. Vous-même, qui y consacrez une partie de votre temps, retournez le problème sous toutes ses facettes sans trouver l’angle à partir duquel on pourrait ressusciter le peuple.
Je me tourne vers Gaël Brustier qui « Recherche le peuple désespérément ».
Vous êtes donc deux désespérés, avec votre « lanterne de Soubise » (6) à la main ! Pouvez-vous néanmoins essayer de nous trouver des pistes ?

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1/ Les zones urbaines sensibles (ZUS) sont des territoires infra-urbains définis par les pouvoirs publics pour être la cible prioritaire de la politique de la ville, en fonction des considérations locales liées aux difficultés que connaissent les habitants de ces territoires.
La loi du 14 novembre 1996 de mise en œuvre du pacte de relance de la politique de la ville distingue trois niveaux d’intervention :
– les zones urbaines sensibles (ZUS) ;
– les zones de redynamisation urbaine (ZRU) ;
– les zones franches urbaines (ZFU).
Les trois niveaux d’intervention ZUS, ZRU et ZFU, caractérisés par des dispositifs d’ordre fiscal et social d’importance croissante, visent à répondre à des degrés différents de difficultés rencontrées dans ces quartiers. (source Insee)
2/ Le ghetto français. Enquête sur le séparatisme social, Éric Maurin, Seuil, 2004
3/ Gated communities : Ce terme anglo-américain recouvre des formes variées d’enclosure résidentielle soumise à des règles contractuelles de gouvernance territoriale privée. On compare souvent les lotissements, immeubles sécurisés et certaines grilles érigées par les municipalités entre quartiers pavillonnaires et logement sociaux en France, aux « gated communities » des États-Unis.
4/ Les voisins des jeunes d’origine étrangère en France (Bernard Aubry, INSEE, Strasbourg, Michèle Tribalat, INED, Paris).
L’environnement dans lequel grandissent les enfants influe sur leur destin. Cet impact passe par la famille, mais aussi par les pairs qu’ils fréquentent et avec lesquels ils voisinent. Les concentrations ethniques, mesurées dans des aires géographiques correspondant aux découpages institutionnels habituels (régions, départements, et même communes), ne suffisent pas à décrire le voisinage des jeunes. Grâce au fichier historique des recensements SAPHIR (RP 1968 à RP 1999), patiemment élaboré à l’Insee Strasbourg par Bernard Aubry, il est possible de calculer des concentrations ethniques pour la tranche d’âge 0-17 ans, sur toutes sortes d’aires géographiques (secteurs gendarmerie et police par exemple), et d’élaborer des indicateurs de voisinage se référant, non aux espaces, mais aux individus eux-mêmes.
5/ En 1992, l’Insee et l’Ined, déjà associés, réalisaient une enquête intitulée Mobilité géographique et insertion sociale (MGIS). Pour la première fois en France on a pu, à travers un questionnaire conçu pour l’exploitation statistique, mesurer comment des personnes immigrées issues de différents pays, ainsi que leurs enfants, s’intégraient dans la société française. Ce travail était réalisé à travers un nombre important d’indicateurs allant du mode de vie à la pratique des langues, en passant par l’intégration professionnelle.
6/ Après la défaite de l’armée franco-impériale à Rossbach, en 1757, contre Frédéric II de Prusse, un petit poème brocardant le commandant vaincu (le prince de Soubise) courut les rues de Paris :
« Soubise dit, la lanterne à la main : J’ai beau chercher, où diable est mon armée ? »

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