La politique extérieure des Etats-Unis après l’élection d’Obama

Séminaire de la Fondation Res Publica autour d’Hubert Védrine tenu le mardi 7 avril 2009 à la Maison de la Chimie

Jean-Pierre Chevènement
La Fondation Res Publica est très heureuse de vous accueillir pour cette table ronde autour d’Hubert Védrine qui nous fait le plaisir et l’honneur de passer la soirée avec nous.
Je remercie également Monsieur Boutros Boutros-Ghali, ancien Secrétaire général de l’ONU.
Je voudrais saluer aussi la présence de
– Madame Marie-Françoise Bechtel, Conseiller d’Etat, ancienne directrice de l’ENA,
– Monsieur Alain Dejammet, ambassadeur de France, président du conseil scientifique de la Fondation Res Publica,
– Monsieur Eric Desmarest, ancien directeur du cabinet du ministre des Affaires étrangères Jean-Bernard Raimond
– Monsieur Jean-Luc Gréau, un économiste qui fait parler de lui,
– Monsieur Jean-Pierre Cossin, conseiller à la Cour des comptes,
– Monsieur Jacques Warin, ancien ambassadeur,
– Monsieur Jean-Michel Quatrepoint, journaliste, polémiste, essayiste,
– Madame Charlotte Lepri, chercheuse à l’IRIS, coauteur, avec Pascal Boniface, de « Cinquante idées reçues sur les États-Unis »,
– Monsieur Loïc Hennekinne, ambassadeur de France,
– Enfin, Monsieur Ernst Hillebrand, directeur du bureau parisien de la Fondation Friedrich Ebert.

Après le G20, la réunion de l’OTAN, le discours de Prague du Président Obama, les attentes suscitées par le président américain connaissent un début de réalisation.
Je laisse la parole à Hubert Védrine qui va nous présenter ce qu’il perçoit de la politique extérieure du Président Barack Obama.

Hubert Védrine
Merci Jean-Pierre, de cette invitation. Compte tenu de la configuration dans laquelle nous sommes et de la densité d’experts présents, je ne vais pas faire une allocution mais réfléchir à haute voix devant vous et avec vous sur l’analyse qu’on peut commencer à faire.

Il me paraît évident que, par son itinéraire, son intelligence, son intuition, par les circonstances qui l’ont amené à vivre hors des États-Unis – ce qui est un point important – Barack Obama incarne une sorte de rupture avec le dogmatisme de Bush. Mais il est trop intelligent pour opposer un dogmatisme à un autre. Il ne faut donc pas s’attendre à ce qu’il annonce, d’emblée, une politique étrangère « préfabriquée », déjà élaborée. Quand bien même l’aurait-il conçue qu’il ne l’annoncerait pas, pour des raisons de prudence, compte tenu des forces hostiles qu’il va rencontrer.

Au point de départ il y a la rupture avec la pensée que Bush a rappelée dans son dernier discours : « Il y a dans le monde un combat entre le bien et le mal et, avec le mal, il n’y a pas de compromis possible ». Cette phrase résume le contraire de tout ce qui a été fait depuis la nuit des temps en matière de politique étrangère et de diplomatie. La régression intellectuelle qu’a représentée l’époque Bush n’a pas été suffisamment analysée, notamment parce que la mobilisation d’une partie des opinions européennes contre la guerre en Irak a servi d’abcès de fixation. Il est pourtant intéressant, même maintenant, de revenir à la genèse du cocktail particulier qui avait fondé la politique étrangère de Bush pour se demander ce qui subsiste de ces courants dans la société américaine. Leur éventuelle résurgence serait-elle de nature à peser sur Obama, à le bloquer ? Il ne faut pas considérer la politique de Bush comme un cauchemar passé. Cette alliance particulière entre les nationalistes classiques, façon Rumsfeld (« Il faut que l’Amérique soit capable de mener trois grands combats simultanés »), les évangélistes, qui sont globalement pis, à propos du Moyen Orient, que ce qu’il y a de pire dans le lobby israélien aux États-Unis, ce fameux lobby dont une composante importante est passée sous le contrôle du Likhoud au cours des vingt dernières années (quand Richard Perle disait : « Je suis le premier Likhoudnik de Washington »), les néoconservateurs (tous les anciens gauchistes américains passés à la droite du Parti républicain) constitue ce cocktail particulier entre Taft et Wilson. La vulnérabilité d’une partie de la gauche américaine ou de la gauche européenne à certains thèmes de Bush venait de ce qu’ils reprenaient l’idée wilsonienne du rôle particulier de l’Occident – ou des États-Unis – pour s’ingérer et pour démocratiser le monde.

Tout ces groupes n’ont pas disparu, simplement l’alliance est disloquée, et ils ont été battus. Mais des éléments variés de ces courants de pensée circulent encore dans la politique étrangère américaine. Pourront-ils, à un moment donné – c’est une des questions que je pose et qu’il faudrait que nous approfondissions – se mettre en travers de l’action d’Obama ?

Selon moi, Obama, par le simple fait de son existence et de son élection marque une rupture avec ce que je viens de décrire par une vision du monde très différente. Sa conscience qu’il existe autre chose que l’Amérique, son itinéraire, son métissage culturel, intellectuel, font qu’il ne pourrait pas penser ( même s’il était idiot, ce qui n’est pas le cas) comme 99% des politiciens américains qui ont une sorte d’incapacité radicale à comprendre le monde extérieur [incapacité partagée par les politiciens un peu partout, mais plus gênante quand ceux-ci ont une influence sur le monde entier].

Ce qui a frappé les gens, c’est évidemment l’annonce d’un comportement différent. Les Européens émerveillés ont parlé de « multilatéralisme », avec une extraordinaire naïveté, comme si le chef des États-Unis pouvait se soumettre à une délibération collective pour fixer la ligne politique de son pays. C’est évidemment imaginaire. Le simple fait qu’il écoute poliment les gens, qu’il s’intéresse à leur avis suffit, avec, certes, son charisme personnel phénoménal, à susciter chez les Européens une « obamania » à la fois justifiée, émouvante, légitime et ridicule.

Je pense qu’Obama est absolument déterminé à s’y prendre autrement pour « restaurer le leadership américain », préoccupation impérieuse et urgente qu’il exprime souvent. Il est trop astucieux pour penser qu’on peut restaurer le leadership américain à l’identique dans un monde devenu multipolaire, ce que démontre le G20 pour ceux qui n’avaient pas encore compris.

Grâce à l’impact de sa personnalité, au changement de style, il compte, après un an ou deux de négociations bien conduites – et sans difficultés insurmontables – trouver avec les Russes une relation plus intelligente que celle qu’entretenait l’administration Bush.

Je ne crois pas à la possibilité d’une coalition efficace des fameux groupes hostiles à sa nouvelle politique. Certes, quelques personnes à Washington, notamment les relais des Européens de l’est, dans le souci de poursuivre une politique dure par rapport à la Russie, continuent à affirmer que la Russie est le problème numéro un. Parmi eux, Brzezinski, un proche qu’Obama a beaucoup consulté avant même sa candidature, est un peu sur cette ligne (peut-être son côté polonais ?). Mais, lors d’une conversation que j’ai eue en janvier avec lui, Brzezinski lui-même m’a paru assez souple, même s’il considère que la Russie reste un problème.

Le pan russe de la politique d’Obama ne me semble donc pas très compliqué à décrire. Il faut se souvenir que, durant l’époque Bush, les Américains parlaient moins aux Russes qu’ils ne le faisaient pendant les guerres froides : extravagant ! Un an ou deux de discussions et de sommets normaux devraient permettre d’arriver à un accord dans lequel les Russes seront écoutés, leurs intérêts légitimes entendus et les lignes rouges indiquées. Le bouclier sera indéfiniment reporté sous des prétextes divers : nécessité de faire des études supplémentaires, de s’assurer que c’est vraiment le moment… Je pense qu’Obama ne mettra pas la pression sur l’élargissement de l’OTAN. Il me semble donc qu’il arrivera sans trop de difficultés à une sorte de détente qui, si elle n’est pas idyllique, sera pragmatique.

Les difficultés se concentrent sur le paquet « arc de crise » : Proche Orient, Moyen Orient, Asie centrale. Je sais qu’un débat a agité les conseillers d’Obama, avant l’arrivée à la Maison Blanche : Convient-il de parler du monde musulman en général ? N’est-ce pas s’enfermer dans une approche culturaliste ? Il a opté pour traiter la question de manière globale même s’il n’ignore pas que la mauvaise relation Occident-Islam, Etats-Unis-Islam se décompose en de multiples problèmes particuliers. D’où le ton qu’il a adopté, à plusieurs reprises, dans des interviews, dans des discours, comme en Turquie. L’endroit où il adressera son grand discours au monde musulman n’est toujours pas fixé. L’Indonésie, où il a vécu, avait été envisagée, il a livré quelques éléments en Turquie. On parle de l’Egypte mais il lui est impossible de prononcer un discours sur ce thème en Egypte s’il ne prend pas à bras le corps la question du Proche Orient. Un grand discours sur le mode « Nous ne sommes pas les ennemis du monde musulman » paraîtra creux s’il ne se concrétise pas sur des points précis. Je pense donc, à ce stade, que si Obama a une idée assez précise de ce qu’il ne veut pas, il n’a pas encore décidé des détails de la manœuvre.

L’administration Obama veut sortir d’Irak. Mais comment être sûrs que les conditions dans lesquelles les Américains veulent sortir ne vont pas livrer ce pays aux affrontements internes ? Comment être sûrs de laisser une situation consolidée ? L’issue dépendra un peu d’eux, un peu des Irakiens, un peu du jeu des pays voisins, mais aussi de l’Iran.

On voit bien que l’Iran veut sortir de l’impasse précédente. Mais les Américains ont-ils sur ce sujet une vision suffisamment kissingerienne ? Sauront-ils, tels des joueurs d’échecs et de poker, avancer des pions, faire des ouvertures, utiliser les désaccords suscités chez les Iraniens pour en faire un levier, pour aller plus loin ? Sauront-ils ne pas se laisser dévier de leur chemin par les provocations de ceux des Iraniens qui n’ont pas du tout intérêt à une amélioration de la relation ? Anticipent-ils une vraie grande politique ? Je ne pense pas qu’Hillary Clinton ait cela en tête. Peut-être cette stratégie viendra-t-elle d’Obama, ou de Jones ? Si je me pose des questions, je ne trouve pas les membres de l’équipe Obama naïfs à ce stade. Il faut en effet commencer par une ouverture qui sème la perturbation dans le système iranien, pour pouvoir retrouver des leviers. Mais je ne discerne pas encore la manière dont ils envisagent les étapes suivantes. L’objectif serait de faire progresser les forces nationalistes en Iran, au détriment des autres, pour permettre l’ouverture d’une négociation qui porterait sur divers sujets, en particulier sur le nucléaire, et une sorte de deal à la japonaise : les Iraniens renonceraient à aller au bout du processus en échange de compensations qui seraient données à l’Iran sans pour autant déstabiliser les Arabes ni les Israéliens. Car tout est lié. Je ne sais pas si, au départ, Obama voulait approcher le sujet de façon globale, mais il y sera inévitablement amené. Une politique de sortie de l’impasse, de la régression bushienne est nécessaire, elle demandera un, deux ou trois ans, avec des risques énormes. L’opinion américaine, à un moment donné, risque d’avoir le sentiment qu’Obama n’est pas assez exigeant en matière de sécurité, qu’il les met en danger par telle ou telle manœuvre, qu’il se montre un peu trop ouvert. Sur le G20 lui-même, la presse américaine n’est pas enthousiaste, elle trouve Obama très aimable, gentil avec tout le monde mais n’est pas convaincue que c’est la bonne manière de défendre le leadership américain.

Globalement, si je trouve la manœuvre plutôt bien orientée, je m’interroge sur la façon dont ils conçoivent la conduite de cette opération. La dimension kissingerienne de la sortie de la crétinerie antérieure ne va pas de soi avec un peuple américain dont la vision manichéenne, binaire, a été renforcée. Il est fascinant d’observer l’état de cette opinion : la plus grande puissance de tous les temps a peur de tout !

Le Proche Orient reste la question clé, en dépit des discours tenus depuis vingt ans par les droites américaine et israélienne. Je n’ai pas d’indications claires sur ce sujet. En Turquie, après les déclarations attendues des membres du gouvernement Netanyahu, Obama a de nouveau préconisé la solution des deux Etats. Mais quelle action envisage-t-il ? S’il reprend la logorrhée sur les « feuilles de route » et autres « quartettes », c’est perdu d’avance. A l’évidence, tout cela a été inventé pour ne pas bouger. La seule solution serait un président américain qui s’adresserait fermement au premier ministre israélien (quel qu’il soit) : « Nous vous donnerons toutes les garanties de sécurité, mais cessez de nous empêcher de régler le problème. Nous allons le régler ensemble, tout le monde connaît la solution, nous vous accompagnons, nous vous sécurisons et, dans dix-huit mois, ce sera fait ». Obama peut-il être cet homme là ? Il ne le sera que s’il pense que sa grande politique, pour que l’Amérique cesse d’être perçue comme l’ennemi principal par l’ensemble des musulmans, passe par là. Mais un président américain normalement constitué, confronté aux contraintes électorales en vue de sa réélection, aux sondages, aux lobbies ne fait pas ça ! Et s’il ne fait pas ça, tout le reste ne servira qu’à amuser la galerie et il ne se passera rien. Les Israéliens sont incapables de sortir par eux-mêmes du piège dans lequel ils s’enfoncent de plus en plus (avec un système électoral qui aggrave la situation). Les Palestiniens sont dans l’état où on voulait qu’ils soient, c’est-à-dire détruits. La solution ne peut donc venir que d’une intervention extérieure, couplée, pour commencer, avec un système israélien.

Quels éléments peuvent laisser penser que Barack Obama a cette volonté ?
J’observe qu’il n’a pas nommé Dennis Ross comme envoyé spécial mais George Mitchell, quelqu’un qui, équidistant, sans a priori en faveur de l’un ou l’autre camp, doit prendre l’ensemble des protagonistes pour des fous furieux : c’est un bon point de départ ! Il me donne l’impression de prendre son temps. Peut-être a-t-il une idée de manœuvre précise : consolider sa politique irakienne, préciser sa politique en Afghanistan et, le moment venu, se saisir de la question Proche Orient ? Il y a forcément des gens, autour d’Obama, qui le pressent de remettre au deuxième mandat cette importante question. L’illusion du deuxième mandat avait tellement joué sur Clinton qu’il ne s’en était occupé que dans les quatre derniers mois de son deuxième mandat. S’il avait traité ce problème dès le lendemain de sa réélection, il serait peut-être réglé.

Je me pose donc des questions sur Obama : je ne vois, dans ses déclarations, rien d’autre que la confirmation des deux Etats. Mais rappelez-vous que Bush lui-même parlait – plaisanterie ou escroquerie ? – d’un Etat palestinien alors que toute son action, chaque jour, visait le but inverse ! Le fait qu’Obama affirme qu’il faut deux Etats ne donne donc pas d’indication.

Je ne sais pas pourquoi Obama, pendant la campagne électorale, a tellement mis l’accent sur l’Afghanistan. Je soupçonne qu’il l’a fait pour montrer que son retrait d’Irak n’était pas une preuve de faiblesse. C’est d’ailleurs à ce moment-là qu’il a dit : « Je ne suis pas contre les guerres en général, je suis contre les guerres idiotes ». Je ne suis pas sûr que l’administration américaine ait tout à fait perçu la complexité de la question mais elle va être prise dans un engrenage de complexité. Une fois qu’on a dit que l’affaire se joue aussi au Pakistan, que faire ? Ils ne peuvent pas occuper le Pakistan. Quel dirigeant choisir qui serait meilleur qu’un autre ? La situation ne pourrait évoluer que s’ils arrivaient à obtenir des Indiens une concession significative, soit dans la relation militaire Inde/Pakistan soit au Cachemire (c’est encore plus compliqué), qui détournerait les Pakistanais, notamment les services, de leur obsession indienne et les amènerait à considérer la question afghane d’une autre façon. Holbrooke en est-il à ce point de compréhension ? Le président, Hillary Clinton, sont-ils prêts à s’impliquer dans une telle politique ? Je n’en sais rien. Le fait qu’Obama ait dit qu’en Afghanistan, la solution ne pourrait pas être seulement militaire mais aussi politique est une bonne indication. La question afghane doit être approchée d’une façon régionale, ce qui justifie de remettre l’Iran dans le jeu. Tout cela est intelligent. La demande de renforts peut paraître incohérente avec l’affirmation que c’est une question politique et non pas militaire mais on peut comprendre qu’il souhaite renforcer sa main pour négocier dans de meilleures conditions. Rien ne contredit une approche intelligente, jusqu’à maintenant. Mais elle n’est pas encore tout à fait nette.

Il me semble que cette équipe est convaincue que le dialogue sino-américain est la relation bilatérale stratégique principale : On entend parler de G2, expression reprise par la presse chinoise. Ils ont démarré de façon réaliste : Chinois et Américains ont besoin les uns des autres pour sortir de la crise ; le choix de la Chine pour le premier voyage d’Hillary Clinton, les propos qu’elle a tenus, vont en ce sens. Mais c’est et ça restera un bras de fer. Il ne faut pas s’attendre à un gentil partenariat sino-américain. Les Chinois ont posé la question du dollar [ce qui, faisant écho à sa conférence de 1964, aurait fait plaisir au Général De Gaulle !], ils ne la retireront plus.

Je crois donc que les années qui viennent seront marquées par cette question récurrente: Pourquoi pas un panier de monnaies à la place du dollar ? Même si les techniciens expliquent que les paniers de monnaie ne marchent jamais, en termes politiques, on voit s’organiser les éléments d’un gigantesque bras de fer sino-américain. L’équipe Obama a tous les éléments pour l’aborder intelligemment, pour ne pas tomber dans les pièges du manichéisme, de l’inculture, de l’incompréhension du monde extérieur, mais ce sera très compliqué parce qu’il faudra gérer une sorte de déclin, une relativisation du leadership occidental : les Occidentaux n’ont plus la maîtrise complète du jeu. Le monde « multipolaire » longtemps présenté en France comme idyllique, est très compliqué à gérer. Son instabilité donne des marges de manœuvre mais comporte des risques. Je pense qu’Obama en est conscient. Y parviendra-t-il ? Je ne sais pas. Je n’exclus pas une coalition hostile qui, partant de la question Occident-Monde arabe-Israël, s’organiserait pour essayer de faire déraper cette administration. Je serais sidéré qu’un pays qui a élu Bush (par la fraude, mais qui l’a réélu largement) et qui est tout à fait capable de réélire un Bush dans dix ans, laisse se réorganiser une politique intelligente, nuancée, stratégique, tactique, non manichéenne sans gros remous internes.

Dans ce contexte, l’Europe me paraît légitimement secondaire. Aucune menace ne pèse sur l’Europe, l’Europe n’est pas une solution à leurs problèmes, il n’y a donc aucune raison pour que les Américains s’intéressent spécialement à l’Europe, sinon de façon utilitaire : la demande concernant l’Afghanistan est une très classique demande de partage de fardeau. Il ne s’agit nullement de partager la décision stratégique ; la nouvelle politique afghane – qui ne me paraît ni très nouvelle ni très claire – a d’ailleurs été annoncée à Washington cinq jours avant le voyage d’Obama en Europe. Chacun en est conscient ici : il n’est pas question de discussion entre membres de l’Alliance… sauf à propos du nouveau Secrétaire général.

Il n’y a donc aucune raison d’attendre quoi que ce soit d’Obama du point de vue européen et ceci n’est en rien gênant. Les sottes inquiétudes de journalistes français : « Obama va-t-il nous oublier ? » sont pathétiques ! Nous devrions nous réjouir d’avoir un président américain très intelligent, prêt à entretenir des rapports normaux avec ses alliés. Certes, il décidera tout seul au bout du compte mais il montre quand même une disponibilité que les autres n’avaient pas. Qu’attendons-nous de lui ? Qu’approuvons-nous ? Que désapprouvons-nous ? Que souhaitons-nous lui dire ? Le comportement des dirigeants européens lors des réunions « OTAN » et « Europe » (G20 mis à part) révèle qu’aucun d’entre eux n’a cette mentalité de partenaire. De toute façon, la question européenne n’existe pas pour Obama. Comme l’ont toujours souhaité les Américains, il veut faire coïncider l’OTAN et l’Union européenne (ils voient tous l’Union européenne comme une sorte de succursale économique de l’OTAN). Je répondis un jour à Madeleine Albright – qui, elle-même, tentait de me convaincre de cette nécessaire coïncidence – : « Compte tenu de leur intégration dans l’Alena, le Canada et le Mexique n’ont plus aucune autonomie politique, il serait plus franc de les faire rentrer dans les États-Unis. Calculons ensemble à combien de sénateurs ils ont droit dans le système américain… ». Ce joke montre que la pression sur le sujet de la Turquie est ancienne.
Pour moi, la politique étrangère américaine va se concentrer sur ce qu’on appelle « l’arc de crise ».

Dernier point, ce qu’a dit Obama à propos du nucléaire est assez conforme à l’appel lancé l’an dernier ou il y a deux ans par Schulz, animateur principal d’un groupe d’anciens de premier plan qui militent pour un monde sans armes nucléaires. Kissinger, étonnamment, s’y était rallié. Il m’avait demandé de me rendre à une deuxième réunion de ce groupe, me disant : « J’ai signé ça par amitié pour Schulz mais je me demande si ce n’est pas une erreur ». Je lui avais dit ce que j’en pensais : autant il est très important de relancer la réduction des armements stratégiques (dans la suite des accords Start) – et les États-Unis et la Russie ont une énorme marge de manœuvre pour le faire puisqu’il ne se passe plus rien depuis des années – autant je ne croyais pas à un monde dénucléarisé. Je n’arrive pas à imaginer un président américain suffisamment confiant dans la sécurité du monde dans les cinquante ans à venir pour décider de noyer le dernier sous-marin nucléaire. Il est possible que certains stratèges américains se disent que, dans un monde dénucléarisé, la fin du pouvoir égalisateur de l’atome les rendrait beaucoup plus puissants. En termes de supériorité conventionnelle et de technologies avancées, dans un monde où la guerre redeviendrait possible par disparition de l’arme nucléaire, ils domineraient le jeu. Il peut donc y avoir quelques « Folamour ». En dépit des inquiétudes un peu tardives de Kissinger, si ce concept de monde dénucléarisé peut avoir – comme il le pensait – un impact gigantesque sur le monde occidental et notamment européen, il n’aurait aucun effet précis sur la politique nucléaire de la Chine, de la Russie, de l’Inde, du Pakistan, d’Israël ou des autres. S’ils sont quelques uns à se poser la question, l’opinion n’est pas prête, et Obama se trouve amené à s’inscrire dans la continuité de Reagan. En mars 1983, Reagan avait vendu la Guerre des étoiles dans un grand discours d’annonce, totalement prématuré et erroné sur le plan scientifique, mais très fort sur le plan politique : « Les armes nucléaires sont immorales et dépassées » (montrant, soit dit en passant, que l’Amérique n’a jamais compris ce qu’est la dissuasion par rapport à l’emploi). Elles étaient, selon lui, dépassées à cause du fameux bouclier dont on débat depuis vingt-cinq ans, sans véritable avancée scientifique. Mais ce discours est tellement puissant qu’il n’y a rien d’étonnant à ce que quelqu’un comme Obama s’y glisse. Il a d’ailleurs ajouté qu’il n’en verrait pas l’aboutissement de son vivant ! C’est peut-être la seule façon de relancer la réduction des armements stratégiques. Si mon interprétation est la bonne, cette position n’est pas gênante et peut même être intelligente. Peut-être pourrait-on, en relançant la réduction des armements stratégiques, sauver le TNP.

Voilà mes réflexions du moment. Il faudra encore six mois à un an pour avoir une vision d’ensemble de cette politique qui, je l’ai dit, n’est pas dogmatique. En rupture avec un dogme figé, l’intelligence en mouvement va dépendre du jeu des autres. Si les Européens (je ne parle pas des institutions européennes mais des grands pays européens, la France, l’Allemagne, la Grande-Bretagne…) avaient une pensée articulée, synthétique, sur la politique à mener avec la Russie, la Chine, le Proche-Orient … ce serait un moment très opportun parce qu’il y a, en ce début de mandat, une certaine disponibilité de l’administration Obama. Mais dans six mois ou un an, ce sera terminé, ils auront arbitré sur chaque sujet. Obama aura fait des grands discours sur tous les thèmes. Nous avons donc un moment devant nous. Ca n’a pas trop mal marché au G20, même si la gigantesque bataille de la régulation reste devant nous, elle n’est pas dépassée. Mais ça ne marche pas sur les autres terrains.

C’est dire à quel point je partage l’avis de Jean-Pierre Chevènement : je trouve absurde, anachronique, complètement à contretemps d’avoir réintégré la machinerie OTAN – dont personne n’a oublié qu’il ne s’agit pas de l’Alliance mais du commandement intégré, mis en place après la guerre de Corée quand on pensait que les chars de Staline pouvaient débarquer le lendemain matin -. Il est complètement absurde qu’en 2009 on soit obligé de raisonner avec ce type d’instrument qui ne correspond, à mon avis, à rien de rien des problèmes d’aujourd’hui. Dans une émission récente, j’ai dit : « Le G20, c’est l’avenir, l’OTAN c’est le passé ! ».

En résumé, je trouve les premiers éléments de la nouvelle politique extérieure des Etats-Unis très prometteurs, très intéressants et certainement observés de très près par toutes sortes de forces qui auront envie, à un moment ou à un autre, de faire capoter la politique d’Obama, sur l’Iran, ou sur le Proche Orient ou sur d’autres sujets.

Jean-Pierre Chevènement :
Les résultats du G20 sont loin d’être clairs. L’application de plusieurs bonnes résolutions prendra dix-huit mois ou deux ans. Si certains problèmes, comme la régulation, ont été traités de manière très visible, ce ne fut pas le cas de la question de la relance. Des chiffres ont été avancés mais on ne sait pas très bien ce que ça va donner. Je suis très intéressé par le fait – tout à fait inédit – qu’on va libérer une tranche de 250 milliards de droits de tirages spéciaux ; par ailleurs, à ma connaissance, il n’a pas été fait état du problème monétaire qui est central.

Le problème de l’assainissement financier, c’est-à-dire du bilan des banques, ne me paraît pas non plus convenablement traité.

Je ne vois donc pas très clair dans ce qui va sortir réellement du G20, sinon que le G20 existe, ce qui est, en soi, un progrès par rapport à la situation antérieure.

Marie-Françoise Bechtel
Je voudrais poser une question à Hubert Védrine sur ce qu’il a appelé l’hypothèse de la coalition hostile à Obama – qu’il n’exclut pas – en lui demandant s’il n’y a pas une deuxième hypothèse qui nous ramènerait à l’interrogation sur le cocktail Obama. De quoi est-il fait ? Est-il trop tôt pour le dire ? De même qu’il y a un cocktail Bush, peut-on définir les forces, les intérêts, les gens, peut-être aussi les courants culturels au sens large du terme, mais également les intérêts économiques, qui soutiennent Obama ?

Ceci ne peut-il pas mener à l’hypothèse purement logique du contraire de la coalition hostile ? Obama mènerait finalement des politiques qui conviendraient à ces ensembles plus ou moins hétérogènes et seraient plus vendables, plus présentables que les politiques passées.
N’est-ce pas une seconde hypothèse qui demanderait une analyse dont j’ignore tout pour ma part et nourrirait un espoir raisonnable sur ce qu’il peut y avoir derrière Obama ?

Hubert Védrine
Un président des États-Unis reste un président des États-Unis ! On ne peut s’attendre à trouver à la tête de ce pays que quelqu’un dont l’objectif numéro un est de maintenir le leadership américain, c’est une évidence. C’est aussi forcément quelqu’un qui trouve le système américain meilleur que les autres. C’est un Américain, élu pour être président des États-Unis et pour défendre les intérêts américains. Les gens qui sont derrière lui, dont les niveaux de revenus sont extraordinairement différents, représentent des intérêts incroyablement contradictoires (une analyse marxiste montrerait qu’il y a tout et le contraire de tout). Ils ont en commun de vouloir sauver le système américain, dans l’espoir de sortir de cette crise presque à l’identique, avec un minimum de concessions sur quelques règles contraignantes tout en restaurant le leadership américain, pour préserver la sécurité dans le monde, et l’image d’une Amérique dont la mission est d’éclairer le monde.

En réalité, les démocrates étaient d’accord avec une partie du discours de Bush. Mais celui-ci l’appliquait de façon caricaturale, avec une maladresse extrême et en antagonisant. Leur politique ne peut donc être comparée avec ce que seraient les positions des gauches européennes, si elles en avaient.

Obama va essayer, c’est évident. Il semble très intuitif, très intelligent, très organisé, très informé. Sa campagne a été prodigieusement menée. Il a été élu sur la crise, le moment où les courbes d’opinion ont complètement divergé. C’est en septembre, quand on a vu la panique de Mac Cain face à l’aggravation des événements alors que le discours d’Obama donnait l’impression qu’il comprenait ce qui se passait, que l’écart s’est fait. Mais il a été élu pour sauver le système. Certes, on relève dans les propos d’Obama de nombreux commentaires difficilement acceptables par l’Américain moyen. A Washington, quelqu’un m’a dit : « Il a un côté Giscard ». Cette comparaison ne nous vient pas sponténément à l’esprit. Mais elle marque qu’Obama se sait supérieurement intelligent et n’arrive pas toujours à le masquer, ce qui est nuisible en politique ! C’est à Harvard qu’il aurait pris conscience de son ascendant sur les gens, de son intelligence, de sa rapidité de compréhension, de son éloquence prodigieuse, de son charisme. Rappelez-vous cette phrase savoureuse, prononcée en petit comité : « Je comprends que des pauvres gars complètement matraqués par le chômage se réfugient dans Dieu et les armes à feu ! ». Hillary Clinton s’était évidemment ruée sur cette déclaration ! Mais je suis convaincu qu’elle reflète une part de ce qu’il pense.

Il a répété vouloir mettre fin à ce système américain qui consiste à pousser les gens à s’endetter de plus en plus pour consommer à crédit sans en avoir les moyens, qu’il fallait bien que le consommateur américain se réfrène un peu… C’est assez vrai ; tout ce système est fait pour vivre.

Lorsqu’il s’exprime en tant qu’individu, il dit des choses pénétrantes, il doit être passionnant de discuter avec lui. En tant que Président des États-Unis, bien sûr, il fait face à toutes les forces à l’œuvre pour que ça change le moins possible, pour que la régulation soit limitée, que la relance ait lieu à l’identique et qu’on ne fasse pas le bilan de tous ceux qui ont conduit à la catastrophe actuelle (et qu’on les oublie charitablement). C’est la politique !

Loïc Hennekinne
J’ai deux questions à poser.
La première reprend la remarque finale : « le G20, c’est l’avenir », ce que je crois aussi. Doit-on en conclure que le G7, devenu G8, n’a plus aucune utilité et qu’il faudrait le supprimer ? Nous savons depuis de nombreuses années que le G7 tourne en rond, qu’il fabrique des dizaines et des dizaines de pages de communiqués que personne ne lit. Dans les couloirs de Londres, Berlusconi a voulu sauver son sommet de l’Ile de la Maddalena en vantant le G20 tout en soutenant que c’est au G8 que seront prises les vraies décisions sur la régulation. Personne d’autre que lui ne le croit mais il est extrêmement difficile de faire mourir les institutions même quand elles sont devenues inutiles et coûteuses. On l’a vu avec l’OTAN au début des années 90, quand nous étions quelques-uns à affirmer qu’elle n’avait plus d’utilité.

Ma deuxième question a trait à la remarque sur l’approche kissingerienne. (Kissinger se rendant compte que la présence des troupes américaines au Vietnam ne permettrait pas de régler le problème, avait préféré les retirer et observer la suite des événements). Je me demande si cette approche kissingerienne est imaginable en Afghanistan. Il est évident que la présence des troupes américaines, des troupes de l’OTAN, les pertes considérables dont sont victimes les populations civiles, le désordre dans la conduite des opérations, fabriquent chaque jour davantage de Talibans. On est à la recherche des Talibans « modérés » actuellement : je ne vois pas très bien comment ces Talibans « modérés » sortiraient du bois tant que les troupes étrangères sont en Afghanistan. Peut-on imaginer que cette manière kissingerienne de se sortir de problèmes insolubles pourrait avoir une première application à l’Afghanistan ?

Hubert Védrine
Je pense que le G7-G8 est mort mais qu’il va se survivre longtemps. Il deviendra une sorte de rendez-vous d’étape entre deux G20. Le G8 de Berlusconi préparera d’ailleurs le G20 du mois de septembre. Le G20 va s’imposer, pulvériser toutes les autres enceintes possibles, onusiennes comprises (mis à part le Conseil de sécurité qui a des compétences particulières mais qu’on n’arrive pas à élargir). On peut penser que survivra, assez logiquement, un G7-G8 réunissant les ministres des Finances.

Certains commentateurs américains parlent d’un G9 (G8 + la Chine) au niveau financier. Peut-être y aura-t-il une sorte d’instance intermédiaire (qui fâchera ceux qui en seront exclus). Cet organisme est donc extraordinairement fragilisé. Remarquablement imaginé par Giscard, il avait perdu beaucoup de sa légitimité et était donc fréquemment contesté. Le G20, selon moi, lui porte un coup fatal. Cela dit, le G20 est une enceinte plus qu’un organisme ; en son sein, vont se développer toute une série d’alliances, de contre-alliances, tous phénomènes qui traduisent la réalité multipolaire.

Un organisme mériterait une analyse politico-diplomatique, c’est l’OMC qui préfigure assez bien la foire d’empoigne du monde multipolaire moderne. Il faudrait donc l’analyser, non pas d’un point de vue économique et commercial, mais du point de vue politique : Quelles alliances ? Comment résistent-elles ? Cela nous indique que nous sommes dans un monde où personne n’a la légitimité suffisante pour traiter les problèmes tout seul.

D’autre part les pays émergents entrent dans ces organismes précautionneusement, selon la formule de Deng Xiaoping : « Quand on traverse la rivière, on avance prudemment en regardant une pierre, puis l’autre… ». En dépit de cette prudence, ils vont prendre du poids, intégrer la technique de gestion des sommets, y compris les rodomontades qui les précèdent. Ils vont apprendre tout cela très vite. Je m’attends à ce que le G20 devienne l’élément principal d’un monde différent.

Quand je parle de la démarche kissingerienne, c’est une formule parce que Kissinger s’est trompé gravement à plusieurs reprises. Je m’interroge par là, de façon élémentaire, sur la capacité à jouer trois ou quatre coups d’avance ou à faire des percées (comme dans la politique chinoise de Nixon et Kissinger).

L’objectif de la présence en Afghanistan ne me paraît pas du tout clarifié, ni par les réunions de l’OTAN ni par Obama. Ce peut être un objectif de sécurité : nous sommes en Afghanistan pour y combattre une organisation dangereuse pour tout le monde, pas seulement pour les Occidentaux. Il faut dans ce cas que les Occidentaux aient été bien maladroits pour s’être laissé enfermer dans une expédition d’apparence néocoloniale alors que la résurgence d’Al Qaida pose autant – voire plus – de problèmes au monde arabe, à l’Inde, à la Chine, à la Russie. Si l’objectif est la sécurité, il suffit de maintenir dans la région une sorte d’énorme force mobile chargée de surveiller les terroristes et de les empêcher de se réorganiser mais il n’est pas question de coloniser ces régions. Ca c’est l’option « Général Scowcroft » (selon lui, c’est le seul sujet, tout le reste, c’est du vent).

L’autre possibilité est un compromis vague dans lequel la solution – qu’on ne connaît pas – serait politique. Il s’agirait alors de construire des écoles, des routes… Je ne sais pas quelle solution politique Obama a en tête quand il dit que « la solution n’est pas que militaire ». Si elle consiste à dire qu’il faut laisser les Afghans s’organiser entre eux, on revient à la première option : un objectif de sécurité. Les Afghans devraient alors trouver un accord entre les Pachtouns et les autres. En effet, les Pachtouns sont mieux placés que nous pour distinguer les talibans « modérés » (ou « modérables ») des talibans fous furieux et déterminer leurs relations avec les Pakistanais. Dans ce cas, nous ne gérons pas ce paquet politique, les Afghans deviennent donc ce qu’ils peuvent et nous ne sommes là que pour empêcher la reconstitution du serpent.

Si les Américains pensent pouvoir moderniser l’Afghanistan et régler la solution politique afghane et pakistanaise, c’est perdu d’avance. Je ne crois pas que cette question soit clarifiée, à ce stade. Mais c’est un risque : l’administration Obama pourrait y sombrer.

Alain Dejammet
Sur le plan économique, nous sommes tous à la recherche d’une formule raisonnable. Tout le monde est assez inquiet de ce qui pourrait se passer au mois de juin à New York lors de la conférence qui a été prévue à Doha en décembre, lors de la Conférence internationale de suivi sur le financement du développement chargée d’examiner la mise en œuvre du Consensus de Monterrey. Les gens redoutent que cette énorme réunion à New York, sous la présidence de l’imprévisible Miguel D’Escoto ne tourne au délire.

Alors on cherche la formule.
Le G20, c’est très bien, mais je suis persuadé que l’Egyptien qu’est l’ancien Secrétaire général des Nations Unies est furieux de voir que l’Egypte n’y siège pas. Ce G20 réunit des pays industrialisés, des pays émergents. Mais nombre de pays raisonnables pourraient dire : « Il n’y a pas que le Nicaragua ou le Costa Rica, il y a aussi des pays non-émergents qui mériteraient d’être associés aux discussions ! ». Or, au G20, ne figurent ni l’Egypte, ni, je crois, le Pakistan. Il y manque des pays solides qui pèsent lourdement, tant sur le plan économique (ce sont de grands consommateurs ou de grands aidés) que sur le plan politique et qui voient mal que l’on puisse délibérer politique et économie sans eux.
Cherchant une formule qui réunirait des interlocuteurs à peu près raisonnables (qui ne soient pas uniquement riches, industrialisés ou émergents), ne pourrait-on penser à ce qui existait autrefois : le Conseil économique et social ? Il y a quatre ou cinq ans, le Président français, flanqué de l’ancien directeur du FMI, redécouvrant l’œuf de Colomb, l’avaient écrit dans un bel article : « Il faut un conseil de sécurité économique et social qui rassemble des pays raisonnables, riches, émergents et un peu plus pauvres ». Ils avaient complètement oublié l’existence du Conseil économique et social. Je serais intéressé de connaître l’opinion, non pas de l’ancien secrétaire général des Nations Unies, mais de l’Egyptien qui rencontre de temps en temps Monsieur Moubarak, sur l’existence de ce fameux G20 où des pays d’un certain poids ne sont pas représentés.

Boutros Boutros-Ghali
Je commencerai par une première remarque : Ayant fréquenté, comme vous tous, beaucoup de souverains, je tiens à vous dire que le pouvoir monte à la tête, c’est une maladie. On peut donc prévoir que l’Obama que nous connaissons aujourd’hui ne sera pas le même dans quelques années.

Seconde remarque : dans son exposé extrêmement brillant, Monsieur Védrine n’a pas mentionné la réaction des autres.

Je vais évoquer un cas que je connais : Pour les fondamentalistes, qui représentent une force nouvelle, il n’y a aucune différence entre Obama et n’importe quel ministre, ce sont pour eux de nouveaux croisés, c’est tout. Leur point de vue n’a pas changé. Or les fondamentalistes représentent une force extrêmement importante dans le monde musulman : non seulement ils sont actifs, non seulement les musulmans modérés n’osent pas les contredire mais ils disposent de sommes énormes qu’ils peuvent mettre à la disposition de mouvements un peu partout dans le monde, en dépit du fait que le prix du baril de pétrole a baissé. Pour ne prendre que l’exemple européen : le fondamentalisme y représente une menace préoccupante en raison de la présence de quinze à vingt millions de musulmans. Ce problème existe à l’échelle américaine. En Afghanistan, au Pakistan ou ailleurs, pour les fondamentalistes, les Américains sont des nouveaux croisés. Ils auront donc à l’égard des États-Unis d’Obama la même position qu’ils avaient à l’égard de l’administration Bush.

Une autre remarque est importante : Il faudrait une intervention rapide pour régler la question du Moyen Orient. Plus tard il y aura une cristallisation des événements et il sera très difficile d’en modifier le cours. Mais là encore, je ne pense pas qu’Obama, confronté à la crise économique qui va dominer son action, puisse se permettre de régler les problèmes du monde, que ce soit entre la Corée du sud et la Corée du Nord, entre Taïwan et la Chine ou le problème du Moyen Orient. Souvenez-vous que Carter s’était consacré, pendant cinq ou six mois, exclusivement au Moyen Orient, y faisant de nombreux voyages. Or, aujourd’hui, Obama ne pourrait pas se le permettre, car la crise économique lui impose d’autres priorités. Les événements ont changé, nous sommes confrontés à un problème de mondialisation. Je pense qu’Obama ne pourra rien faire pour régler la crise du Moyen Orient, ce qui renforcera indirectement le mouvement fondamentaliste (ce qui s’est passé à Gaza a été une bénédiction pour les fondamentalistes) dans toutes les parties du monde islamique, compliquant les rapports entre les États-Unis et le monde arabe, région importante notamment en raison du pétrole.

Une dernière remarque : Je pense qu’Obama sera assez limité par les institutions américaines. Je vous donne un exemple : Sommes-nous au courant de l’accord signé, de façon inaperçue, entre le Pacte atlantique et les Nations unies ? Cet accord, signé par le Secrétaire du Pacte atlantique et par celui des Nations unies a littéralement inféodé les Nations unies au système du Pacte atlantique. Obama va se trouver devant de nouvelles institutions qu’il ne pourra pas changer facilement. Il ne faut pas sous-estimer – vous l’avez d’ailleurs dit – l’importance des institutions créées par son prédécesseur. Elles vont peser extrêmement lourd, ce qui nuira à l’action d’Obama.

La crise économique va dominer sa pensée pendant des années. Ensuite, il sera entravé par les institutions créées par ses prédécesseurs, qu’il ne pourra pas facilement changer. Il ne pourra pas facilement changer le poids de l’establishment militaire américain qui tient à garder certains avantages et continue à vouloir jouer un rôle. Ce sont autant d’éléments qui vont freiner les capacités d’un changement et notre espoir, très illusoire, qu’Obama pourra ouvrir la possibilité à de nouvelles relations internationales, à un nouveau monde, à un nouveau rôle politique de la superpuissance américaine. Dans un an, nous y verrons plus clair et nous risquons d’avoir beaucoup de désillusions. C’est peut-être une interprétation pessimiste mais voilà comment je vois la situation.

Jean-Luc Gréau
D’abord je crois devoir souscrire à deux points évoqués par Hubert Védrine :
1° La volonté du président américain de restaurer le leadership américain. Il faut se rappeler cette phrase inscrite dans le discours du 20 janvier : « We are ready to lead once more ». Elle n’était pas seulement destinée à l’opinion publique intérieure mais aussi à l’opinion internationale.
2° Effectivement, le système américain doit être défendu, au moins aux deux échelons économique et financier. La nomination de Timothy Geithner est très révélatrice. Si Henry Paulson, l’ancien ministre, était le « parrain » (dans un sens non péjoratif) de Wall Street, Timothy Geithner est le « parrain » de Wall Street et de Main Street réunies. Sa nomination montre bien qu’on veut sauver le système financier américain.

Pour empêcher l’écroulement et la dépression irréversibles, on s’est résolu à des politiques de relance massives (bien qu’on trouve encore des personnes en France, à gauche, pour dire qu’on ne relance pas assez). 1800 milliards de déficit américain, c’est-à-dire qu’actuellement les recettes doivent représenter moins de la moitié des dépenses des États-Unis. Relance massive en Chine, au Japon, en Corée, au Brésil, dans certains pays d’Europe, comme la Grande –Bretagne (qui prend des risques très lourds actuellement). Nous ne sommes pas dans le keynésianisme mais dans l’ultrakeynésianisme. Le problème est de savoir comment revenir d’un tel déficit, surtout si cette politique est réussie. Ca signifie que les déséquilibres internationaux vont s’aggraver. Le déficit américain vis-à-vis de l’extérieur va s’aggraver. L’Europe elle-même va connaître un déficit croissant de son commerce extérieur vis-à-vis de certaines régions du monde. Donc, les déséquilibres – dont on n’a pas parlé à Londres – vont s’aggraver.

Un très grand événement a coïncidé avec le propos chinois sur la devise américaine : La Banque centrale d’Angleterre et surtout la Banque centrale des États-Unis monétisent les dettes publiques locales ! Le président de la Réserve fédérale a décidé l’achat d’obligations de l’Etat américain pour un montant de 300 milliards de dollars, somme qui correspond au sixième du déficit. C’est un événement historique : l’expérience libérale ou néolibérale que nous avons vécue depuis trente ans avait commencé avec la politique Volker de durcissement de la politique monétaire et aujourd’hui s’opère un revirement complet.

Le problème du dollar va se poser non seulement à travers le déficit extérieur mais aussi à travers le fait que les dettes publiques des États-Unis vont être progressivement monétisées. Cela nous projette dans un monde dont je ne peux pas dire comment il va évoluer.

Du point de vue des relations internationales et plus précisément de la relation Chine/États-Unis, y a-t-il quelque chose à attendre ?

Jean-Michel Quatrepoint
J’ai le sentiment – et j’aimerais avoir l’avis d’Hubert Védrine là-dessus – que l’équipe Obama n’était pas préparée à la crise économique telle qu’elle s’est développée. Ils ont été pris par surprise, le 15 septembre, par la faillite de Lehmann Brothers puis par les réactions en chaîne et l’accélération du processus qui ont suivi. Il n’y avait pas eu auparavant de véritable construction idéologique au bon sens du terme, à la différence de ce qui s’est passé à l’époque Reagan. Reagan était arrivé avec un corps de doctrine idéologique préparé, pas seulement à l’université de Chicago mais à Londres, dans les think tanks. Tout cela a donné un programme : la dérégulation, le retour aux sources du libéralisme, qui a été appliqué méthodiquement dès les premiers jours de l’arrivée de Reagan.

Obama avait la volonté de faire le contraire de ce que faisait Bush en politique étrangère, la volonté de faire du Welfare et du développement durable. Mais sur la crise économique et la crise financière, il était excessivement discret. Là-dessus arriva le 15 septembre et ils durent, en catastrophe, trouver des mots (communication oblige !) : on a donc fustigé les dérives du capitalisme financier. Pour le reste, c’est le contribuable qui a financé, avec de la dette publique et des plans de relance toujours plus importants. J’ai été très frappé par un vif débat (peu repris dans la presse française), de janvier à mars, entre les partisans de la nationalisation des dix-neuf grandes banques américaines qui avaient fauté, et ceux qui pensaient qu’il fallait essayer de s’en sortir sans toucher à la propriété du capital, sans punir les actionnaires, ni même les dirigeants. Finalement, Geithner et Summers l’ont emporté et ont bâti un plan qui revient finalement à faire du surcapitalisme financier. Pour schématiser, le Trésor va financer 95% des actifs toxiques rachetés aux banques. Les hedge funds, dont les deux tiers sont localisés, comme par hasard, aux Îles Caïmans et aux Îles vierges (pour des raisons évidentes : il n’y a pas de fiscalité) sont appelés à participer au rachat des actifs toxiques. Ils vont mettre 7,5% et ils toucheront le jack pot si la revente des actifs se révèle bénéfique par la suite. S’il y a des pertes, c’est le contribuable qui paiera. C’est, clairement, la privatisation des profits et la socialisation des pertes. Ce plan marque la victoire des partisans du « On ne touche pas au système » contre ceux qui, comme Krugman ou Stiglitz, souhaitaient changer le système et nationaliser les banques, même provisoirement ne serait-ce que par souci moral. « Vous ne pouvez pas, expliquaient-ils, demander aux gens de se serrer la ceinture, de faire des sacrifices et, en même temps, ne pas punir ceux qui sont les responsables de la faillite ». Or le discours entendu au G20 depuis quelques semaines est plutôt : « Finalement, il n’y a pas de faillite, c’est un mauvais moment à passer, c’est une bulle comme les autres, un krach comme les autres. On va faire un peu de régulation et de bonne gouvernance… ».

On parle de listes de paradis fiscaux. Mais les paradis fiscaux sont consubstantiels au système qu’on a connu pendant trente ans. C’est parce que les paradis fiscaux ont permis aux multinationales de localiser une partie de leurs profits en dehors pour ne pas payer d’impôts, que les dirigeants de ces multinationales y ont également localisé une partie de leurs revenus et qu’accessoirement les narcotrafiquants ont injecté leur argent à travers ces paradis fiscaux, que les hedges funds y sont localisés et que l’ensemble du système tourne autour des paradis fiscaux. On amuse la galerie avec les comptes des particuliers, de la bourgeoisie allemande ou française, au Lichtenstein ou ailleurs mais le problème n’est pas là. Le problème, ce sont les localisations par les multinationales, de toutes leurs filiales, non seulement aux Îles Caïmans, aux Îles Vierges ou à l’Île de Man mais aussi à Hongkong. Hongkong est le lieu où transitent les marchandises et les profits et on externalise une partie du profit à Hongkong et éventuellement à Macao. Je ne sais pas qui a suggéré à Sarkozy d’évoquer ce sujet au G 20 mais la réaction des Chinois n’a pas tardé.

Ce qui me frappe – et je rejoins ce que Hubert Védrine a dit tout à l’heure – c’est qu’on a le sentiment d’une « méthode Coué » . Les hirondelles commencent à annoncer le printemps, on va repartir comme avant, on va faire de la bonne gouvernance, le G20 va amuser la galerie… Et puis les mêmes causes produiront les mêmes effets ! On remplace actuellement de la dette privée par de la dette publique et c’est le contribuable qui paie. On va faire une nouvelle bulle de dette publique qui éclatera comme les autres bulles parce que les arbres ne montent pas jusqu’au ciel. Quand éclatera-t-elle, en septembre, en décembre, l’année prochaine ?

Hubert Védrine partage-t-il cette vision pessimiste des choses ?

Alain Dejammet
M’accorderez-vous que la structure censée agir sur la situation économique actuelle et décider de l’avenir économique, exclut des pays relativement importants, tant démographiquement que politiquement ? Le G20 ne reflète pas la réalité internationale des débats économiques.
Vous n’avez pas répondu, Monsieur Boutros-Ghali, à la question : Vous, Egyptien, Moubarak et son entourage, votre neveu Youssef Boutros-Ghali, acceptez-vous d’être exclus du G20 ?
Si c’est le cas, inutile que les diplomates travaillent en vue de trouver une structure. Elle existe déjà, même si elle comporte un trop grand nombre de pays (54).
Un groupe qui exclut le Pakistan, l’Egypte et tant d’autres pays est-il concevable ?

Boutros Boutros-Ghali
Je n’essaie pas de fuir votre question mais elle concerne un domaine que je ne possède pas vraiment bien. La seule chose que je puisse dire, c’est que dans cette partie du monde dominent le sentiment d’être dépassés et la certitude que les problèmes se règleront à une autre échelle, par les 20 ou les superpuissances. Mais le fait de ne pas avoir participé au G20, ou de ne pas être consultés sur le G20, n’a suscité aucun sentiment d’humiliation dans l’opinion publique.

Hubert Védrine
Le Secrétaire général a eu raison de souligner la question de la réaction des autres à la politique Obama. Si je ne l’ai pas détaillée, c’est ce que je l’englobais dans l’hypothèse de la coalition hostile. Il y a dans le monde beaucoup de groupes qui s’arrangeaient fort bien de la politique de Bush, excellente pour la droite israélienne, excellente pour Ahmadinedjad, pour le Hamas, pour le Hezbollah… excellente pour les nationalistes russes, pour les nationalistes chinois. Aucun d’eux ne souhaite une politique étrangère américaine nouvelle et intelligente. Ils n’ont pas forcément la capacité de l’empêcher de se développer, trop de contradictions les opposent pour qu’ils puissent s’unir mais certaines conjonctures particulières pourraient susciter des alliances, apparemment contre-nature, pour essayer de mettre en difficulté Obama.

Obama cherche, en tâtonnant, avec un esprit différent, un autre type de langage, un autre discours de l’Amérique s’adressant au monde musulman. Il a fort à faire, compte tenu, notamment, des préjugés régnant dans le peuple américain. Mais cette perspective peut paraître très menaçante pour l’ensemble des fanatiques. Si elle leur paraît crédible, s’ils commencent à croire qu’Obama est vraiment capable de changer la relation entre les États-Unis et le monde musulman, de faire bouger les choses au Proche-Orient, la coalition de la haine tentera de le bloquer. Je ne pense pas que ce soit impossible. Il veut le faire car sa vision du monde diffère de celle de la plupart des politiciens américains. De même, si la nouvelle politique afghane est astucieuse, ces forces, ces groupes, menacés, seront sur la défensive. J’avais surtout parlé des groupes internes aux États-Unis, hostiles à cette nouvelle politique étrangère américaine, mais ils sont nombreux dans le monde. C’est pourquoi, si je ne me fais guère d’illusions sur les effets de sa politique économique, je souhaite qu’Obama réussisse en politique étrangère. Je me demande s’il est assez dur pour la manœuvre. Je le souhaite.

La relation Chine-États-Unis est la relation bilatérale la plus stratégique au monde, pour longtemps. Mais il ne faut pas penser qu’une sorte de G2 serait capable de gouverner le monde : plus personne n’est capable de gouverner le monde. Il n’y a pas de gouvernement du monde, il n’y a pas de gouvernance globale. [C’est heureux parce que si ce gouvernement global était mauvais, on ne saurait pas où se réfugier !] Mais le G2 est une affaire colossale. Je ne vois pas la relation Chine-Amérique aboutir à une stabilité satisfaisante pour les deux partenaires. La revendication chinoise est très forte, elle va très loin. Les Chinois ont une telle volonté de revanche par rapport aux deux siècles écoulés, ils tiennent tant à reprendre une place dans le système de décision internationale – formel ou informel – que la relation ne peut pas se stabiliser. Sans oublier la bataille sur le dollar, sur la monnaie, qui sera longue, rythmée par des escarmouches, des moments d’entente stratégique, des ruptures…
C’est une longue affaire.

L’économie n’est pas non plus ma spécialité mais je crois qu’effectivement Obama n’a pas de doctrine. Reagan, Margaret Thatcher, avaient une doctrine. Obama n’a d’autre doctrine qu’une sorte d’empirisme, de pragmatisme. Peut-être a-t-il été été désarçonné le 17 septembre mais moins que ne le fut Mac Cain. Obama a été élu parce qu’il a donné l’impression d’être le plus à même de maîtriser le phénomène.

Mais, je l’ai dit tout à l’heure, cette équipe est là pour sauver le système américain. On ne peut pas imaginer un instant que, dans l’Amérique réelle, quelqu’un soit élu pour changer le système américain, remettre en question les bases-mêmes du capitalisme, réduire l’hypertrophie monstrueuse du système financier.

Obama n’est pas non plus l’homme du système financier, il est obligé de se servir des hommes du système financier. En politique, il est courant d’utiliser les groupes et les lobbies contre les intérêts qu’ils sont censés représenter. Peut-être y parviendra-t-il.
En appui de cette hypothèse optimiste, je peux vous révéler qu’Obama, alors jeune sénateur, était allé voir Brzezinski : « Vous étiez à la Maison Blanche avec Carter. Vous êtes un des meilleurs esprits de l’Amérique. Je vais peut-être être candidat. Il se peut que ça marche. Si je suis élu je m’entourerai de gens de très grand talent tout en restant le patron. Voulez-vous me conseiller ? ». (Brzezinski était sidéré car son interlocuteur était alors le sénateur nobody). Il a dû poser la question à pas mal de gens. C’est donc qu’il y réfléchissait plusieurs années avant sa candidature.

Il ne faut donc pas penser que, parce que Monsieur Geithner est représentatif du système financier, Obama le suivra en tous points. C’est un président des États-Unis, il veut sauver le système américain. Mais, quand il dit vouloir orienter l’économie prédatrice folle actuelle vers de plus en plus de croissance verte, et ce en cinq ans, au lieu des vingt ans prévus, il me paraît convaincu. Dans les domaines scientifique et écologique, il a choisi des conseillers précis, convaincus, militants, absolument opposés à la politique Bush. C’est absolument clair, ça l’est moins dans les domaines économique et financier.

Ce qu’a dit Jean-Michel Quatrepoint me paraît évident : Une énorme bulle se reconstitue probablement. Je ne sais pas quand elle se dégonflera, surtout si c’est une bulle publique. Les paradis fiscaux font partie du système, certes ! Le système lui-même est un paradis fiscal. En poussant l’analyse marxiste, on pourrait dire que Londres est un paradis fiscal, sans aller chercher Jersey.
On ne peut pas attendre d’un président américain qu’il fasse la révolution ! Pour faire quel autre système ? Les forces qui seraient nécessaires n’existent pas. Je m’attends donc à ce qu’il corrige un peu le système, sur le plan symbolique, moral, à ce qu’il prenne des mesures de limitation de revenus, quelques sanctions, à ce qu’il impose quelques règles. La mécanique du G20 exige un minimum de règles. Cela risque d’entraver un peu la croissance, de limiter l’effet de levier. Les agences exerceront un contrôle. Le système sera donc un peu bridé mais restera le même système.

Si j’ai parlé positivement du G20, c’est que je pense que les autres organes ont atteint les limites de leur légitimité, de leur efficacité. Le G20 traduit la réalité du monde multipolaire, pas la réalité théorique de l’égalité des nations (on l’appellerait G192 et on sait qu’il ne pourrait rien faire). C’est un fait. Dans le meilleur des cas, on peut imaginer que, profitant de la prochaine réunion du G20 à New York (c’est commode, tout le monde est là), par une sorte d’astuce, on simule un lien entre le système multipolaire en formation et le système multilatéral théorique et que, par une sorte d’aller et retour, de tour de passe-passe, le Secrétaire général (qui n’est plus le vrai Secrétaire général, notre ami Boutros-Ghali mais un Secrétaire général inconsistant) fasse semblant d’établir un lien entre une délibération quelconque de l’ECOSOC (organisme devenu totalement léthargique) et le G20. Dans le meilleur des cas, l’ECOSOC, réuni au niveau N-10, se réjouirait « que le G20 ait pris en compte sa délibération x dans son article 42 du communiqué final… » Sinon c’est la réalité qui commande. C’est ce qui s’était passé après la deuxième guerre mondiale. La préparation de la conférence de BrettonWoods avait duré deux ou trois ans et, à la fin, ce fut le secrétaire américain au Trésor qui trancha contre Keynes !

Avec l’Egypte, le G20 deviendrait le G21 (en fait, ils sont d’ailleurs plus de vingt dans le G20 !) et toutes sortes de gens seraient très mécontents. Je pense que le G20 s’imposera, mais pas comme un organe cohérent, unanime : les batailles du monde multipolaire existeront à l’intérieur du G20. On n’en a vu que les prémices, c’est le début du début.

Je ne crois pas que la bataille de la régulation soit gagnée d’avance, par capitulation des régulateurs. Les régulateurs sont faibles, ils ne sont pas assez coordonnés, ils sont « infiltrés » (le fief des régulateurs a une déviation remplie de dérégulateurs), mais la bataille de la régulation n’est pas finie.

Jean-Pierre Chevènement
Je pense également qu’au capitalisme financier ne succèdera pas forcément le « surcapitalisme » financier, comme le craint Jean-Michel Quatrepoint.
On peut imaginer qu’on passera du règne des barons brigands au New deal, c’est-à-dire à une forme de capitalisme très réglementé. On cite souvent le taux des prélèvements fiscaux mais on oublie que la réglementation avait été très forte lors du New deal.
En effet, cette affaire n’est pas jouée, nous n’en sommes qu’au tout début.

Je retiens deux choses de ce qui s’est dit :

D’abord, la crise économique va dominer tout le reste et, probablement, empêcher qu’on règle méthodiquement, dans l’ordre, les problèmes très compliqués de l’arc de crise : Israël, Palestine, Irak, Iran, Afghanistan, Pakistan. Il faudrait une volonté entièrement tendue vers ce but. Or, la crise économique va tout dominer et on va aller vers une dégradation des fondamentaux provoquée par la relance. Les déséquilibres économiques, notamment américains, vont s’accroître. On assiste en même temps à des politiques totalement hétérodoxes de monétisation. Les Chinois ont montré le bout de l’oreille, ils veulent remplacer le dollar par une autre monnaie d’échange. Or les DTS (droits de tirage spéciaux), que j’évoquais tout à l’heure, sont déjà le début d’une espèce de monnaie internationale – autre que le dollar – dont les Américains n’ont jamais voulu jusqu’à présent.

Je suis très pessimiste sur l’évolution du fondamentalisme. Tout ce qu’a dit le Secrétaire général Boutros-Ghali est, malheureusement, tout à fait probable.
Je voudrais ajouter à cela un élément de complexité. Dans son discours de Prague, Barack Obama a évoqué deux traités, le traité d’interdiction des essais nucléaires, que la Chine n’a pas ratifié, et le trait dit « Cut Off » de limitation de production de matières fissiles à usage nucléaire, que la Chine n’a ni signé ni ratifié. La Chine développe son arsenal nucléaire, elle n’a pas du tout l’intention de se borner à 200 lanceurs alors que les Russes et les Américains en garderaient eux-mêmes 1700. Il y a là un point de tension extrêmement fort. Je ne sais pas exactement comment l’Inde et le Pakistan conçoivent l’avenir de leurs forces nucléaires mais je doute qu’ils acceptent de passer sous les fourches caudines américaines. Tout cela signifie que la relation sino-américaine sera très difficile, que ce sera effectivement un bras de fer, sur tous les plans. Ce qu’a dit Monsieur Boutros-Ghali est probable : Obama dans trois ans ne sera plus l’Obama d’aujourd’hui, il faudrait peut-être l’avoir à l’esprit.
Je ne suis pas un spécialiste et je parle sous le contrôle des économistes mais j’ai entendu ce qu’ont dit Monsieur Gréau et Monsieur Quatrepoint.

Alain Dejammet
Il y a aussi une composante « développement durable » dans le cocktail Obama. Comme le ministre l’a souligné, il faut observer attentivement les mots, les expressions qu’il utilise. Indéniablement, dans le langage d’Obama, on retrouve une bonne partie, sinon d’évangélisme, au moins de références religieuses. Et l’accent mis sur le leadership est récurrent. On s’interroge aussi sur ceux qui préparent les discours. Un des éléments qui a fait basculer l’électorat américain en faveur d’Obama, en dehors de l’électorat noir ou chicano mexicain et des cols bleus, a été l’élite bostonienne. Et, vous savez, Monsieur le ministre, l’influence qu’exercent sur cette élite quelques éditorialistes du New York Times. Je pense à Thomas Friedman. Après avoir été le prophète – avec raison – de l’informatique (« La terre est plate »), il est devenu depuis trois ans le grand prêtre du développement durable. Il a dû jouer un rôle auprès d’Obama pour achever de le convaincre de la nécessité d’un grand volet vert, développement durable, dans son programme.

Mais quelle en est la raison ? Là on rejoint ce que disait tout à l’heure le Secrétaire général. Tout le début de son nouveau livre sur le monde plat chaud et surencombré prévoit un avenir sombre parce que, selon l’auteur, les Américains sont totalement dépendants des fondamentalistes, l’Arabie Saoudite, les pétroliers, qui les tiennent à la gorge, et qu’ils financent. Alors qu’on s’attend à un ouvrage sur le développement durable, les premiers chapitres traitent du péril fondamentaliste, notamment du péril saoudien (clairement désigné) : « Nous dépendons d’eux parce que nous absorbons du pétrole ». Le véritable sujet, pour la politique étrangère des États-Unis, pour le monde civilisé, c’est donc, pour le conseiller d’Obama, de se débarrasser de cette dépendance, ou de la réduire considérablement. Il faut donc à tout prix verser dans le développement durable et développer des énergies renouvelables. Ce thème, qui a un succès considérable, qui rythme tous les écrits de Thomas Friedman, lus deux fois par semaine par des journalistes qui soutiennent Obama, s’ouvre sur la description du péril fondamentaliste, sur la recherche du meilleur moyen de le combattre, c’est-à-dire ne pas acheter le pétrole, ne pas dépendre de l’Arabie saoudite et du Golfe en général, de l’Iran et peut-être de l’Irak, et donc développer des sources alternatives d’énergie. Il y a donc, paradoxalement, une très forte dimension de méfiance à l’égard de certains dirigeants actuels du monde musulman.
Voilà ce qui est derrière l’obamania et le péan chanté ,aux Etats-Unis, à la gloire du développement durable et des énergies nouvelles.

Hubert Védrine
Je ne fais pas la même analyse.
Le développement durable, pour le moment n’est qu’un slogan mais, à l’évidence, le développement actuel n’est pas durable. On n’a pas attendu Friedman pour s’en convaincre. Le fait que Friedman se soit emparé du sujet, en désignant les Saoudiens, ne remet pas en cause l’analyse. Il y a une sorte d’unanimité mondiale des scientifiques, à epsilon près, pour dire que le développement n’est pas durable. La planète ne peut pas se développer en appliquant le mode de développement américain. Tous les experts, et pas seulement les spécialistes du climat, l’ont calculé. Tout le monde est focalisé sur le climat mais il y a mille autres formes de pénuries dangereuses, sans oublier le problème des pandémies liées à l’emploi extravagant des produits chimiques et des pesticides depuis deux générations et demie. On sait qu’il faudrait cinq ou six planètes si le monde entier devait fonctionner avec le mode de consommation américain.

Je ne sais pas si Friedman l’a fait délibérément mais cet argument est peut-être le seul qui puisse convaincre ces Américains qui surconsomment de façon extravagante et mettent en péril l’ensemble des habitants de la planète (et se surendettent parce que le système ne parvient pas à leur assurer des salaires médians suffisants). Peut-être Friedman a-t-il cherché à faire peur au peuple américain. Peut-être est-il astucieux de leur dire : « En continuant à dépenser des quantités grotesques de pétrole, vous dépendrez de plus en plus des méchants fondamentalistes… ». C’est peut-être la seule façon d’expliquer aux Américains qu’il faut éteindre les lumières avant de sortir. C’est une ruse dialectique. S’ils n’arrivent pas à comprendre qu’il faut changer le contenu de la croissance, évidence développée chaque jour par les scientifiques…

Aujourd’hui, un accident de voiture, en entraînant des réparations et le rachat de voiture, entre dans la croissance. Plus il y a d’accidents de voitures plus il y a de croissance. Si une entreprise chimique s’installe dans un bois, le bois est rasé : c’est de la croissance ; si elle provoque une pollution géante qui entraîne des pathologies immenses dans la région en rendant l’air irrespirable et l’eau imbuvable, c’est encore de la croissance ! Le système de comptabilité de la croissance est complètement primitif.
Je suis convaincu depuis longtemps que c’est un sujet sérieux, que ça deviendra un sujet sérieux des relations internationales. Dans les grandes négociations internationales des quinze années à venir (pas uniquement sur le climat, on pourrait penser à l’éventuelle extension au-delà de l’Europe de la directive « Reach » sur les produits chimiques), vont se produire des affrontements de géopolitique, des blocs vont se constituer.

Les pays émergents prétendent que ce ne sont que des ruses inventées par les pays riches pour les empêcher de se développer. Mais ils ont des problèmes internes tellement monstrueux, notamment les Chinois, qu’ils sont obligés de composer un peu.
Ce sujet va devenir une des substances de l’affrontement entre nations.

Je ne trouve donc pas que ça discrédite l’approche de l’administration Obama sur le sujet. J’ajoute que, pendant que Bush niait la question climatique, énormément d’entreprises américaines, de fonds d’investissements, de centres scientifiques, d’Etats, de villes avançaient sur le sujet. Ils vont revenir dans le jeu avec des technologies américaines, avec des normes américaines et nous laisser sur le carreau : peut-être sera-ce une forme de la bataille hégémonique. C’est à prendre très au sérieux, même si c’est parfois dit de façon fumeuse ou détournée. Je le répète, ce n’est pas parcequ’ils se servent de la peur des fondamentalistes que l’ensemble de l’analyse est idiote. J’ajoute que l’obsession de la réduction de la dépendance par rapport au pétrole étranger était brandie par Mac Cain lui-même qui en déduisait qu’il fallait autoriser beaucoup plus de forages, y compris dans les parcs nationaux, y compris en Alaska, à partir de la même idée, la peur de la dépendance extérieure. Ce pays est comme ça. Ce pays a pensé que le terrorisme était le problème n° 1, ce n’est évidemment pas le problème n° 1 ! Ce pays a pensé que Saddam Hussein était lié aux attentats du 11 septembre… c’est l’Amérique !

Jean-Michel Quatrepoint
Je crois que certains membres de l’équipe Obama avaient analysé la situation des trente dernières années par la prééminence de trois grands lobbies.

On laisse de côté le lobby militaro-industriel qui est une constante de la politique américaine.
Il y avait évidemment le lobby financier, le premier d’entre eux, le lobby médical et pharmaceutique et le lobby pétrole-automobile.

L’idée d’un certain nombre de membres de ces équipes était de s’attaquer aux trois lobbies pour rebattre les cartes, quitte à créer de nouveaux lobbies et à devoir changer de nouveau la donne dans trente ans. Mais je constate que, pour le moment, le lobby financier s’en est fort bien tiré.
Le lobby pétrole-automobile est dans la ligne de mire : à juste titre. Les Américains n’ont pas investi depuis cinquante ans dans les technologies automobiles. Leurs voitures consomment de façon éhontée, ce qui aggrave le déficit extérieur en augmentant les importations de pétrole. Qui est puni aujourd’hui ? Les dirigeants automobiles. Général Motors ou Chrysler vont être mis en faillite. L’équipe Obama ira jusqu’au bout pour obliger l’industrie américaine à se transformer de fond en comble et à développer des modèles de voitures électriques ou à faible consommation. Derrière cela, se profile la volonté de redynamiser ce secteur qui prendra les brevets pour réexporter par la suite les matériaux, les voitures ou les brevets eux-mêmes. Il s’agit donc d’une volonté délibérée, réfléchie, construite de l’équipe Obama.

A propos du lobby pharmaceutique et médical, les Américains s’interrogent : pourquoi le coût de leur santé est-il le plus élevé du monde ? La gabegie est scandaleuse. Les résultats sont mauvais. Les prix des produits pharmaceutiques sont exorbitants. Obama veut remettre cinquante millions d’Américains dans le Welfare. Si on ne baisse pas le prix des médicaments de façon drastique, la dette et le déficit vont encore enfler. D’où la volonté de s’attaquer au lobby pharmaceutique pour les obliger à baisser le prix des médicaments et à continuer à investir dans de nouvelles molécules.

Le lobby automobile est dans le viseur parce que c’est là où les équipes d’ Obama avaient le mieux préparé la nouvelle politique.

Le lobby pharmaceutique est le point de passage obligé pour réaliser la partie du programme sur le Welfare.

Enfin le lobby financier est le plus compliqué. C’est peut-être celui qu’Obama maîtrise le moins, et, pour le moment, il a laissé les gens en place.

Eric Desmarest
Je voudrais rebondir d’un mot sur ce que disait Monsieur Quatrepoint qui évoquait le lobby militaro-industriel, lequel joue, en effet, un rôle très important. Parce que ce sera assez déterminant pour un certain nombre de choses, il est intéressant d’observer comment ce lobby va se situer par rapport à la nouvelle administration, comment la nouvelle administration va prendre en compte – dans quelle mesure et sous quelle forme – les désirs de ce lobby qui a évidemment tous les moyens de se faire entendre.

Ceci influera sur toute une série d’aspects de la politique étrangère américaine. Si les hostilités s’arrêtent en Irak, des marchés colossaux vont disparaître et le lobby exercera les pressions qu’il faut pour trouver d’autres débouchés, demander un soutien encore plus énergique de la part de l’Etat américain sur les exportations.
Nos amis industriels français et européens redoutent beaucoup cette perspective, non sans raisons.

Jean-Luc Gréau
Robert Gates a annoncé l’abandon d’un programme d’hélicoptères très coûteux et l’abandon de la commande de soixante chasseurs F22 extrêmement coûteux par unité, ce qui pourrait indiquer un changement de politique de ce côté-là. Le problème, c’est que ces industries sont pourvoyeuses d’emplois qualifiés, hautement rémunérés et situés dans des Etats stratégiques.

Hubert Védrine
C’est une correction par rapport à la très forte augmentation du budget de la Défense dans toute la période Bush.

Un mot sur la remarque d’Eric Desmarest sur le lobby militaro-industriel. Dans l’affaire nucléaire, le lobby éclate parce qu’il n’est pas militaro-industriel. Les industriels spécialisés sont évidemment favorables aux armes nucléaires, mais pas les militaires parce que ces armes coûteuses – dont ils ne se servent jamais – amputent leur budget. Si par hasard on devait s’en servir, ce seraient les politiques qui décideraient et pas les militaires.

Il n’y a jamais eu de lobby militaire derrière le nucléaire. Le lobby militaire se réjouirait d’un monde dénucléarisé où se multiplieraient les armes classiques, et sans doute les conflits, contrairement à ce que croit l’opinion publique. L’opinion applaudit à l’idée d’un monde dénucléarisé, mais ce serait sans doute un monde conflictuel, pas mauvais pour le lobby.
Il sera intéressant, par exemple, de voir quelle position l’administration Obama prendra vis-à-vis du problème des ravitailleurs. Le marché avait été gagné par Airbus, associé à une entreprise américaine, mais l’affaire a été remise en question. Ce qui va être décidé sera un signe éclairant.

Alain Dejammet
Clinton avait lui aussi annoncé l’abandon du nucléaire. Pensez-vous qu’Obama ira plus loin ?

Hubert Védrine
Oui, ce qu’a dit Obama ressemble plus à ce que disait Reagan en 1983 qu’à ce que disait Clinton, même s’il n’a pas déclaré que « l’arme nucléaire est immorale et dépassée » et s’il n’a pas la même croyance naïve dans les dessins animés fabriqués par les industriels spécialisés en ce qui concerne le bouclier spatial.

Jean-Pierre Chevènement
Depuis 2001, ce que les Américains appellent la « nouvelle triade », n’est plus constituée de forces nucléaires maritime / terrestre / aérienne, mais d’armes nucléaires en voie de diminution / d’un bouclier spatial comme forme d’arme défensive / et du développement de la capacité conventionnelle (dont la puissance approche celle du nucléaire dit « de théâtre »). Effectivement, dans un monde dénucléarisé, la surpuissance américaine dans le domaine conventionnel éclaterait : un budget de 700 milliards de dollars par an, c’est l’équivalent des budgets de la Défense de tous les autres pays réunis.

Loïc Hennekinne
Nous venons d’échanger de manière passionnante pendant plus d’une heure et demie. Nous avons parlé trente secondes de l’Europe et pas une seule seconde de la France. Cela signifie-t-il que nous sommes totalement absents de l’écran de contrôle du Président Obama ?
Au-delà de la formidable autosatisfaction de nos dirigeants, persuadés d’être au centre de la politique internationale, pesons-nous encore de quelque manière ?

Hubert Védrine
Ce sont deux questions différentes.

Ce n’est pas parce que l’administration américaine ne s’intéresse pas spécialement à l’Europe en ce moment – ce qui n’est pas un mauvais signe à mes yeux – qu’elle ne pèse pas. On ne peut pas prendre comme mesure de notre poids l’intérêt que les Américains éprouvent pour nous. Ce sont deux choses différentes.

Pour les Américains d’aujourd’hui, il me semble que la question européenne est secondaire. J’ai dit pourquoi : Il n’y a pas de problème particulier en Europe. Si les Chinois décidaient d’annexer l’Europe, l’Amérique reviendrait au galop et inventerait une espèce d’OTAN spécialisée. Elle ne pourrait pas prendre le risque vital de voir l’Europe passer sous le contrôle de qui que ce soit d’autre. Mais il n’y a pas de problème, donc pas de raison pour que l’Amérique s’intéresse à nous particulièrement. Il n’y a pas à en concevoir une mortification. C’est même assez sain. Si les Européens avaient une volonté quelconque, ce serait même une opportunité excellente. Si le « super pompier » Obama ne s’intéresse pas à nous, c’est parce qu’il est accaparé par la crise, l’Irak, l’Afghanistan, l’assurance maladie et l’immigration mexicaine.

Nous n’avons pas besoin qu’il s’intéresse à nous. Cela ne me paraît ni gênant ni malsain.

Le fait de savoir si la France pèse, l’Allemagne, la Grande-Bretagne pèsent, est une question distincte.
La France pèse-t-elle dans le monde actuel ?

Je vais me situer à mi chemin de deux excès : d’une part la prétention française, bien connue, et, d’autre part, le fait de raser les murs sous prétexte que nous ne sommes plus qu’une puissance moyenne. Ce sont, à mon avis, deux sottises. La France, pays relativement petit, avec une population peu nombreuse, est, depuis un temps considérable, un des dix pays importants du monde. Il n’y a pas de raison de se couvrir la tête de cendres. Nous pesons moins que sous Louis XIV mais plus qu’en 1940. Il y a beaucoup de sottise automortificatrice là-dessus de la part des Français, et des Européens en général.

Je pense que les grands pays européens ont un vrai poids.
La majorité des Européens ne veulent pas vraiment que l’Europe devienne une puissance. Ca leur fait peur, ils sont fatigués, ils pensent que c’est à l’Amérique de gérer la politique internationale. Je trouve ça désolant.

Le système institutionnel ne peut pas accoucher de la puissance.
Le fédéralisme accoucherait, pis encore, d’une sorte de grosse Suisse européenne.
Je crois donc que la seule façon pour les Européens de compter dans le monde serait une convergence stratégique, jamais trouvée, entre l’Allemagne, la France et la Grande-Bretagne. Si on la trouve, elle nous donnera un poids énorme. Si on ne la trouve pas, nous ne pouvons pas compter sur les institutions à vingt-sept qui se contenteront d’affirmer qu’elles sont pour la paix, pour la démocratie, pour le développement. Cela ne fait pas une politique étrangère.

Je crois possible d’arriver un jour à une conjonction stratégique entre France, Allemagne et Grande-Bretagne.

Qu’est-ce qui empêcherait une même vision de la politique des quinze années à venir vis-à-vis de la Russie ? Il y a des désaccords momentanés, énergétiques ou autres, mais, stratégiquement, nous n’avons pas d’intérêts différents.

Qu’est-ce qui empêcherait une même vision de la manière de gérer, en partenariat avec l’Amérique, l’émergence de la Chine ? Il n’y a pas de contradiction insurmontable mais des routines, des paresses, des malentendus.

Nous n’avons jamais eu, simultanément, les trois dirigeants qui s’articulent parfaitement pour réaliser cette convergence stratégique.

Jean-Pierre Chevènement
Il y a un empêchement, ce sont les États-Unis !

Hubert Védrine
Certes la politique américaine ne souhaite pas cette convergence stratégique, pas plus qu’elle ne voudra d’un caucus européen dans l’OTAN. A cet égard, il est désolant que, pendant l’époque Bush, il n’y ait eu aucune réaction européenne pour s’élever contre cette politique américaine littéralement folle, aucune tentative de s’organiser pour peser, pour équilibrer, pour parler avec les Américains.
Si Bush n’a pu susciter une telle réaction, ce n’est pas au moment où une sorte d’extase orgasmique face à Obama soulève les Européens qu’ils vont s’organiser. Mais ça ne me paraît pas impossible sur le fond. Entre les intérêts vitaux, fondamentaux de l’Allemagne, de la France et de la Grande-Bretagne, il n’y a pas de contradiction absolue. Il y a des traditions, il y a des routines diplomatiques mais pas de contradiction fondamentale.

Jean-Michel Quatrepoint
Il y a des divergences fondamentales parce que les modèles de développement sont différents.
Le modèle britannique vit sur les flux, c’est la City qui tire le reste de l’économie. La City n’a aucun intérêt à une position commune par rapport à la Chine, par exemple.
L’Allemagne a besoin de ses exportations, elle vit de ses excédents commerciaux. Elle a besoin d’avoir une relation particulière avec la Chine.
Ce n’est pas forcément notre intérêt.
Ce sont des divergences fondamentales sur les objectifs de politique économique.

Hubert Védrine
Ce n’est pas forcément immuable.

Jean-Michel Quatrepoint
Il faudrait que la Grande-Bretagne trouve d’autres ressources que celles de la City, il faudrait que l’Allemagne ait d’autres revenus que ceux de l’export, il faudrait un autre modèle économique.

Hubert Védrine
Si les Occidentaux en général et les Européens en particulier n’arrivent pas à trouver une vraie stratégie commune face à la montée des émergents qui relativise le poids occidental, on va se faire plumer beaucoup plus vite que prévu.

Jean-Michel Quatrepoint
Et il y a des gens, tel Pascal Lamy, qui sont prêts à nous plumer encore un peu plus, avec le cycle de Doha.

Hubert Védrine
Ce n’est pas pour nous plumer, c’est par dogme.

Jean-Michel Quatrepoint
Mais nous n’en serons pas moins plumés !

Jean-Pierre Chevènement
Nous n’avons pas parlé de l’OMC, de la perspective d’une conclusion des accords de Doha, évoquée dans le communiqué final du G20 comme hautement souhaitable, en reprenant tous les poncifs de la croissance associée à une libéralisation des échanges. On sait que si cet accord devait se faire, il se ferait sur les services et au détriment de notre agriculture.

Jean-Luc Gréau
Les accords de Doha sont faits pour accroître les parts de marché agricole du Brésil, des États-Unis, de la Nouvelle-Zélande, de l’Argentine.

Jean-Pierre Chevènement
Je salue la présence de Monsieur Garabiol, directeur de banque et, par ailleurs, économiste distingué.

Dominique Garabiol
J’ai beaucoup appris de vos échanges.
Je partage les points de vue qui ont été exprimés sur les aspects économiques du G20.
Je voudrais interroger les orateurs sur ce qu’ils pensent des interférences entre les équilibres et les marchés des matières premières qui peuvent, en particulier, impacter directement la Russie. On sait que les événements de 1989 ont été favorisés par le contrechoc pétrolier qui a suivi 1982. Pourrait-on connaître une situation analogue ? Le choc financier en Russie est terrible. Quelle serait la stratégie possible des Russes face à de nouvelles difficultés de ce type ? En 1980 ils ont réagi en détruisant l’Empire soviétique et en contractant la sphère de la Russie. Que pourraient-ils faire maintenant ?

Jean-Pierre Chevènement
Le délégué général aux Affaires stratégiques du ministère de la Défense évoquait aujourd’hui, devant la commission des Affaires étrangères et de la Défense du Sénat, la possibilité que la Russie soit amenée à interrompre ses livraisons de pétrole et de gaz au milieu de la décennie prochaine faute d’investissements. C’est la première fois que j’entends ce point de vue exprimé (peut-être ne suis-je pas assez attentif à ce qui se dit). Il est évident que nous, Européens, n’aurions pas intérêt à cette situation. Nous sommes trop dépendants du pétrole et du gaz russes.

Jean-Michel Quatrepoint
Un certain nombre d’oligarques sont effectivement ruinés. Ceux qui restent sont ramenés à la situation dans laquelle ils avaient « rapté » les entreprises. La manière dont ils mirent la main sur les matières premières et toutes les industries russes fut quand même un des plus grands vols de l’histoire de ces cinquante dernières années !

L’un des objectifs, pour le pétrole (pas pour le gaz), était qu’à terme les Occidentaux récupèrent les gisements à travers des systèmes de concessions traditionnels. Le deal était que les Occidentaux investissent, extraient et commercialisent le pétrole moyennant quelques royalties pour le budget russe.

C’est ce deal que Poutine a étouffé dans l’œuf. Les Russes ont remis la main sur leurs matières premières mais, au moment où ils allaient pouvoir investir, le prix du pétrole et des matières premières s’est effondré. De plus, leurs oligarques, qui ne contrôlaient pas la totalité de leurs groupes, s’étaient massivement endettés pour racheter leurs propres actions. C’est à ce moment-là que le cours des actions s’est effondré. Il leur reste donc des dettes, des actifs qui ne valent plus grand-chose, cela sans avoir pu investir dans la rénovation. Les sidérurgistes avaient eux investi – la sidérurgie russe est moderne – mais il n’y avait pas eu d’investissements dans le pétrole car, au moment où ils allaient le faire, le marché s’est effondré.

Dominique Garabiol
Je voudrais dire, pour compléter ma question, qu’il y a un point béant dans le communiqué du G20, c’est le problème de régulation des prix des matières premières.

Aujourd’hui, c’est ce qu’on a appelé le G2 au cours de cette discussion qui est déterminant en termes de demande de matières premières. La Chine a une influence notable sur le niveau des prix.
Concevez-vous que les États-Unis puissent prétendre avoir une influence sur les cours des matières premières ?

Ou ont-ils abandonné toute idée de maîtrise ou d’influence notable sur ces cours ?
S’ils ont toujours une influence, à quelles fins veulent-ils l’utiliser ?
On sait que les États-Unis, par le passé ont su jouer de ce genre de paramètres pour servir des fins plus politiques qu’économiques.

Jean-Michel Quatrepoint
On revient sur ce qu’on disait tout à l’heure à propos de l’automobile. Le développement durable a pour objectif de consommer moins d’énergie donc d’importer moins de pétrole.

La relation par rapport aux matières premières a changé aux États-Unis. Rien ne sera tout à fait comme avant. D’un autre côté, les matières premières restent, pour le moment, une marchandise comme les autres, comme la monnaie, une marchandise avec un marché. C’est le marché, depuis trente ans, qui fait l’offre et la demande. La spéculation y est aussi pour quelque chose.

La Chine a une politique très claire, elle sécurise ses matières premières, elle prend des positions, elle achète les gouvernements locaux, elle envoie son personnel. Il ya des années que les Chinois font leur shopping en Afrique.

Jean-Luc Gréau
En terme économique, ça s’appelle la trustification.

Hubert Védrine
Non seulement la Chine sécurise les sources d’approvisionnement mais elle sécurise les voies d’acheminement, comme le fit la Grande-Bretagne avec la Route des Indes !
Chaque fois que la politique occidentale a été assez bête pour décréter que tel ou tel Etat était voyou, la Chine s’est précipitée. Nous, Occidentaux, lui avons donc facilité la tâche au cours des dix ou quinze dernières années.

Je ne veux pas conclure cette discussion très intéressante. Je suis très heureux, grâce à l’invitation de Jean-Pierre Chevènement, d’avoir pu y participer.
Il me semble que nous nous interrogeons tous sur deux points :

Jusqu’à quel niveau les Américains d’aujourd’hui ont-ils compris qu’ils ne pouvaient restaurer dans le monde actuel qu’un leadership relatif ?

Cela a des répercussions sur leur modèle économique, leur comportement de consommation, leur politique militaire, leur type de relation avec les autres, leur politique étrangère.
Il y a donc un premier delta à mesurer par rapport à une Amérique qui s’est construite sur un modèle inverse.

Jusqu’à quel point l’Amérique peut-elle comprendre qu’elle devra composer dans son leadership, qu’elle n’est pas le phare du monde, que sa « destinée manifeste » n’est pas suffisante pour s’imposer partout, qu’il y a tout un grouillement de pouvoirs, émergents, ré-émergents ou qui, comme nous, s’accrochent.

A mon avis, elle ne le comprendra qu’à la marge et dans la souffrance.

Ya-t-il un delta entre Obama en tant qu’individu et le système américain ?
Quelqu’un qui a vécu sur différents continents, qui a la famille composée que l’on connaît, ne peut pas avoir la grille de lecture, extrêmement limitée et fruste, qu’ont habituellement les politiciens américains. Ce n’est pas possible. Il sait que c’est plus compliqué. Il sait qu’il y a un monde extérieur.

L’Europe n’apparaît pas dans son écran. Je pense qu’il faudrait le vivre comme une opportunité pour les Européens de s’affirmer, en arrêtant de quémander – de façon pathétique – un regard protecteur, encourageant et affectueux de la part des Américains.

Je crois qu’il y a un petit écart, un petit degré de compréhension – du fait que le monde devient plus complexe – entre les Américains et leur président et un écart potentiellement plus grand entre l’individu Obama et le système. Mais peut-être se réduira-t-il à rien. La réalité de la crise, l’exercice du pouvoir et les pièges qui lui sont tendus feront peut-être que, dans deux ou trois ans, Obama nous aura déçus, se sera durci, se concentrera sur sa réélection, d’une façon qui ne fera plus rêver que les médias de très grand public, pas les élites.

Mais pour le moment, je crois qu’il faut laisser ouverte dans nos esprits cette possibilité d’une autre politique américaine.

Jean-Pierre Chevènement
Merci, Hubert, de terminer sur cette vision réconfortante. Il y a quand même place pour l’optimisme. Par conséquent, il y a place pour la politique extérieure, on peut le souhaiter.

Hubert Védrine
La politique étrangère de Bush était quand même une imbécillité, globalement. Ce n’était pas écrit d’avance. Si, après la fin de l’URSS, on pouvait s’attendre à une phase de triomphalisme (injustifié), il n’était pas inévitable qu’elle prît cette forme-là.

Il y a donc bien une composante personnelle qui joue. Il y a un rôle des hommes, il y a un rôle des dirigeants, il y a un rôle des leaders. Certes, tout le monde sait qu’il n’y a pas que ça mais il ne faut pas tomber dans l’illusion que le rôle des personnalités ne compte pas.

A un moment donné, le rôle de Deng Tsiao Ping a été absolument décisif dans l’histoire de la Chine.
Si, à la place de Gorbatchev il y avait eu, à la tête de l’Union soviétique, un personnage classiquement issu du système, la fin de l’URSS – et tout ce qui en a découlé – aurait pu se passer horriblement mal. Elle aurait pu durer dix ans de plus, avec des guerres inutiles, à retardement.

A certains moments, des personnalités se trouvent à une place qui leur donne une responsabilité stratégique, historique.
Donc je pense qu’il y a une marge possible pour Obama.
Si ce n’est pas le cas, tant pis mais il serait trop tôt pour le dire aujourd’hui.

Jean-Pierre Chevènement
Le rôle des individus dans l’histoire et le poids des structures économiques : une problématique classique.
La crise avec tout ce qu’elle porte en elle – que nous voyons mal – va-t-elle obérer les chances que le grand homme puisse bouleverser la donne ?

Au nom de la Fondation Res Publica et de son équipe, je remercie très sincèrement Hubert Védrine de cette contribution extrêmement enrichissante qui nous a tous fait beaucoup réfléchir.

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