Les relations avec l’Inde : au cœur de la politique régionale pakistanaise
Intervention de Jean-Luc Racine, directeur de recherche au CNRS, chercheur au Centre d’études de l‘Inde et de l’Asie du Sud à l’EHESS, au colloque du 22 juin 2009, Où va la Pakistan ?
En premier constat, notons d’emblée une asymétrie fondamentale : le Pakistan, en termes de superficie, est quatre fois plus petit que l’Inde. Il est six fois moins peuplé qu’elle, et son produit national brut est huit fois moindre. Ses armées, si l’on s’en tient aux chiffres, ne sont toutefois que deux fois plus modestes en termes d’hommes. Quant aux forces nucléaires, le principe de la dissuasion veut que le faible puisse dissuader le fort. Les forces conventionnelles, pour leur part, sont sujettes à des querelles d’experts car la puissance d’une armée ne dépend pas seulement de ses effectifs : 600 000 hommes du côté pakistanais pour 170 millions d’habitants, 1 200 000 du côté indien, pour plus d’un milliard d’habitants. D’une certaine façon, le ratio avantage les Pakistanais, qui bénéficient aussi d’une meilleure cohérence territoriale : sur un espace plus modeste, les troupes pakistanaises se déplacent plus rapidement que les forces indiennes ne le font en Inde. On le vit encore lors des graves tensions de 2002. C’est l’un des avantages de la deuxième partition, celle de 1971, évoquée tout à l’heure : la sécession du Bangladesh. Avantage tout relatif cependant, car l’étroitesse du territoire pakistanais, d’Est en Ouest, est perçu comme un risque majeur. Les stratèges ont voulu y pallier en recherchant, chez le voisin afghan, une « profondeur stratégique » qui s’est révélée très problématique. L’armée pakistanaise, enfin, est plus qu’une armée : elle est au cœur du pouvoir d’Etat, comme il a déjà été dit.
Pour en revenir aux relations indo-pakistanaises il faut, comme l’a fait Max Zins, remonter, avant la partition, à l’idée d’un territoire spécifique pour les musulmans du sous-continent et il faut évoquer, comme il l’a fait, les diverses hypothèses qui ont circulé pendant plusieurs années avant que la solution la plus radicale ne soit trouvée, celle de cette partition entre un Pakistan bicéphale, occidental dans le bassin de l’Indus, oriental dans les bouches du Gange, les deux parties encadrant une Inde avec qui les relations ont été très mauvaises dès le lendemain de l’indépendance. C’est le paradoxe de départ, puisqu’en principe la partition, la sécession des deux flancs du grand triangle indien, étaient supposées régler le problème de la coexistence des deux nations, l’hindoue et la musulmane, dans la logique qui avait porté l’idée du Pakistan. Or, dès septembre-octobre 1947 (l’indépendance pakistanaise avait été proclamée le 14 août), commence, non pas la première guerre indo-pakistanaise stricto sensu, mais le premier conflit indo-pakistanais, qu’inaugurent les troubles au Cachemire contre le maharadjah qui y règne.
Un rappel historique est ici nécessaire. Selon la logique de la partition, il était entendu que les terres sous contrôle direct de la couronne britannique seraient partagées entre l’Inde et le Pakistan, selon le principe de la continuité territoriale de l’affiliation religieuse de la majorité de la population. Mais il restait un deuxième type de territoire, les Etats princiers. La règle établie avec l’accord des deux parties était que chacun des princes choisirait de se rattacher à l’Inde ou au Pakistan, ce qui s’est fait dans la plupart des cas sans trop de problèmes. Ce fut différent au Cachemire qui, en position frontalière, était peuplé d’une majorité de Musulmans dirigés par un souverain hindou. Ce dernier, vu la taille de son Etat, pensait qu’il avait une chance de jouer la carte de l’indépendance, non prévue dans le scénario. Autocrate, il avait indisposé une partie des élites de la population. La rébellion contre lui éclata au lendemain de la partition. Immédiatement, le Pakistan fit intervenir, à côté des insurgés véritablement cachemiris, des francs-tireurs venus pour l’essentiel des zones tribales et de la Province Frontière du Nord-Ouest (dont Peshawar est la capitale).
Sous la menace de l’invasion, le maharadjah s’est tourné vers New Delhi. Nehru, Premier ministre et Lord Mountbatten (qui n’était plus vice-roi des Indes mais premier gouverneur de l’Inde indépendante pendant quelques semaines) ont conditionné leur soutien au maharadjah au rattachement de sa principauté à l’Inde. Ce qui fut fait. La première guerre indo-pakistanaise commença. Dans son premier volet — cela a été dit — elle recourut pour l’essentiel à des milices. Ce n’est qu’en 1948 que l’armée pakistanaise en tant que telle entra en opérations, jusqu’au cessez-le-feu du 1er janvier 1949, sous l’égide de l’ONU.
En 1965 la seconde guerre indo-pakistanaise éclata de nouveau au Cachemire, sans résultat significatif. Le Cachemire resta coupé en deux par une ligne de contrôle, revendiqué en son entier par l’Inde, et considéré comme « territoire contesté » par le Pakistan. La troisième guerre indo-pakistanaise toucha une nouvelle fois le Cachemire, mais le front majeur était ailleurs, au Pakistan oriental soulevé contre l’hégémonie du Pakistan occidental. L’intervention militaire indienne décidée par Indira Gandhi fit pencher la balance en faveur des insurgés : le Bangladesh fut fondé. C’en était fini du Pakistan bicéphale.
On a parlé tout à l’heure de Kargil. En 1999, le contexte a changé : Inde et Pakistan ont conduit l’année précédente des essais nucléaires. Quand le général Musharraf, alors chef d’état-major de l’armée, établit des postes pakistanais sur les hauteurs de Kargil au-delà de la ligne de contrôle, la question qui se pose pour Islamabad comme pour New Delhi, est d’une nature nouvelle : peut-on mener une guerre limitée sous parapluie nucléaire ? La réponse est non : c’est trop risqué. L’Inde réagit, mais sans chercher à passer la frontière comme elle l’aurait fait autrefois, et la communauté internationale s’inquiète. Bill Clinton convainc le Premier ministre pakistanais Nawaz Sharif de faire marche arrière. Sharif accepte. Il sera renversé quelques mois plus tard par le général Musharraf.
Le cœur du problème, c’est que cette question cachemirie jamais réglée a renforcé ce que l’on peut appeler le syndrome de la partition perpétuant des décennies durant l’antagonisme de départ. Elle a contribué fortement à la construction d’une culture de la méfiance entre les deux pays : l’Inde n’a jamais organisé le référendum d’autodétermination prévu par l’ONU au Cachemire, arguant des élections locales pour confirmer le rattachement du territoire. Le Pakistan, pour sa part, s’est le plus souvent avancé masqué, mobilisant des milices supposées autonomes pour peser au Cachemire. Il a conduit, dit New Delhi, une longue « guerre par substitution ».
Dans le nouveau contexte qui s’est développé après l’arrivée des troupes soviétiques en Afghanistan, en 1979, un deuxième type de logique s’est mis en place et, aujourd’hui, pour sortir de la nasse qui vous a été décrite précédemment, il faudrait que l’armée pakistanaise — puisque c’est bien elle qui décide de ces choses — change le paradigme sécuritaire et stratégique sur lequel le pays a vécu depuis soixante ans. Un paradigme construit en premier lieu par la logique de la partition et le conflit récurrent au Cachemire, et conforté en second lieu par l’instrumentalisation des groupes armés islamistes au bénéfice de la politique régionale pakistanaise, dont la première étape, encouragée par les Etats-Unis, fut le soutien pakistanais aux moudjahidins afghans, à partir de 1979. Le général Zia ul Haq, à la tête du Pakistan, était alors sur la liste noire des Américains pour avoir juridiquement exécuté Zulficar Ali Bhutto, Premier ministre, mais aussi parce que le Pakistan travaillait à un programme nucléaire clandestin. Tout cela fut mis entre parenthèses pendant dix ans, le temps de chasser les Soviétiques. Entre temps, les services spéciaux pakistanais (l’Inter Services Intelligence, ISI), ont pris du poids. A partir de 1989, quelques mois après le départ des Soviétiques d’Afghanistan, commence au Cachemire une véritable insurrection de jeunes Cachemiris lassés de la façon dont l’Inde gère cet Etat. L’insurrection prend de l’ampleur. Elle est immédiatement soutenue par le Pakistan (qui depuis très longtemps rêvait de susciter une insurrection au Cachemire). Mais au bout de deux ou trois ans d’insurrection, la répression indienne tient bon. Un certain nombre de jeunes insurgés abandonnent la lutte armée tout en s’opposant politiquement et idéologiquement à « l’occupation indienne ». D’autres, indépendantistes ou pro-pakistanais, poursuivent le combat
La logique stratégique pakistanaise repose sur un principe fondamental : éviter d’être pris en tenaille entre l’Inde d’un côté et un Afghanistan pro-indien de l’autre. Tout se joue vers 1993-94. En 1993, face au ralentissement de l’insurrection proprement cachemirie, les Pakistanais commencent leur politique d’infiltration de combattants du jihad, au côté des insurgés cachemiris. Ce sont, pour l’essentiel, de jeunes venus du Pendjab pakistanais. Les services secrets multiplient les organismes pour éviter que l’un d’entre eux ne prenne trop de poids. Mais au fil du temps deux groupes seront décisifs : le Jaish e Mohammad et surtout les Lashkar e Taïba. En 1994, sur le front ouest, Islamabad modifie sa politique vis-à-vis de l’Afghanistan où il apparaît clairement que son protégé, le moujahidin Gulbuddin Hekmatyar, ne peut contrôler durablement Kaboul. C’est l’anarchie qui prévaut, Hekmatyar d’un côté, Massoud de l’autre, outre de multiples chefs de guerre. Le Pakistan lance donc de nouveaux acteurs en Afghanistan : les talibans.
Ce sont au départ, pour l’essentiel, de jeunes réfugiés afghans issus de madrasas établies au Pakistan. La logique est parfaitement cohérente, côté Cachemire comme côté afghan. Elle consiste à instrumentaliser un islam combattant, non que l’armée pakistanaise soit soudain peuplée de généraux religieux : l’objectif est géopolitique bien plus qu’idéologique. Mais les attentats du 11 septembre et la réaction de l’Administration Bush posent un problème. Le général Musharraf comprend aussitôt qu’il lui faut changer de ligne, tout en tentant de sauvegarder l’essentiel. Il abandonne les talibans, et rejoint « la guerre contre le terrorisme » mais développe une politique délibérément ambiguë. Il condamne le jihad et ferme pour une part le robinet des infiltrations au Cachemire mais sans démanteler les organisations du jihad. Il livre un certain nombre de commandants d’Al Qaida mais sans toucher aux talibans afghans bénéficiant de sanctuaires dans les zones tribales pakistanaises.
Cette ligne ambiguë est toutefois risquée, car une partie des milices islamistes se retourne contre l’Etat pakistanais, et contre le général Musharraf, accusé de trahir la cause. En 2003, Musharraf commence à envisager de « mettre de côté » les résolutions de l’ONU sur le Cachemire. Il échappe à deux attentats. En 2004, il noue officiellement avec l’Inde un dialogue qui se poursuit jusqu’aux attentats de Bombay en novembre 2008. Musharraf a entre temps dû quitter le pouvoir, après des élections générales perdues par son camp quelques mois plus tôt. Il lègue à son successeur, Asif Ali Zardari, veuf de Benazir Bhutto assassinée en décembre 2007, une situation dégradée à tous égards, car dans les zones tribales pakistanaises, et même hors d’elles, dans la vallée du Swat, sont apparus des talibans pakistanais qui entendent bien contrôler leur territoire, tandis que de multiples attentats suicides frappent les villes pakistanaises. Musharraf avait fait entrer pour la première fois l’armée dans les zones tribales, tout en tentant de négocier sans réel succès avec les insurgés. La dégradation de la situation en Afghanistan après 2006 a de son côté des implications de plus en plus lourdes sur le Pakistan, accusé par Washington d’agir trop mollement contre les talibans afghans repliés dans les zones tribales. Les bombardements par drones, commencés sous l’administration Bush et poursuivis sous l’administration Obama, frappent ces zones tribales, et multiplient les victimes collatérales. La radicalisation de l’insurrection pousse finalement l’armée pakistanaise à intervenir au Swat et dans une partie des zones tribales, non sans grands mouvements de réfugiés fuyant les combats.
Il est donc clair que le paradigme stratégique pakistanais a fait long feu. Les avantages tirés de l’instrumentalisation des islamistes combattants ne compensent plus le risque qu’ils font courir au pays. Se repose donc la question des relations indo-pakistanaises. La modeste amélioration des relations induite par le dialogue entamé en 2004 était déjà trop pour certains groupes : les attentats de Bombay ont réussi sur ce plan à suspendre le dialogue, qui devrait reprendre, mais difficilement.
Le Premier ministre indien, Manmohan Singh, fort de sa récente réélection, a dit publiquement au président Zardari, dans une conférence de presse en Russie organisée le 16 juin 2009 en marge d’une réunion de l’Organisation de Coopération de Shanghai : « Mon mandat consiste aujourd’hui à nous assurer que ce que dit le Pakistan quant à la suppression des forces islamistes [pakistanaises] opérant côté indien corresponde à la réalité ». Il s’agit donc pour le Pakistan d’être clair, tant vis-à-vis des talibans pakistanais favorables aux talibans afghans que des groupes jihadistes opérant au Cachemire, et lançant depuis plusieurs années des opérations terroristes en Inde. Dans les deux pays, les dirigeants doivent tenir compte des opinions publiques et des jeux politiciens. Reste à savoir aussi si l’armée pakistanaise n’entend pas, malgré tout, garder quelques fers au feu pour l’avenir : avenir d’un Afghanistan où l’OTAN et les forces américaines ne resteront pas indéfiniment ; Cachemire où le dialogue des autorités indiennes avec les séparatistes, certes affaiblis, n’arrive pas à s’engager. Dernier paramètre qui doit être pris en compte à Islamabad : l’Inde en pleine croissance est aujourd’hui beaucoup plus forte qu’elle ne l’était autrefois. Elle a su se rapprocher des Etats-Unis, tout en tentant de normaliser ses relations avec la Chine, deux pays qui comptent tout particulièrement pour Islamabad.
D’où la question : faut-il continuer à privilégier des logiques géopolitiques ou faut-il adopter de nouvelles logiques géoéconomiques acceptant ce que les Indiens appellent la « politique de connectivité » (Nous avons des différends historiques, mais nous avons aussi des intérêts communs. Nous sommes voisins, nous ne commerçons pas ensemble. Faisons-le, et pour le reste tentons de trouver un accord sur le Cachemire, et une parade efficace contre le terrorisme). Un accord sur le Cachemire qui ne pourrait être, pour New Delhi, qu’une acceptation du statu quo territorial, avec une ligne de contrôle ouverte entre les deux Cachemire. Le paradigme de la prise en tenaille avait un temps poussé les cercles proches d’Obama, entre son élection et son inauguration, à lier la question du Cachemire à celle de l’Afghanistan. L’Inde lâchant du lest au Cachemire aurait permis, en toute hypothèse, à l’armée pakistanaise d’agir plus résolument contre les talibans. Face à la fin de non recevoir émanant de New Delhi, l’agenda de Richard Holbrooke est en définitive officiellement confiné à l’AFPAK. Ce qui n’empêche pas l’émissaire américain de discuter avec les dirigeants indiens du terrorisme qui frappe pour sa part toute la région.
Soixante deux ans après la partition, les difficiles relations indo-pakistanaises restent pour partie le fruit d’une décolonisation britannique que Londres et Lord Mountbatten ont souhaité précipiter, au prix des massacres et des flots de réfugiés qui ont accompagné la partition. Mais l’hypothèque coloniale ne peut exonérer les gouvernements postcoloniaux de leurs propres responsabilités. L’Inde ne lâchera pas le Cachemire – du moins la part qu’elle contrôle – mais il lui reste à trouver les voies d’une adhésion populaire qui ne lui est pas tout acquise, vingt ans après une insurrection qui s’enlise. Quant au Pakistan, où les généraux ont gouverné plus longtemps que les civils, c’est toute sa politique régionale qu’il lui faut repenser. L’exercice est en cours, dans les médias, dans ce qu’il est convenu d’appeler la société civile, et même dans une partie de la classe politique. Mais c’est bien l’armée qui décidera de changer ou non de paradigme. Le fera-t-elle si la normalisation des relations avec l’Inde affaiblissait la rente sur laquelle l’armée, comme force militaire mais aussi comme groupe d’intérêts, a construit si longtemps sa suprématie dans l’appareil d’Etat ?
Je vous remercie.
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