Une société fragmentée

Intervention de Mariam Abou Zahab, chercheur au CERI et chargée de cours à l’INALCO au colloque du 22 juin 2009, Où va la Pakistan ?

La couverture des médias occidentaux tend à présenter le Pakistan comme une entité unique. Or le Pakistan est un pays extrêmement divers et, comme Max-Jean Zins l’a très bien dit, un pays de paradoxes où rien n’est simple et où les choses ne sont jamais ce qu’elles paraissent être de prime abord.

Soixante ans après la création de ce pays, les Musulmans, pour lesquels le Pakistan signifiait paix, sécurité, opportunités économiques pour un avenir meilleur, se demandent ce qu’il est advenu de l’idéalisme de 1947.

La religion, qui devait être un facteur d’unité, s’est révélée être un grand facteur de fragmentation.
Le pouvoir de l’armée reste très fort, le leadership politique et les institutions civiles extrêmement faibles, l’économie au bord de la banqueroute. Les relations entre le gouvernement fédéral et les provinces sont toujours très difficiles, ce qui ne fait qu’exacerber les tensions, les disparités de revenus énormes entre l’élite au pouvoir et les dizaines de millions de gens qui vivent dans la pauvreté et la marginalisation sociale (ce qui n’a fait que s’aggraver depuis l’arrivée au pouvoir de Musharraf).

On a beaucoup parlé de croissance économique mais c’est une croissance sans développement ; les pauvres n’ont pas vu de changement et cela a abouti à une société très polarisée. Selon la Banque mondiale, le tiers de la population vit actuellement sous le seuil de la pauvreté, ce qui est nettement plus que lorsque Musharraf a pris le pouvoir en octobre 1999. L’inflation est considérable tandis que sont supprimées les subventions sur les prix des produits de base, de la nourriture, du carburant. Le chômage très important touche tout le monde (le Pakistan est touché par la crise mondiale comme tous les autres pays), y compris les catégories supérieures, urbaines, éduquées, anglophones qui travaillent pour les banques ou les multinationales à Karachi.

C’est surtout la classe moyenne qui en souffre. Les budgets, au Pakistan, sont toujours supposés être « poor friendly », favorables aux pauvres. Dans la réalité, ce n’est pas le cas.

On voit aujourd’hui (l’année budgétaire pakistanaise commence en juin) que la part du PNB consacrée à la santé et à l’éducation reste extrêmement faible par rapport à ce qu’elle est dans beaucoup d’autres pays. L’enseignement primaire est en déshérence au Pakistan. La Banque mondiale considère que le Pakistan, dans ce domaine, se classe au 134ème rang sur 180 pays. Le taux d’alphabétisation est beaucoup plus faible au Pakistan que dans les pays voisins, en Inde, au Sri Lanka et même au Bengladesh.

D’autre part, le Pakistan n’a pas fait encore sa révolution démographique, le taux de croissance démographique reste plus élevé que dans les pays de la région (excepté l’Afghanistan).
Tout cela a des conséquences très graves sur le développement économique et sur la participation politique.

L’incapacité de parvenir à un consensus sur la relation entre l’Islam d’un côté, l’Etat et la société de l’autre est bien connue. C’est l’un des facteurs qui ont empêché le pays de mettre en place des institutions politiques participatives.

La société actuelle est très différente de celle que j’ai découverte quand je suis arrivée au Pakistan pour la première fois au tout début des années soixante-dix. A l’époque, la pratique religieuse était importante mais l’ambiance était différente. La société était tolérante, les activités culturelles nombreuses (c’était le début de la période Bhutto). On insistait sur les langues régionales, les cultures locales, le soufisme, y compris sous sa forme folklorisée. On ne voyait aucune tentative organisée pour imposer une interprétation de l’Islam. Les extrémistes existaient, mais ils étaient à la marge de la société.

Après 1971, le traumatisme provoqué par la sécession du Bengladesh a été largement aussi important que celui de la partition de 1947 : c’était l’échec de l’idée de Pakistan, l’échec d’une utopie, d’une nationalité pakistanaise, d’une conscience nationale qui aurait pu se faire autour de l’Islam. Le fait que la majorité de la population avait fait sécession montrait que c’était une utopie. On continue à se demander : Qui est responsable ? Aurait-on pu faire autrement ? Depuis, le syndrome Bengladesh conduit à considérer toute revendication d’autonomie d’une province comme sécessionniste et comme une trahison. On n’a pas réussi, jusqu’à aujourd’hui, à régler le problème des relations entre le centre, le gouvernement fédéral et les provinces. C’est une des raisons de l’insurrection au Baloutchistan.

Après 1971 le discours sur le « nation building » est devenu beaucoup plus introverti et on a reconstruit des frontières idéologiques très étroites. C’est devenu un nationalisme négatif, violent, militariste, qui voit des ennemis partout aux frontières. On a complètement réécrit le passé, dans les livres scolaires et ailleurs, pour avoir un récit alternatif complètement tourné vers le Moyen-Orient plutôt que vers l’Inde (et ce, avant même le général Zia, dès la présidence Bhutto).

Sous le général Zia, dans les années 80, l’islam est devenu un instrument d’homogénéisation et de contrôle. Les tensions sur la place de la religion dans la société ont été exacerbées par des facteurs extérieurs, notamment la révolution iranienne et le jihad afghan.

La société a ensuite été transformée par l’urbanisation, qui, plus tardive qu’ailleurs, s’est faite plus rapidement et de façon désordonnée. Le phénomène nouveau de para-urbanisation (les gens continuent à vivre dans un environnement villageois et tous les jours vont travailler en ville) diffère de la périurbanisation, où la ville s’étend à partir du centre. Il subsiste des espaces vides et un environnement villageois, mais le développement des transports a changé la vision du monde.

L’émigration continue à avoir des conséquences socioculturelles énormes, notamment l’émigration vers le Golfe et, plus généralement, vers toute la péninsule arabique. Il faut, toutefois, relativiser ses conséquences, notamment en ce qui concerne la radicalisation des identités religieuses. L’émigration a permis une certaine forme de mobilité sociale qui souvent se traduit par le fait qu’on quitte ensuite le village pour venir habiter en ville.

Le fossé s’est creusé entre les centres de pouvoir traditionnels, qui continuent à dominer la politique électorale et les structures de pouvoir, et tout un mouvement à la base qui souhaite la démocratie. Il ne s’agit pas de la démocratie au sens où on l’entend en Occident mais de justice sociale, de respect de la loi, d’Etat de droit, d’indépendance de l’appareil judiciaire, de médias libres. Il s’agit aussi de participation dans des partis politiques, afin que ceux-ci fonctionnent véritablement comme des partis et non comme des dynasties ou des clans familiaux, et que les revendications puissent aboutir, ce qui n’est pas le cas maintenant.

On assiste aussi à une ruralisation des villes en ce sens que, contrairement à ce qu’on peut penser, toutes les hiérarchies sociales, notamment le système de castes au Pandjab, les identités de clans, les identités ethniques, les identités tribales, tous ces réseaux de solidarité, loin de disparaître, sont réinventés et parfois exacerbés. L’urbanisation n’entraîne pas la mixité à l’intérieur des villes mais une proximité, en raison de la façon dont l’espace urbain est occupé. On peut donc parler d’un ethos rural présent en ville. Cela a aussi des conséquences importantes.

Qu’est-ce que la politique pour les trois catégories sociales : les élites, la classe moyenne et les catégories plus défavorisées ?

La politique est vue au Pakistan comme un jeu pour les élites qui dépensent une énergie et des ressources considérables, lorsqu’ils sont au pouvoir, pour exclure leurs rivaux et manipulent les institutions dans leur intérêt propre. Le système social est fondé sur une approche verticale de la politique, personnalisée et centrée autour de relations de clientélisme. Les règles existent, le niveau d’institutionnalisation peut paraître acceptable selon des critères occidentaux, mais ces règles peuvent très facilement être modifiées et elles sont toujours appliquées arbitrairement. Selon un proverbe pakistanais, l’éléphant a deux rangées de dents : une pour montrer et une pour manger et c’est celle pour manger qui compte, évidemment !

Il n’y a donc pas de réseaux horizontaux forts (hormis ceux des élites) organisés autour d’intérêts communs. La société n’a pas encore la capacité de contester les alliances d’élites qui contrôlent l’accès au pouvoir.

Au Pakistan se perpétue le mythe du féodalisme. Le féodalisme crée normalement des obligations réciproques ; ce n’est pas le cas au Pakistan où ceux qu’on présente comme féodaux possèdent de la terre, réussissent en politique en servant d’intermédiaires entre les paysans et l’Etat. Les paysans ne leur appartiennent pas, contrairement à ce qu’on peut dire, mais les féodaux obtiennent leur loyauté en créant un système parallèle d’intervention en faveur des paysans auprès de la bureaucratie, de la police, de l’armée qui, souvent, sont extérieurs. Ceux qui sont présentés comme de grands féodaux, par exemple les Chaudhry de Gujrat et leurs rivaux Pugganwala et Ahmed Mukhtar qui soutiennent le PPP ou la Ligue musulmane sont en fait des industriels. La véritable famille féodale de Gujrat, la famille du Nawabzada, est depuis longtemps marginalisée en politique. Ces propriétaires terriens ont été renforcés par l’administration coloniale. Ils ont reçu de la Grande-Bretagne des terres, des privilèges. En Inde, la réforme agraire a fortement réduit leur pouvoir après la partition. Au Pakistan, où il n’y a jamais eu de véritable réforme agraire, ils ont même étendu leur influence. Ils ont été rejoints par de nouveaux groupes, les élites industrielles. Il y a tout un nexus entre les propriétaires terriens et les industriels, l’élite de l’armée, l’élite expatriée.

Cette élite expatriée a des comportements très radicalisés : ou bien elle est complètement secular, se tient à distance de tout ce qui est pakistanais et s’assimile totalement dans la société d’accueil, ou bien elle s’est fortement islamisée et radicalisée et revient au Pakistan (c’est souvent le cas des plus jeunes), où son accès à des ressources et à des capacités intellectuelles en font l’instrument potentiel de la modernisation, de la politisation d’un certain extrémisme religieux.

Il y a aussi une catégorie de gens qui se sont enrichis par la corruption, qui ont fait des affaires. Ils se marient entre eux, constituant un melting pot. Ils sont scolarisés dans des écoles en anglais, puis poursuivent leurs études à l’étranger ou dans les universités privées locales. Ils ont de la famille à l’étranger et, dans ces milieux endogames, les mariages sont arrangés. Les choix professionnels les mènent, par le biais des connexions familiales, vers l’armée ou les emplois civils élevés ou bien ils reprennent l’entreprise familiale ou encore font une carrière à l’étranger. Ces élites continuent à dominer le jeu politique.

On parle beaucoup de la classe moyenne pakistanaise. Mais elle est loin d’être homogène, libérale et progressiste.

Les milieux commerçants, la classe moyenne urbaine, sont socialisés dans le vernaculaire, dans le local. Ils sont très conservateurs, socialement et religieusement.

Hilary Clinton, à propos du mouvement des avocats, révéla, une fois de plus, sa grande naïveté : « Nous devons soutenir ces avocats héroïques descendus dans la rue pour réclamer la démocratie. Quand des gens qui portent une veste et une cravate sont dans la rue, ce sont eux que nous devons soutenir : la société civile, la classe moyenne du Pakistan ».

Elle n’avait rien compris, le mouvement des avocats ne luttait pas pour la classe moyenne, les avocats défendaient leurs intérêts propres. Beaucoup sont des militants de partis qui n’ont pas été des modèles d’indépendance de la justice quand ils étaient au pouvoir et qui ont même été souvent des ennemis de l’indépendance du pouvoir judiciaire. Le mouvement n’avait rien de progressiste ni de révolutionnaire, il est apparu à un moment où la classe moyenne souffrait surtout économiquement et dans un environnement d’insécurité. C’était donc une sorte de combat pour le maintien d’un statu quo. Le président de la cour suprême, Ifitkhar Chaudhry, personnage peu recommandable, était devenu une sorte de symbole. Mais le mouvement n’était pas ce qu’il semblait être.

Cette classe moyenne est apparue dans les années quatre-vingt grâce à l’argent américain et saoudien qui s’est déversé sur le Pakistan et grâce à l’émigration. On a vu apparaître des partis qui représentaient les aspirations politiques et économiques de cette classe moyenne : le parti des Mohajir, le MQM (Muttahida Qaumi Movement) à Karachi, la renaissance de la Ligue musulmane autour de Nawaz Sharif, qui incarnait cette petite classe moyenne urbaine très proche de l’establishment militaire (sorte de nexus de l’establishment militaro-industriel). Ce sont des conservateurs pro-armée qui sauvegardent les intérêts des industriels et ceux de l’armée contre les catégories sociales plus défavorisées, base du soutien traditionnel du PPP, le parti de la famille Bhutto. Traditionnellement cette petite classe moyenne, surtout à Karachi, était la base électorale de la Jamaat-e-Islami (JI), version pakistanaise des Frères musulmans, mais, à partir du milieu des années quatre-vingt, il y a eu un changement complet et la Jamaat-e-Islami est devenue un peu obsolète pour représenter cette classe moyenne urbaine. La Jamaat-e-Islami s’est alors réinventée et recentrée sur les Pashtounes. Le milieu des années quatre-vingt voit en effet une « pachtounisation » de tous les partis religieux.

Dans les années 1990 un lien idéologique s’est développé entre ces nouvelles classes moyennes urbaines et le nexus militaro-industriel. Cette classe moyenne a une idéologie politiquement conservatrice, elle est pro-capitaliste, pro-armée, antipopuliste donc opposée au PPP (elle craignait que le PPP ne réduise à néant le développement économique des années Zia). Elle a atteint son sommet au moment des élections de 1997 remportées par la Ligue musulmane-Nawaz.

Après son coup d’Etat, en 1999, le général Musharraf a été obligé de passer un compromis avec cette catégorie sociale en élaborant le concept de « modération éclairée ». La bulle économique qui se forma sous Musharraf a surtout profité à cette classe moyenne urbaine penjabie. Ce sont des gens relativement éduqués mais socialisés dans le vernaculaire, nationalistes, d’un islamisme modéré, relativement pieux mais regardant volontiers les films indiens (révélant une certaine hypocrisie), pas particulièrement sophistiqués politiquement, qui fonctionnent en penjabi ou en ourdou, lisent la presse locale, regardent les chaînes satellitaires mais qui n’ont pas le comportement politique habituel d’une classe moyenne.
Au Pakistan, la classe moyenne consomme. Elle est souvent présentée comme la classe qui « bavarde » beaucoup mais ne participe pas à la vie politique. Les modes de participation politique au Pakistan sont les grands meetings, phénomène très indien, les manifestations de rues (pour ou contre), souvent violentes, et le vote. La classe moyenne ne fait rien de tout ça et elle vote très peu. Le taux de participation au Pakistan est un des plus bas au monde. On retrouve la classe moyenne dans des partis religieux et au MQM qui ont une conception problématique de la démocratie : ils voient le recours à la violence comme un moyen légitime de faire de la politique. Dans leurs discours ils confondent politique féodale et politique dynastique et, en fait, ont une attitude antipolitique. Ils rejettent les élites et agissent comme rassemblement peu organisé qui sert à discréditer un dirigeant (Musharraf mais aussi Nawaz Sharif et Benazir Bhutto) pour préparer le chemin à une prise de pouvoir de l’armée.

L’électeur du PPP (Parti du peuple pakistanais) vit dans un monde différent. Il est plus rural, plus traditionnel, moins nationaliste, son islam est moins influencé par des tendances globales, il est moins politisé, plus proche du soufisme. Aujourd’hui, le PPP va devoir se réinventer pour ne pas devenir un parti complètement ethnique limité au Sind rural.

Les catégories les plus défavorisées de la population sont la base de soutien des islamistes. Ce sont des gens qui vivent au jour le jour, tellement pauvres qu’ils ne se préoccupent pas des partis dont ils n’attendent rien car ceux-ci sont les instruments de l’élite. Ils savent qu’il n’y a pas d’Etat de droit, que la police les vole et que les membres de l’élite s’en sortent toujours en payant la police ou les juges. Quand ils vont à l’étranger, c’est en tant que travailleurs manuels, souvent clandestinement. Ils font leurs études dans l’enseignement public, en déshérence absolue, dans les madrasas ou dans des écoles privées qui ne leur permettront pas d’accéder au marché du travail. L’absence de voie de participation politique ne leur permet pas de canaliser le ressentiment qu’ils éprouvent pour l’élite, ressentiment largement lié, surtout depuis 2001, à une globalisation et à une militarisation de l’imaginaire. Plusieurs générations, depuis les années quatre-vingt, ont été socialisées dans le militantisme et dans l’extrémisme religieux, que ce soit par les medias, par le système éducatif des écoles d’enseignement public, pires que les madrasas dans ce domaine, et par l’appareil d’Etat. Ils ont donc intériorisé un discours islamiste et ont maintenant pour référence une identité musulmane transnationale : les injustices de l’Occident envers les musulmans (la Palestine, le Cachemire). Ils voient l’Occident comme un ennemi de l’islam et se tiennent donc toujours prêts à résister à une éventuelle occupation du Pakistan, à libérer les musulmans de la domination occidentale. L’islam est pour eux le seul moyen de négocier le pouvoir dans une société politiquement stagnante. Pour les jeunes de ces catégories défavorisées, rejoindre un groupe extrémiste, jihadiste, est une forme de promotion sociale. Non seulement parce qu’on peut obtenir dans l’au-delà ce qu’on n’aura jamais sur terre mais aussi parce que ceci implique une transformation sociale. Quand, déracinés de leurs villages, ces jeunes arrivent dans une ville comme Karachi (16 millions d’habitants dont la moitié vit dans des quartiers « crus » qui n’ont pas d’existence administrative), pour constituer ces catégories sociales marginales émergentes, le fait de rejoindre un groupe religieux, quel qu’il soit, leur donne un sentiment d’appartenance (couleur du turban ou des vêtements) et un pouvoir social : au nom de la religion on peut donner des leçons aux plus âgés. Le groupe peut aussi fournir un emploi et dispenser un petit salaire. Si c’est un groupe jihadiste qui procure une arme, il confère un vrai pouvoir.

La société pachtoune s’est trouvée brutalement projetée dans le XXIe siècle à cause de la globalisation, du raz-de-marée de l’information : la télévision satellite, l’accès internet en ville, les DVD qui circulent. Tout cela a donné aux Pachtounes le sentiment que leur culture est contaminée. Beaucoup disent qu’ils sont d’accord avec le message religieux des talibans mais pas avec la révolution sociale.

Un système colonial était resté en place qui consistait à payer les chefs de tribus pour les pacifier. Les Anglais avaient agi de cette manière parce qu’ils n’étaient jamais venus à bout des Pachtounes. Les Pakistanais ont perpétué le système, bien qu’il fût rejeté par la population depuis trente ans. Seules les élites en bénéficiaient, la majorité de la population n’y voyait aucun avantage économique ou social. Ce sont les jeunes et les catégories défavorisées qui ont réagi contre ce système. Les dynamiques sont très différentes selon les zones tribales et selon les régions comme à Swat qui a une dynamique et une histoire très particulières.

Ce qu’on peut tirer de tout cela c’est que le contrat social est brisé. Il y a des zones qui n’appartiennent au Pakistan que de nom. Il y a eu les « talibans pakistanais », un mot-valise qui recouvre des réalités extrêmement différentes. C’est une affaire de génération : tous les dirigeants ont une trentaine d’années au plus. Dans un milieu tribal normal ils n’auraient aucune légitimité. Ils appartiennent à des clans mineurs, à des catégories défavorisées. Ils ont complètement transformé l’équilibre des pouvoirs comme l’avaient fait les talibans en Afghanistan dix ans plus tôt. On assiste à un renversement complet de la hiérarchie sociale : ce sont des pauvres ruraux qui prennent le dessus. Ils ont éliminé tous ceux qui avaient un intérêt dans le statu quo dont ils recevaient des privilèges et un statut.

Si l’armée pakistanaise parvient à éliminer les talibans, elle créera un nouveau vide et ne résoudra pas le problème. Pour remplir ce vide il faudra faire rentrer les zones tribales dans le droit commun (donc donner aux partis politiques le droit de fonctionner), abroger toutes les anciennes lois coloniales er surtout donner du travail, et dépenser un peu plus d’argent dans les domaines de la santé et de l’éducation.

Sont-ils prêts à accepter un contrat social dans lequel ils abandonneront volontairement certaines de leurs libertés en échange d’une protection de l’Etat et de droits et privilèges liés à la citoyenneté ?
L’Etat a-t-il la volonté et la capacité de respecter ce contrat ?

La situation est très instable, la société paraît fragile, les institutions faibles.
On peut quand même espérer : il y a maintenant un consensus sur la nécessité de combattre la corruption, une demande forte de justice sociale. On a avancé un peu dans le domaine de l’indépendance de l’appareil judiciaire (il faut espérer que ce n’est pas juste une façade).

Une chose est certaine : ramener la religion dans la sphère privée au Pakistan, c’est une bataille perdue, parce que l’invasion américaine de l’Afghanistan en 2001 a remis le rôle de la religion dans la société au premier plan.
Merci.

Jean-Pierre Chevènement
Merci, Madame Abou Zahab, pour cet exposé à la fois vécu et approfondi sur la société pakistanaise.
Nous allons en venir à l’armée. Salman Rushdie m’a dit un jour en paraphrasant Voltaire : « Le Pakistan n’est pas un pays qui a une armée, c’est une armée qui a un pays ». Et pas n’importe quel pays, c’est le deuxième plus grand pays musulman du monde : 160 millions d’habitants.
Je donne la parole à Madame Amélie Blom.i[

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