La société iranienne en mouvement

Intervention de Bernard Hourcade, Directeur de recherche au CERES, ancien directeur de l’Institut français de recherche en Iran, au colloque du 23 novembre 2009, Où va l’Iran ?

Merci de me convier à partager l’expérience que j’ai de l’Iran. Ce n’est pas l’expérience d’un politologue mais plutôt celle d’un chercheur en sciences sociales. J’étudie la géographie de l’Iran, j’essaie de comprendre pourquoi les lieux ont de l’importance, pourquoi Téhéran n’est pas le Baloutchistan, Yazd n’est pas Tabriz, Ispahan n’est pas Chiraz et pourquoi leurs habitants sont différents.

Ces derniers temps ont été marqués par l’émergence d’une société iranienne très active. Les média nous montrent régulièrement des femmes iraniennes qui, malgré la loi qui leur est imposée, réussissent à prendre leur place dans la vie sociale. Aujourd’hui, les femmes iraniennes sont plus nombreuses que les garçons à l’université (62%), elles ont moins d’enfants que les Françaises. On observe donc un changement très important dans la sociologie féminine qui, évidemment, a une traduction politique.

On peut aussi parler d’une société qui bouge avec les jeunes, non sans avoir rappelé que l’Iran est, après Israël et le Liban, le pays le plus vieux du Moyen-Orient. La baisse de la fécondité depuis 1986 a entraîné la chute du nombre d’enfants de moins de quinze ans. Les générations les plus nombreuses ont entre vingt-cinq et trente ans (même si l’Iran est plus jeune que la France et si les jeunes Iraniens restent nombreux).

En 1999, des émeutes étudiantes avaient rassemblé pendant quelques semaines des jeunes gens qui n’avaient pas réussi à convaincre leurs parents de les suivre. Aujourd’hui, dans la rue, on voit, à côté de quelques jeunes, de nombreux adultes de trente-cinq à quarante ans, c’est pourquoi ce mouvement est important. Si la société iranienne bouge, c’est justement parce que l’Iran n’est pas un pays de jeunes, mais un pays de jeunes adultes, ce qui est fondamentalement différent dans la dynamique sociale et dans la durabilité de ce mouvement. La révolution date de trente ans et les moins de quarante ans, environ 75% de la population, n’ont jamais connu le régime du Shah. Autrement dit, on est dans un phénomène nouveau où la majorité de la société n’a plus la nostalgie du « temps jadis », la référence au passé a disparu. A l’époque du Shah, il y avait en Iran 170 000 étudiants, il y en a 2 500 000 aujourd’hui. La population a doublé et le nombre d’étudiants a été multiplié par quinze. Le niveau scolaire est ce qu’il est mais, aujourd’hui, une fille de la classe moyenne passe son bac à dix-huit ans et peut dire à ses parents : « J’accepte de ne pas aller à l’université, c’est trop loin. Mais je veux préparer un BTS de chimie à l’IUT proche… ». Après son BTS de chimie, elle aura vingt ans et n’épousera pas le cousin à qui elle était promise, elle poursuivra par une licence dans un College et, sa licence terminée, passera un doctorat. A vingt-cinq ans, elle épousera qui elle voudra. Les choses ont beaucoup changé en matière d’éducation et cette population éduquée se trouve également dans les campagnes où 80% des femmes rurales sont alphabétisées. Ce changement culturel montre que l’Iran est entré dans une mondialisation qui reste par ailleurs virtuelle : c’est par la connaissance, par le livre, par la radio, la télévision, internet que les Iraniens ont connaissance de ce qui se passe dans le monde car ces Iraniens des classes moyennes et populaires ou des petites villes demeurent aujourd’hui coupés du reste du monde.

Donc, la société bouge, s’active, regarde ce qui se passe à l’extérieur. La société est mécontente. Même ceux qui ont voté Ahmadinejad récemment sont mécontents. L’économie marche mal, l’inflation est gigantesque, le chômage n’en finit plus de monter. Mais entre le mécontentement social et le changement politique, le passage est difficile à faire dans un pays qui n’a pas de structures politiques. « Ils n’ont qu’à faire la révolution ! Ils n’ont qu’à changer de gouvernement ! » entend-on. Cela ne se fait pas si facilement.

Il s’est passé quelque chose de très important au mois de juin dernier.

En Iran, les élections avaient pour fonction principale de légitimer le vainqueur qui suscite un consensus. Il était élu avec quelques 75% des voix et tout le monde rentrait chez soi sans trop de problèmes, même si le vaincu n’était pas content, même si les fraudes étaient, comme d’habitude, assez importantes.

Or, cette fois-ci, pour la première fois, les élections avaient un enjeu parce que Barack Obama avait dit quelques mois avant les élections : « Je reconnais la République islamique d’Iran, je ne suis pas d’accord avec vous mais je respecte votre opinion ». Il a ainsi commis un « attentat politique », en quelque sorte, contre la République islamique en démolissant l’un de ses piliers : l’opposition aux États-Unis. Ceci a complètement perturbé le jeu politique. Au lieu d’opposer, comme d’habitude les plus ou moins à droite, les plus ou moins à gauche et les plus ou moins islamiques, les élections avaient pour la première fois un enjeu stratégique : la possibilité de mettre fin à trente ans de guerre froide contre les États-Unis, donc de stabiliser la République islamique. En effet, si les États-Unis ne s’opposent plus à cette république, elle a vocation à pouvoir continuer et celui qui serrera la main d’Obama sera le deuxième fondateur de la République islamique.

Or l’opposition n’était pas préparée à cela. Les quelques opposants habituels, les has been : Monsieur Karoubi, un vieux mollah, les amis de Monsieur Rafsandjani, un ancien au pouvoir depuis 30 ans, Moussavi, l’ancien premier ministre du temps de la guerre et de la soviétisation de l’économie, avaient pour vocation d’être celui qui serrerait la main d’Obama, mais cette opposition était divisée et surtout ne représentait pas l’avenir, la nouvelle société. Elle a fait cependant ce qu’elle a pu, et a même fait un travail magnifique dans les trois semaines qui ont précédé les élections, la « vague verte » a mobilisé les foules, mais on ne change pas un système politique en trois semaines, ni en trois mois.

Ahmadinejad a été un « bon » président, il a changé les préfets, les sous-préfets et les responsables de cantons en vue de contrôler l’élection, il était donc capable de « gagner » cette élection, en les contrôlant, comme d’habitude… Être élu avec 63% des voix (contre 75% d’habitude) n’est pas exceptionnel. Mais cette fois-ci, les gens sont descendus dans la rue, ils ont dit : Non, je n’accepte pas l’élection. Où est mon vote ? Ils ont considéré que l’habituelle fraude était cette fois-ci inacceptable parce qu’il y avait un véritable enjeu. C’est ce qui a donné à la société iranienne le courage d’aller dans la rue : Les États-Unis nous soutiennent, ils ne vont pas casser la dynamique comme ce fut le cas à l’époque où l’Amérique avait refusé plusieurs fois la main tendue par Khatami, soumettant les Iraniens au despotisme d’Ahmadinejad.

Cet enjeu explique pourquoi la foule était dans la rue – un ou deux millions à Téhéran -, mais la protestation a eu lieu et continue dans toutes les villes et les villages d’Iran. Elle sera durable parce que ce ne sont pas des étudiants qui font la révolution mais des gens comme vous et moi, qui sont mariés, ont deux enfants et travaillent. Ils ne font pas la révolution pour le plaisir mais poussés par une contrainte vitale et stratégique.

La situation est donc tout à fait nouvelle en Iran, avec une société qui passe au politique et qui est frustrée par des élections qui auraient dû entraîner ce passage au politique, à une nouvelle politique.

Ce passage à un changement politique a-t-il des chances d’aboutir ?
J’analyse souvent la politique iranienne selon ses trois composantes importantes :
La composante islamiste, conservatrice, traditionnelle. Depuis trente ans les mollahs contrôlent le pays.

De l’autre côté de l’échiquier politique, la tendance mondialiste ou internationale rassemble les gens qui, par le pétrole, par l’éducation, par la science, voient l’Iran comme une puissance régionale importante, un pays moderne qui peut vivre au XXIe siècle.

Entre les deux il y a les nationalistes.
La révolution contre le Shah, allié des États-Unis, avait uni les islamistes et les nationalistes contre les mondialistes. Contre l’impérialisme américain, des nationalistes iraniens s’étaient associés aux islamistes. Khomeyni et les intellectuels de gauche firent tomber le Shah en 1978, et depuis lors, le gouvernement iranien est dirigé par cette alliance islamistes-nationalistes. Le fait nouveau est que les nationalistes, ont été « libérés » par Obama qui a déclaré ne plus être leur « ennemi », ils peuvent donc aujourd’hui se rapprocher de « l’international » qui, désormais, n’est plus adversaire de l’Iran. Cette translation de la masse du nationalisme iranien de l’islamisme vers l’international était à mi-chemin au moment des élections en juin. Le balancier continue aujourd’hui parce qu’il est durable, à condition que la politique américaine continue dans le même sens. Si la politique américaine s’arrête, le balancier s’arrêtera et risque de repartir vers l’islamisme associé au nationalisme. Le jeu continue. La situation, en pleine mutation, est assez délicate.

Qui décide en Iran ?
Les Iraniens avaient sur la table une solution au problème nucléaire. Mais en Iran, aujourd’hui comme hier, personne ne décide. En effet, le système des mollahs consiste à trouver un consensus : on discute, on réunit un conseil à huis clos jusqu’à ce que tout le monde soit d’accord. C’est-à-dire jamais. Traditionnellement, chaque mollah est en effet indépendant de ses collègues, il y a donc division a priori. Tout le monde se dispute et on sort de la salle avec un consensus minimum, toujours radical : Mort à l’Amérique ! Mort à Israël ! Cette capacité de dire non, ce conservatisme au vocabulaire « révolutionnaire » a été caractéristique de l’Iran jusqu’à aujourd’hui.

Le problème est que les États-Unis ont changé de stratégie politique et qu’il faut répondre vite en raison de l’importance du calendrier nucléaire. Ahmadinejad a choisi une solution à la chinoise : il a bunkerisé la République islamique. Les opposants sont jetés en prison, on verrouille le système, les Gardiens de la Révolution bloquent la machine et la République islamique est « sauvée » parce qu’elle est mise au congélateur, incapable de bouger et que la société est bloquée par la répression. Il peut alors serrer la main d’Obama et accepter un accord ponctuel sur le nucléaire. Il peut faire l’ouverture internationale parce que le cœur du système est bloqué.

Mais, je l’ai dit tout à l’heure, la société continue et continuera de bouger. Il sait donc qu’il ne peut pas faire n’importe quoi, mais il n’est pas capable de compromis et répond par la fuite en avant. L’Iran n’est pas la Chine populaire et cette méthode de gouvernement fondée sur la seule répression semble vouée à l’échec, mais pour l’heure, elle est efficace.

Les opposants essaient de se structurer et d’avancer mais, pour l’instant, ne prennent pas de décision parce qu’ils n’en ont pas la capacité : il n’y a pas de parti politique structuré en Iran.

Les religieux redoutent plus que tout que les États-Unis – c’est-à-dire les pays Occidentaux, rentrent en Iran. Ils savent que si les États-Unis mettent un pied dans le pays, c’est tout le système politique et culturel de la République islamique qui risque de tomber. Ils craignent par dessus tout « l’invasion culturelle occidentale » Ils sont donc opposés à toute négociation.

Au milieu, Ahmadinejad n’a pas la capacité politique d’imposer sa volonté parce qu’il n’a avec lui ni la rue, ni l’opposition libérale, ni les mollahs, ni même les Gardiens de la Révolution.

Jusqu’à maintenant, les anciens généraux des Gardiens de la Révolution, de bons musulmans, des nationalistes, qui ont aujourd’hui cinquante ou cinquante-cinq ans, qui ont fait la guerre Irak/Iran (1980-1988), sont restés silencieux. Ils ont combattu pour défendre la patrie, ils sont maintenant docteurs, ingénieurs, ils font du business. Ce ne sont pas des anges mais, en tant que vainqueurs de la guerre Irak/Iran et que défenseurs de l’islam, ils ont la capacité de dire aux Gardiens de la Révolution actuels les plus durs et aux mollahs, qu’ils ont la volonté d’ouvrir la main vers les États-Unis parce qu’ils veulent que l’Iran soit un grand pays moderne. L’un d’entre eux, Rezaï, commandant en chef des Pasdarans était candidat contre Ahmadinejad en 2009, Mohammad Bagher Qalibaf, actuel maire de Téhéran était candidat aux élections contre le même Ahmadinejad en 2005, il sera peut-être le Bonaparte iranien qui, si l’anarchie se prolonge et si les États-Unis n’obtiennent pas de réponse rapidement, prendra le pouvoir par un coup d’État avec le concours du Guide qui n’aura pas d’autre choix que de le soutenir pour sauver le régime.

Le scénario est assez pessimiste, assez dur. Des conflits sont possibles, voire un coup d’Etat militaire. D’autres solutions, démocratiques sont rêvées. Il est difficile de faire un pronostic.

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