Intervention de Loïc Hennekinne, Ambassadeur de France, au colloque du 22 juin 2009, Où va la Pakistan ?
Dans le cas d’AFPAK, le mot-valise est justifié dans la mesure où il s’agit des deux problèmes qui préoccupent de manière prioritaire la nouvelle administration américaine et un certain nombre de pays occidentaux. La situation se détériore en Afghanistan. Ce pays n’a pas réussi, depuis dix ans, à construire un Etat. D’autre part le Pakistan, comme cela vient de nous être expliqué, est une société qui a ses problèmes et un Etat très fragile. Ces deux pays ont actuellement leurs destins liés. Pour le Pakistan, le facteur afghan découle de considérations historiques, politico-stratégiques et religieuses.
Un rappel historique n’est pas inutile.
J’appartiens à une génération qui est arrivée à une conscience politique et historique à l’époque de la guerre d’Indochine et de la guerre du Vietnam. A cette époque, nos professeurs, à Sciences-Po (ou les éditorialistes de notre quotidien du soir) nous expliquaient que nous, Français, étions particulièrement nuls en matière de décolonisation et qu’il fallait prendre exemple sur l’Empire britannique qui avait « merveilleusement » décolonisé. Max-Jean Zins nous a expliqué tout à l’heure que la partition entre l’Inde et le Pakistan n’a pas été un chemin pavé de roses. Au fil de ma carrière, j’ai découvert tous les problèmes que les Britanniques ont laissés derrière eux, depuis Chypre jusqu’au Kenya, et, aujourd’hui, jusqu’au problème du Darfour. Imaginer que le problème du Darfour est né de l’annexion du Darfour par le vilain président soudanais, c’est oublier que c’est l’Empire britannique qui avait décidé d’intégrer, au XIXe siècle, cette royauté indépendante au Soudan.
Je ferme la parenthèse, sauf pour dire qu’au Pakistan et en Afghanistan, nous pouvons voir également la main du colonisateur puisque, en 1895, Mortimer Durand, un conciliateur britannique, a choisi la « ligne de crête », pour séparer le royaume d’Afghanistan du reste de l’Empire britannique, privilégiant la géographie sur l’ethnographie. Il a ainsi durablement coupé en deux le peuple pachtoune, comme, à la même époque, au XIXe siècle, le peuple baloutche était coupé en trois par le même empire britannique. Cette ligne de démarcation a été reprise telle quelle au moment de la création du Pakistan. Au même moment, on ignorait royalement la revendication de l’Etat de Kalat, le Baloutchistan actuel, qui réclamait l’indépendance, tandis que le colonisateur décidait de l’inclure dans l’Etat pakistanais.
L’imbrication des populations, ainsi confirmée, a créé à la fois des solidarités interethniques et des adhérences.
Les considérations politico-stratégiques sont apparues dans les années quatre-vingt, quand le Pakistan a voulu complaire à son principal allié, les Etats-Unis et déplaire à son principal ennemi, l’Inde, dont la politique extérieure, depuis Nehru, était fondée sur l’alliance avec l’Union soviétique. Comme les forces soviétiques étaient intervenues en Afghanistan, les Pakistanais ont accepté de suivre les recommandations américaines et de s’impliquer dans ce conflit afghan, en choisissant (sur le conseil des services américains) parmi les différents mouvements qui luttaient pour l’indépendance au Pakistan, le plus fondamentaliste, celui d’ Hekmatyar. Il se trouve que, le jour de l’assassinat de Massoud, j’étais, à Islamabad pour des consultations avec mes homologues, avec le ministre des Affaires étrangères et avec Musharraf. Le lendemain, je tenais une conférence de presse. 80% des questions portaient sur l’assassinat de Massoud. Il y avait de la jubilation chez mes interlocuteurs journalistes. Il est clair que, dans le conflit afghan, les Pakistanais ont fait leur choix pour les mouvements les plus extrémistes sur le plan religieux. Peut-être y a-t-il eu aussi à l’époque, de la part d’Islamabad, l’idée de se doter d’une profondeur stratégique avec l’Afghanistan. Je n’y crois pas beaucoup.
Cette politique étrangère, adoptée dans les années quatre-vingt par les autorités d’Islamabad, ne contredisait pas, bien au contraire, l’islamisation constante, depuis Zia, de la société, du pays, de la jeunesse et des forces armées, par l’intériorisation du discours islamiste.
Ces facteurs expliquent que le Pakistan doit vivre avec le problème de l’Afghanistan et ne peut pas l’évacuer.
La conséquence de cette évolution, c’est qu’à la porosité des frontières correspond une porosité des situations. Les deux pays s’échangent librement leurs problèmes. Du côté du Pakistan, les madrasas et, si je comprends bien, les établissements d’éducation publique, forment dès l’enfance des jeunes à qui on tient un discours islamiste. On leur parle du djihad et les plus convaincus, en prenant de l’âge, se retrouvent combattre de l’autre côté de la frontière dans les rangs talibans ou d’Al Qaïda. On m’objectera qu’il ne s’agit que d’enfants mais, alors qu’on nous ressasse que nos enfants doivent se familiariser avec les langues étrangères dès le plus jeune âge pour se les approprier, on ne me convaincra pas que parler djihad à des enfants de cinq ou six ans ne saurait laisser de trace ! Un certain nombre d’apprentis terroristes sont, à n’en pas douter, des produits de certains établissements d’éducation pakistanais.
Le 10 septembre 2001, j’avais été reçu longuement par Musharraf. Je lui avais exprimé notre inquiétude en découvrant en Afrique du nord et dans les pays européens, selon nos services spéciaux, des gens formés au Pakistan, notamment dans les écoles religieuses. J’avais ajouté : « Je ne sais pas s’il y en a en Amérique du nord ». Il m’avait répondu : « Ne vous inquiétez pas, Monsieur le Secrétaire général, nous allons réintégrer toutes ces madrasas dans le système d’éducation publique pakistanais. » Sachant que le Pakistan consacrait et ne consacre toujours qu’une portion congrue à l’enseignement (moins de 2% de son PIB), je n’avais pas été totalement convaincu par cette assurance. Je ne l’étais d’ailleurs pas davantage lorsque, le lendemain, en transit à l’aéroport de Dubaï, je vis sur les écrans de télévision des Boeings percuter les Twin Towers.
Outre ce phénomène de formation, il faut citer l’action de l’ISI qui, probablement avec l’appui de l’armée, a apporté son appui à des mouvements islamistes à l’intérieur du Pakistan, des mouvements qui peuvent intervenir en interne ou qui, au moment de l’affaire de Kargil au printemps et à l’été 1999, sont intervenus au Cachemire du côté pakistanais. L’ISI, peut-on dire, contrôle avec bienveillance un certain nombre de ces mouvements extrémistes.
Lors du même voyage, j’avais eu une longue conversation avec le général Gul, qui venait d’abandonner la tête de l’ISI et rentrait de Kaboul. J’avais été stupéfait par le panégyrique de l’Etat taliban qu’il me fit. Mais cela n’avait rien d’anormal puisque, de 1996 à 2001, l’armée pakistanaise – et notamment les services spéciaux – ont complètement appuyé l’Etat taliban.
Plus généralement, l’islamisation et l’anti-américanisme qui s’est développé au Pakistan créent une ambiance favorable aux mouvements afghans.
Pour l’Afghanistan, le Pakistan représente la base arrière idéale. Au fond, les groupes essentiellement pachtounes qui combattent dans l’est de l’Afghanistan, à chaque intensification de l’activité des forces américaines ou des forces de l’OTAN, peuvent se replier de l’autre côté de la ligne de crête, où ils retrouvent des cousins, et sont sûrs d’être protégés des incursions américaines. La notion de frontière est illusoire et les « zones tribales » qui la longent échappent, depuis l’indépendance du Pakistan, à l’autorité du gouvernement central. Quand vous alliez dans ces zones tribales, vous étiez abandonnés par les forces armées pakistanaises et pris en charge par les forces de police tribales. Ces zones ont toujours joui d’une grande autonomie. Dans la période la plus récente, l’armée pakistanaise a essayé d’y pénétrer mais avec beaucoup de prudence.
Les frappes américaines sur les zones civiles au Pakistan, en facilitant le recrutement des combattants de chaque côté constituent une autre explication de cette contagion mutuelle. Il me paraît difficile d’attribuer une nationalité aux talibans : talibans pakistanais ou talibans afghans ? La plupart, en réalité, sont pachtounes.
Le Pakistan peut-il sortir de cette situation ?
La frontière (près de 3000 kms) est incontrôlable. Musharraf avait eu l’idée de construire une protection tout le long de la frontière. Cela évoque pour les Français la ligne Morice établie entre l’Algérie, la Tunisie et le Maroc à l’époque de la guerre d’Algérie. Elle avait été assez efficace mais je crois savoir que l’armée pakistanaise a renoncé pour le moment à cette possibilité.
La pression américaine va se faire de plus en plus insistante, assortie d’une aide économique : 5 milliards de dollars d’aide économique sont annoncés pour les cinq ans qui viennent, qui iront essentiellement aux forces armées, accompagnés d’une incitation ferme pour que la classe militaire fasse son devoir à l’égard des mouvements musulmans intégristes et d’Al Qaida. Dans la vallée de Swat, le gouvernement pakistanais avait essayé de trouver un modus vivendi mais les Américains les ont poussés à faire la guerre, ce qui a entraîné un énorme afflux de réfugiés. Ces interventions américaines – je pense aux drones qui passent au-dessus de la ligne Durand, je pense à ces incitations politiques fortes – ne peuvent pas faire baisser le niveau d’antiaméricanisme dans le pays. Combattre l’insurrection n’est pas une cause pakistanaise à proprement parler parce qu’ils voient trop, comme en Afghanistan, la main de l’étranger.
Peut-être ai-je été marqué par le Vietnam où j’ai commencé ma carrière ? Faut-il rappeler que, comme autrefois au Vietnam, les forces étrangères d’occupation renforcent, sans espoir de retour l’hostilité à l’égard des Américains et de leurs alliés. La tentation doit donc être assez forte, pour les autorités d’Islamabad, de rechercher des cotes mal taillées avec les talibans, comme ils ont essayé de le faire dans la vallée de Swat.
J’aimerais poser une question aux spécialistes du Pakistan : N’allons-nous pas vers une situation où les autorités d’Islamabad se contenteraient de contrôler le Pakistan utile, à savoir le Pendjab et le Sind ? L’un des hommes écoutés dans l’administration Clinton, Strobe Talbot, Vice-Secrétaire d’Etat, particulièrement chargé, alors, des contacts avec l’Asie du Sud, me disait il y a quelques semaines que cela lui paraissait déjà être le cas…
La politique d’Obama (ou d’Holbrooke, je ne sais) qui vise à rechercher des interlocuteurs talibans modérés tout en renforçant économiquement le pays, a-t-elle une chance de réussir ?
J’ai toujours des doutes sur le thème de la recherche d’interlocuteurs modérés. Mes contemporains ont entendu parler des « mouvements modérés », des « dirigeants modérés » etc. Ce ne sont jamais ceux avec lesquels il a fallu traiter en dernier ressort. Je me rappelle qu’à l’époque de la conférence de Fontainebleau, nous avions distingué, au Kosovo, les modérés (Rugova) et les extrémistes (Thaçi) On sait qui est devenu premier ministre du Kosovo ! (Il est vrai que Rugova est mort) Je me demande donc s’il est aussi aisé qu’on le dit de trouver des « talibans modérés ».
D’autre part, l’absence d’Etat à Kaboul m’incite au pessimisme. En dix ans, nous, Occidentaux, n’avons pas réussi à convaincre l’homme que nous avions choisi, Hamid Karzai, de créer un véritable Etat. Et, à Islamabad, comme on vient de nous l’expliquer, l’Etat est assez malade.
Enfin, j’ai un doute majeur sur la possibilité d’avancer vers une quelconque solution aussi longtemps que des troupes étrangères resteront sur le terrain. Il y a deux jours, les images télévisées montraient Pierre Lellouche distribuant des pelles et des pioches à des villageois ! On rêve !
Ma conclusion est donc un peu pessimiste. Je crois que la première opération de guerre contre le terrorisme, l’Afghanistan, comme la seconde, l’Irak, n’ont eu pour résultat que d’accroître encore l’instabilité dans cette partie du monde et d’étendre l’arc de crise bien au-delà de ce qu’il était au Proche-Orient.
Jean-Pierre Chevènement
Merci, Monsieur l’ambassadeur, pour cet exposé stimulant, qui donne à réfléchir.
Nous avions commencé par la guerre de partition entre l’Inde et le Pakistan. Nous allons y revenir avec Monsieur Jean-Luc Racine.
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