Intervention de Jean-Pierre Chevènement, président de la Fondation Res Publica, au colloque du 22 juin 2009, Où va la Pakistan ?
Je voudrais introduire une note optimiste dans le tableau. Vous avez évoqué le pouvoir égalisateur de l’atome. L’atome a aussi un pouvoir stabilisateur.
Le programme nucléaire pakistanais a été élaboré dès 1972, sous l’impulsion de Zulfikar Ali Bhutto, peu de temps après l’indépendance du Bengladesh, en 1971. Ali Bhutto a réuni un groupe de scientifiques et d’ingénieurs qu’il a chargés de l’élaboration de ce programme.
Le premier test indien, en 1974, a donné un coup de fouet au programme pakistanais, celui-ci apparaissant comme la seule réplique à la supériorité conventionnelle de l’Inde et à l’étroitesse stratégique du territoire pakistanais.
Grâce notamment aux connaissances acquises, à travers URENCO (consortium anglo-germano-néerlandais), par le docteur Abdul Qader Khan, le Pakistan a pu maîtriser, à la fin des années soixante-dix, la technologie de l’enrichissement de l’uranium par voie de centrifugeuses. L’usine de Kahuta fut construite en 1976 (analogue à celles qu’on peut voir en Iran aujourd’hui) qui, bientôt, mit en service 3000 centrifugeuses. Le Pakistan via A Q Khan a pu mettre sur pied un vaste réseau clandestin pour se procurer les technologies et les matériels associés. En 1986, le Pakistan disposait de la quantité de matières fissiles de qualité militaire nécessaire à la fabrication d’une bombe. En 1987 il annonçait sa capacité de procéder à un essai nucléaire.
On ne peut comprendre le programme pakistanais qu’à la lumière du contexte géostratégique et précisément du conflit indo-pakistanais. L’Inde, dès le milieu des années cinquante, avait acquis du Canada un réacteur de recherche à eau bouillante CIRUS, sous l’égide du programme « Atoms for peace ». En 1965 elle se dote d’une usine de séparation du plutonium produit par le réacteur CIRUS, ce qui lui permit d’effectuer le test du 18 mai 1974. Dès lors la course était engagée. Les 11 avril et 13 mai 1998, l’Inde procédait à cinq essais nucléaires, deux jours après l’essai du missile pakistanais Ghauri.
Le Pakistan s’était en effet engagé dans la voie d’une coopération avec la Corée du Nord dans le domaine des missiles. Le 28 mai 1998, le Pakistan annonçait cinq tests nucléaires de faible puissance, semble-t-il, puis le 30 mai un test de 12 kt, à peu près la puissance de la bombe d’Hiroshima, dans le désert du Baloutchistan.
L’Inde a proclamé une doctrine de dissuasion tout en affirmant sa volonté de ne pas faire usage en premier de sa capacité nucléaire (« no first use »). Inversement le Pakistan, étant donné son infériorité conventionnelle, s’est refusé à prendre un engagement comparable. Néanmoins, en février 1999, les accord de Lahore entre le Premier ministre indien Vajpayee et le Premier ministre pakistanais Sharif ont prévu des mesures de confiance : notification des tests balistiques et moratoires unilatéraux des test nucléaires.
Le dispositif pakistanais comporte des sites dispersés parmi lesquels l’usine de Kahuta dont j’ai parlé et un réacteur plutonigène réalisé en coopération avec la Chine à Joharabad.
On estime à une soixantaine de têtes nucléaires l’arsenal du Pakistan et à une centaine celui de l’Inde, avec une quantité indéfinie d’armes au plutonium.
Le conflit de Kargil en mi-juin-juillet 1999 au Cachemire a montré, comme Jean-Luc Racine l’a très bien démontré, qu’une guerre limitée ne pouvait se poursuivre longtemps, dès lors que les deux adversaires disposaient d’armes nucléaires (elle ne fera « que » 1600 morts). Ajoutons l’arbitrage de Washington obligeant le Pakistan à retirer ses troupes. Avec le recul du temps (une vingtaine d’années) et l’observation de la manière dont ont été gérées plusieurs crises (en 1987, 1990, 1999 et 2002), on peut dire que la théorie optimiste de la dissuasion a fonctionné de manière satisfaisante entre l’Inde et le Pakistan, même si toutes les conditions techniques n’étaient pas toujours réunies, au niveau de l’information réciproque notamment : les systèmes de délégations de responsabilités qui peuvent être effectuées en l’absence de système sûr de discrimination des fausses alertes sont assez compliqués. On peut dire que, sur vingt ans, l’arme nucléaire a joué plutôt un rôle stabilisateur. Certes, un accident est toujours possible : lors de la crise de Cuba nous avons échappé de peu à un accident nucléaire grave.
S’agissant de la prolifération, notons les échanges avec la Corée – nucléaire contre missiles – et la coopération de la Chine : fourniture d’un réacteur plutonigène, d’équipements d’enrichissement de l’uranium, de dessin des têtes, etc. selon des sources anglo-saxonnes. Il paraît certain par ailleurs que le Pakistan s’est procuré des technologies duales en Europe et dans l’ex-URSS. La politique de non-prolifération américaine a été contrariée par le soutien donné au Pakistan pour aider la résistance afghane face à l’URSS et au gouvernement de Kaboul. Les liens de l’ISI (services secrets pakistanais) avec les mouvements fondamentalistes et les talibans afghans sont une chose bien connue depuis la fin des années 1970.
Notons que ni le Pakistan ni l’Inde n’ont signé le traité de non-prolifération. La position du Pakistan est de subordonner sa signature à celle de l’Inde. S’agissant du traité d’interdiction des essais nucléaires (CTBT), le Pakistan a refusé de signer, tout comme l’Inde d’ailleurs.
Une situation nouvelle s’est créée avec la conclusion en 2005 d’un accord de coopération nucléaire civile entre les Etats-Unis et l’Inde, accord dont les motivations stratégiques du côté américain – « containment » de la Chine – sont perceptibles. Cet accord passé en dehors et en contravention du TNP a créé un système de « deux poids, deux mesures » qui n’a pas été entièrement levé par l’adoption de mesures unilatérales de non-prolifération par l’Inde : séparation des activités civiles et militaires – contrôle des exportations, etc.
Il manque un instrument juridique pour soumettre l’Inde et le Pakistan aux contrôles de l’AIEA. Le Pakistan ressent naturellement cette situation désavantageuse par rapport à l’Inde comme injuste.
Nous touchons là à un aspect essentiel des relations américano-pakistanaises. Les Etats-Unis demandent à l’armée pakistanaise de contenir les talibans à la frontière avec l’Afghanistan mais il y a aussi des talibans pakistanais. Rappelons qu’il y a 25 millions de Pachtounes au Pakistan qui évidemment ne sont pas tous des talibans. Il y a aussi d’autres tendances fondamentalistes et le rôle du général Zia-ul-Haq a été très important pour l’islamisation du pays – Deobandis, Wahabites etc. – et le fondamentalisme est présent dans toute la société pakistanaise, y compris au sein de l’armée.
Les Etats-Unis ont fourni depuis 2001 au Pakistan un système de codes destiné à assurer la sécurité de ces armes. Mais qu’arriverait-il si le pays tombait dans les mains de militants jihadistes ?
L’armée pakistanaise a été dotée d’aumôniers musulmans par le général Zia-ul-Haq à la fin des années soixante-dix. L’ISI entretient des liens avec des groupes terroristes, mais l’armée pakistanaise semble contrôler la situation … Elle doit gérer une situation difficile car les souhaits de Washington l’amènent à exercer des tâches de police avec des méthodes brutales, comme on l’a vu dans la reconquête de la vallée de Swat.
Il semble par ailleurs qu’une coopération étroite s’est établie avec l’Arabie Saoudite. La rumeur a été démentie mais le lien avec le programme d’enrichissement de l’uranium conduit par l’Iran ne peut manquer d’être fait. Les questions de prolifération sont opaques. Elles révèlent souvent des coopérations inattendues qu’on découvre avec retard.
Reste que le Pakistan comme l’Inde continuent de développer leur arsenal nucléaire comme vraisemblablement la Chine, alors que la Russie et les États-Unis sont engagés dans la voie de la réduction d’arsenaux considérables, qui se comptent en milliers de têtes, alors que nous comptons ici par centaine ou par dizaines. La Grande-Bretagne et la France réduisent elles aussi leur nombre de têtes. La Grande-Bretagne en a 160, la France, moins de 300, dont une centaine seulement est opérationnellement déployée. Cette question sera certainement à l’ordre du jour avec la prochaine conférence d’examen du TNP prévue en 2010.
Dans l’immédiat, ces armes nucléaires semblent relativement bien contrôlées mais je voudrais insister sur le fait qu’un accident politique pourrait faire tomber ces armes dans les mains de groupes jihadistes. Nous ne pouvons pas l’exclure totalement.
Pour revenir au Pakistan les Etats-Unis lui demandent de régler à bref délai des problèmes qui sont de nature structurelle. Moi-même, je considère – peut-être est-ce l’influence de Jacques Berque – qu’on ne peut agir que très délicatement et à long terme sur les sociétés. Il vaut mieux les laisser évoluer par elles-mêmes. Nous sommes en face d’immenses sociétés traditionnelles possédant un potentiel de puissance, de vitalité, de dynamisme certes dangereux mais ce sont des pays neufs qui, vus d’ici, ne ressemblent pas du tout à ce que nous connaissons. En Europe, nous sommes de vieux pays. Nous avons passé ces époques volcaniques, elles sont, heureusement, loin derrière nous. Mais, là-bas, il y a une puissance considérable et on ne peut pas agir rapidement sur des évolutions structurelles qui demandent beaucoup de temps. De ce point de vue, l’arme nucléaire n’est peut-être pas un facteur totalement négatif pour réguler les rapports entre l’Inde et le Pakistan, étant donné que j’adhère pleinement à l’idée, très riche de perspectives, émise par Monsieur Jean-Luc Racine, d’une réorientation géoéconomique du Pakistan qui serait aussi politique et mentale. Ca ne peut pas se faire vite. Chacun comprend que ce sont des problèmes qui ne se résolvent que sur le long-aller.
La politique américaine actuelle met l’accent sur l’aide au développement et la modernisation d’une police réputée comme peu efficace et, dit-on, corrompue, ce qui oblige à recourir à l’armée, peu faite pour des tâches de maintien de l’ordre.
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