Interventions prononcées au colloque du 27 avril 2009, Crise du libre-échange mondial : comment en sortir ?

Jean-Pierre Chevènement
Merci à Jean-Luc Gréau.
Je voudrais faire observer devant deux économistes libéraux qui aboutissent à des préconisations sensiblement différentes que moi-même, avec quelques autres, j’avais inventé, une technique pour éviter les délocalisations, c’étaient … les nationalisations ! C’était, il est vrai, il y a fort longtemps !
Au-delà de cette boutade, je voudrais insister sur un élément qui rapproche vos thèses. M. Gréau, comme M. Sapir et M. El Karoui, ont insisté sur la pression déflationniste exercée par les pays à bas coût de main d’œuvre. Chacun comprend que cela pèse sur la demande et que c’est peut-être une des origines de la fuite en avant dans l’endettement. En même temps, comment la Chine aurait-elle pu développer ses exportations si l’économie américaine ne s’était pas grand ouverte à ses exportations, usant et abusant, jusqu’à la corde, du privilège du dollar ?

Donc je ne vois pas, au niveau de l’analyse des causes, de divergence fondamentale entre vous parce que cette pression déflationniste exercée par les pays à bas coût n’est possible que par la politique des changes flottants organisée autour du dollar, monnaie mondiale, dans un pays qui a abandonné le modèle fordiste pour un modèle rentier.

Les Etats-Unis n’ont conservé leurs industries qu’à cause de leur budget de défense qui arrose les nouvelles technologies de l’information, l’aéronautique, de l’espace. Ils ont laissé partir une grande partie du reste, se repliant sur le secteur financier, prodigieusement développé, cherchant à capter l’épargne mondiale – avec succès : 80% -, visant à mettre la main sur les ressources mondiales en hydrocarbures, grâce aussi à leur potentiel militaire, à leurs interventions extérieures et à leur appareil coercitif qui, naturellement, crée une situation très particulière.

M. Daniel nous le disait tout à l’heure : comment demander aux Américains de mettre fin à cet abus qu’est le privilège du dollar ? Ils vont rire !… jusqu’à un certain point parce qu’il ne faut quand même pas oublier les créanciers : la Chine, le Japon, un peu les Européens, certains pétromonarques. Bref, il y a quand même une pression qui s’exerce.

Le président de la Banque de Chine vient d’appeler à la création d’un nouveau panier de monnaies qui serait une nouvelle monnaie de réserve et se substituerait au dollar. Est-ce possible ? Certains ne le croient pas. C’était le principe du DTS, créé par les accords de la Jamaïque, en 1976 mais dont les États-Unis ont freiné l’émission par le FMI. Une chose est sûre : on n’est pas certain que le dollar soit assuré de l’éternité.

Je pense qu’il faut introduire un peu de géopolitique, si vous permettez à l’homme politique de s’exprimer. Nous sommes au point où un historien américain, Paul Kennedy, parlait de « la surextension impériale » (1), exprimant par là qu’un empire ne peut pas s’étendre au-delà d’un certain point où sa base n’est plus suffisamment large pour lui permettre de développer son extension, sa « surextension », bref, de multiplier ses engagements. Ce que Paul Kennedy avait décrit en 1987 se réalise aujourd’hui : les Etats-Unis ne peuvent plus dominer seuls le reste de la planète, il n’est même pas certain qu’avec leurs différents auxiliaires, au Japon ou en Europe, ils le puissent encore. Mais c’est une prospective pessimiste que je laisse à Jean-Luc Gréau qui en déduit une forme de protectionnisme pour l’Europe.

Je voudrais conclure en disant que, comme M. Daniel, je ne pense pas qu’on puisse convertir les Chinois à la thèse d’un protectionnisme modéré (concurrence équitable, raisonnable). Il faudra leur imposer ou on n’y arrivera pas. Mais ce n’est pas l’Europe qui l’imposera, ça ne peut venir que des Etats-Unis ; nous suivrons ensuite. Il faudrait aussi convaincre les Allemands de la nécessité de cette protection au niveau de l’Europe. Les Allemands étaient encore l’an dernier les premiers exportateurs mondiaux, suivis de très près par la Chine. Aujourd’hui, ils ont été dépassés par la Chine. Mais ils restent convaincus que l’hypercompétitivité sur les marchés extérieurs et européens est la « clé » de leur réussite.

Jean-Luc Gréau
Les réserves de change de la Chine ont dépassé de 1000 milliards de dollars celles de l’Allemagne. Les exportations de la Chine ont baissé fortement sur la période récente à cause de la crise mais elles ont baissé moins vite que les importations. L’excédent commercial chinois est donc en croissance et les réserves de change continuent à gonfler, inutilement. Je vais appeler à la rescousse ce pauvre Keynes qui a rangé l’épargne des ménages en trois rubriques : « encaisse de transaction », « encaisse de précaution » et « encaisse de spéculation ». On peut considérer les réserves de change d’un pays comme une encaisse de précaution, c’est-à-dire ce que ce pays doit avoir à sa disposition en cas de problème inopiné (crise de compétitivité, choc pétrolier etc.). Mais il n’y a aucune raison pour que les réserves de change augmentent continuellement à un rythme aussi effréné que celles de la Chine en ce moment.

Jean-Marc Daniel
Je voudrais réagir à ce que vous venez de dire sur le fait que les Américains sont dépendants de leurs créanciers. Les Américains ne sont dépendants de personne. S’ils ont besoin de dollars, ils les fabriquent. Les Chinois ont 2000 milliards de dollars, le déficit budgétaire américain va atteindre 1 500 milliards de dollars. Les Chinois ne peuvent donc pas payer le déficit budgétaire américain et pourtant ce déficit sera payé. Il sera payé par la Réserve fédérale des États-Unis qui vient d’acheter 300 milliards de dollars. J’insiste là-dessus : un discours récurrent consiste à dire que les Américains sont dépendants de leurs créanciers. Les Américains ne se soucient pas de leurs créanciers ; en revanche leurs créanciers sont dépendants des Américains, car ce sont eux qui subissent les pertes quand ces avoirs diminuent. Concrètement, quand les Chinois ont décidé de créer un fonds souverain qui n’achetait plus de la dette publique américaine, celui-ci a acheté pour 100 milliards d’actions sur la bourse de New York. Ces actions valent maintenant 28 milliards de dollars. Les Chinois se sont donc fait avoir de 72 milliards de dollars. Je peux vous dire que ça n’altère pas la sérénité des Américains !
La seule menace pour les Américains, c’est qu’une monnaie se substitue au dollar.

Quelle monnaie pourrait se substituer au dollar ?
Ce pourrait être l’euro. Mais, pour l’instant, les Européens débattent : faut-il faire de l’euro une monnaie de réserve ou pas ?

Il n’y a pas, aujourd’hui, de monnaie de substitution. Au mois de juillet dernier, quand l’euro était à 1,60 dollar, la Banque centrale européenne pouvait parfaitement faire baisser l’euro, il suffisait qu’elle se porte sur le marché des changes. Sans être dans le secret des dieux, je crois savoir qu’il y a eu un débat assez violent à l’eurogroupe. M. Steinbrück aurait dit à Mme Lagarde : « Nous ne nous sommes peut-être pas compris au moment du Traité de Maastricht, il serait donc souhaitable de mettre les choses au point et de se poser la question de ce qu’on va faire désormais ». La formule des Américains, c’est : « Le dollar, c’est notre monnaie mais c’est votre problème », la formule de M. Steinbrück a été : « l’euro, c’est notre monnaie et ça n’a vocation à devenir le problème de personne ». Concrètement, si les Européens et la Banque centrale européenne avaient racheté des dollars sur le marché des changes, ils auraient savouré, comme la Banque centrale de Chine, le plaisir ineffable de voir ces dollars se dévaloriser à grande vitesse. Les bons du Trésor que détient la Banque centrale de Chine sont sur la base d’un taux d’intérêt moyen de 3%. Si la tension continue sur les marchés financiers américains, si l’hypothèse du Trésor américain, selon laquelle le taux d’intérêt à long terme aux États-Unis sera à 6% à la fin de l’année, s’avère, grosso modo, les 2000 milliards de dollars de la réserve de la Banque centrale de Chine vaudront deux fois moins à la fin de l’année. Donc, accumuler des dollars, ce n’est pas de l’épargne de précaution, c’est de la bêtise. La BCE ne veut pas s’y risquer. Moyennant quoi, les Américains sont dans une situation de privilège exorbitant et je maintiens qu’il n’y a pas de rival au dollar. Vous avez évoqué le DTS ; autrefois, il y avait l’or : tout cela a été évacué. Quand M. Rodrigo de Rato, au FMI, a suggéré une petite émission de DTS, on lui a conseillé de s’occuper de sa famille, ce qu’il fit. Quant à son successeur, il a compris qu’il valait mieux ne pas se concentrer sur le DTS.

Le discours selon lequel les Américains sont dépendants de leurs créanciers est absurde. Qui détient la planche à billets ne dépend d’aucun créancier. Les Américains ne sont dépendants que des limites techniques de l’imprimerie, de la vitesse d’impression des dollars.

Jean-Pierre Chevènement
Monsieur le professeur, avec tout le respect que je vous dois, les Britanniques savent, eux aussi, utiliser les techniques de l’imprimerie puisqu’ils sont en train de racheter, au niveau de la Banque centrale, des bons du Trésor britannique. Je sais bien que le Traité de Maastricht interdit absolument à la Banque centrale européenne de se livrer à des pratiques aussi malhonnêtes !

Faisons un peu de politique : peut-être un des enjeux pour l’Europe serait-il la reprise de cette discussion qui, à l’époque où nous discutions du Traité de Maastricht, n’est pas allée à son terme (malgré les arguments qu’avançaient à l’époque Madame Garaud et, plus modestement, moi-même).

Marie-France Garaud
Je suis un peu étonnée que cette discussion porte exclusivement sur des questions techniques, monétaires, financières, comme si le monde était un univers plat dans lequel il n’y a ni hommes ni politique.

Il me semble qu’un événement politique majeur a déterminé la situation actuelle, c’est la chute du Mur de Berlin et surtout la chute du système soviétique. Le libéralisme est né dans un monde homogène, l’Occident, ce qui a donné le libéralisme politique dans lequel on a pu concevoir que la liberté de chacun aboutissait au bien commun, tant en politique qu’en économie. Alors, la mondialisation première s’est étendue à l’Occident, plus son annexe moderne, les États-Unis. (Nous avons déjà vu la casse en Amérique latine !) Mais quand le système soviétique est tombé, brutalement, la mondialisation est devenue « mondiale ». Le mot qu’on applique aux pays qui arrivent dans cette mondialisation est très révélateur : on parle de pays « émergents ». Mais la Chine a « émergé » trois mille ans avant nous ! Les Chinois étaient civilisés quand on se grattait dans nos arbres ! L’Inde avait des prix Nobels dans les années Trente. Autrement dit, nous avons eu tendance à penser que nous allions faire faire en Chine les basses besognes et que nous garderions la technologie.

Si on y réfléchit bien, ce qui a fait la force de l’Europe depuis des millénaires, c’est la croissance parallèle de la science et de la technologie, depuis les Grecs jusqu’au nucléaire.

Quelles étaient les autres bases scientifiques ? Les Arabes se sont arrêtés au XIIe siècle. La Chine, s’est totalement désintéressée du reste du monde à partir de la fondation de l’Empire. Il n’y a pas un explorateur chinois ; seul comptait l’Empire du Milieu.

Avec la mondialisation intervenue à la chute du système soviétique, la Chine rentre dans le monde. Nous allons lui chatouiller les moustaches, nous ne lui avons pas laissé de très bons souvenirs au XIXe siècle et les Chinois ont pour nous un mépris abyssal !

Nous ne sommes donc pas dans un monde plat : nous sommes en face d’une puissance qui a décidé qu’elle allait prendre le pouvoir. Elle dispose de 1,4 milliard d’habitants, de la capacité scientifique, d’un marché intérieur.

Depuis des années, dans mon petit coin de province française, je vois monter le chômage à cause des délocalisations ! Je vous ai écouté avec intérêt dire qu’il faut mettre les gens au travail. Mais voulez-vous-me dire où ?

Il n’y a plus d’emplois agricoles en France : il y avait 45% de population rurale à la fin de la Deuxième guerre mondiale, il reste 3% de population agricole !

Dans la situation actuelle, je ne vois pas comment on construira encore une voiture en Europe, sauf, peut-être, en Slovénie, pour l’instant !

Alors, on nous dit que tout cela va se stabiliser à un niveau moyen de revenus. Mais avant qu’on ait absorbé les 400 millions de Chinois qui attendent aux portes des villes, trois générations d’Européens seront mortes de faim !

Jean-Marc Daniel
En effet, la Chine représente un quart de l’humanité, elle va jouer un rôle déterminant dans l’histoire d’autant qu’on lui a confisqué son rôle au XIXe siècle.

Mais il me paraît erroné de dire que la Chine va s’enrichir à notre détriment. La montée en puissance d’une activité économique ne se fait pas au détriment des autres. La Chine devient un producteur et un consommateur.

La révolution industrielle est effectivement un exode rural gigantesque. Elle a commencé un jour dans la banlieue de Manchester où des paysans anglais ont commencé à aller travailler dans une usine et, depuis, ce mécanisme se développe. Il y aura de la croissance économique au niveau de la planète tant qu’il y aura des paysans à convertir en ouvriers. La Chine va y passer, le plus tôt sera le mieux. Ce sera ensuite le tour des Africains. 280 millions de paysans africains sont potentiellement à mettre dans les usines et vont donc être en concurrence avec les Chinois et les Européens. Quel que soit le degré de scientificité du métier, la personne qui travaille dans une usine se substitue forcément au départ à une autre personne qui avait le même travail. Mais la personne qui se met à travailler commence à percevoir des revenus et elle se met à consommer et on rentre dans un cycle d’amélioration globale.

La question est : Quels vont être les emplois de demain?

On a cité Stuart Mill, tous les économistes connaissent ses textes sur l’état stationnaire! Mais comment réagir à la disparition annoncée de certains emplois ? Un regard sur la structure actuelle des emplois révèle que 40% des emplois qui constituent en ce moment le tissu productif français n’existaient pas il y a vingt-cinq ans, même dans leur qualification. C’est-à-dire que le type d’emploi, l’objet, le type de prestation que réalisent les gens, pour 40%, n’existait pas il y a vingt-cinq ans.

Il y a une mutation permanente du tissu productif qui fait qu’à chaque fois, il s’invente de nouveaux emplois.

Or qui les invente ? On en revient à l’histoire de la destruction créatrice et du rôle de l’entrepreneur. Le mode privilégié de création d’emplois est quelqu’un qui investit et qui crée une entreprise.
Puisque, comme l’a dit Jean-Luc Gréau, l’investissement s’effondre, puisqu’on a un problème de financement, je recommanderai concrètement de redonner à ce mode privilégié de création et d’invention de l’emploi les moyens de les créer. Grosso modo, il faut redonner de l’argent aux entreprises.

Jean-Pierre Chevènement
Si on a bien compris Monsieur Daniel, il faut des entreprises, des entrepreneurs qui innovent. Mais il faut aussi des consommateurs, des travailleurs qui gagnent un peu d’argent.

Jean-Luc Gréau
Je voudrais souligner deux points :

Si la demande chinoise, la demande des grands pays émergents peut se porter vers certains produits étrangers, la demande d’Airbus ne va pas augmenter de façon exponentielle dans les prochaines années. Et surtout, la demande du paysan, de l’artisan ou du chauffeur de camion chinois – s’ils s’enrichissent, comme on peut l’espérer – va se porter principalement sur des produits réalisés sur place dans un immense appareil de production. S’ils veulent un ordinateur personnel, ils peuvent l’acheter en Chine où des producteurs connus et des petits producteurs moins connus font des ordinateurs à très bas prix. Il n’y a donc pas de raison pour qu’ils aillent se porter sur une autre production. On m’a signalé le cas d’un petit créateur d’entreprise qui avait besoin d’un tour à commande numérique. Alors que l’Allemagne les produit à grande échelle, il est allé en Chine qui produit déjà des tours à commande numérique comparables. Le bas prix lui payait – et au-delà – le coût de sa démarche. C’est l’exemple même de cette évolution qui ne connaîtra pas de limites.

Pourquoi faut-il supprimer des emplois productifs ?
Les futurs modèles de PSA de Poissy et d’Aulnay-sous-bois sont conçus en fonction de l’organisation du travail de l’usine de Trnava, en Slovaquie, elle-même inspirée de l’usine commune de PSA-Toyota de Tchéquie. Donc, a priori et en tenant compte du fait que la main d’œuvre française – souvent d’origine immigrée d’ailleurs – est plus âgée que celle que l’on embauche dans les usines nouvelles en Europe centrale ou au-delà, la productivité ne devrait pas être très différente.
Pourquoi faudrait-il faire disparaître des emplois productifs ? Pourquoi faudrait-il que l’arrivée des nouveaux emplois soit payée de la disparition des anciens ? Je ne comprends pas. Nous devrions pouvoir faire sur le vaste territoire européen tout ce que les Européens savent bien faire. Et ils savent faire énormément de choses.

Dans la salle
Ma question s’adresse à Jean-Marc Daniel. Vous avez attribué la crise économique au déficit commercial américain. Vous l’expliquez par la création monétaire qui, par une politique un peu laxiste de la Banque centrale américaine, avait généré une consommation importante, d’où ce déficit commercial. Vous avez dit aussi que cela avait entraîné une inflation. Je suis un peu dubitatif : les chiffres de l’inflation aux États-Unis entre 2000 et 2008 n’ont pas été très importants. S’il y a eu inflation, ce n’était pas une inflation monétaire mais plutôt un problème de consommation de pétrole et de ressources limitées. Par ailleurs, les salaires moyens n’ont pas augmenté, ce qui est une des caractéristiques d’un processus inflationniste.

D’autre part vous avez ensuite expliqué que ce déficit commercial sans inflation était permis par le privilège du dollar. Le problème, c’est que l’UE des 27 connaît un déficit commercial croissant et très important qui, de l’ordre de 400 milliards d’euros en 2008, commence à s’approcher du déficit commercial américain. Nous n’avons ni privilège de monnaie, ni inflation et nous avons un déficit commercial très important.

Le Japon est le contre-exemple très important d’une puissance industrielle hyper-productive qui connaît un déficit commercial qui n’est pas lié à un manque de productivité mais à une forme de dumping des pays émergents.

Jean-Marc Daniel
Aux États-Unis, on a pratiqué une politique keynésienne, c’est-à-dire une politique systématique de déficit budgétaire. Depuis les années Reagan, elle consiste en une politique de baisse des impôts. Cette politique a connu deux phases : pendant la phase Reagan, celui-ci s’est heurté à la Réserve fédérale des États-Unis et à une stratégie anti-inflationniste de la part de Volcker. L’inflation se mesure par l’indice des prix à la consommation mais, fondamentalement, c’est un excès de demande par rapport à l’offre qui provoque soit une hausse des prix, soit une hausse des importations. Dans l’économie américaine, l’indicateur d’inflation, c’est le déficit extérieur. Donc Volcker casse l’inflation des prix (récession en 1981-82). Ensuite, à la fin des années Reagan, il durcit sa politique monétaire parce qu’il estime que les baisses d’impôts génèrent une demande excessive qui se traduit par du déficit extérieur. Il est remplacé par Greenspan qui, pour ne pas effrayer, maintient une politique de bas taux d’intérêts dont l’objectif est de faire en sorte que le financement de la dette publique américaine ne coûte pas très cher. En effet, je le maintiens, la dette publique américaine est fondamentalement financée par l’émission de monnaie sur la base des taux pratiqués par la Réserve fédérale. La baisse des taux d’intérêts est systématiquement organisée, non pas pour relancer l’économie (la relance de l’économie repose sur la baisse des impôts) mais pour faire en sorte que le déficit budgétaire ne coûte pas trop cher. Je vous renvoie pour plus de détails aux mémoires de Greenspan (2), ou au blog de Monsieur Mankiw qui fut le conseiller économique de Bush. Ils expliquent ça de façon limpide. Si vous l’interrogez, M. Mankiw vous répondra que le véritable enjeu de la politique monétaire était de faire en sorte que la Réserve fédérale maintienne des taux bas pour que la dette publique ne coûte pas cher. Ce qui veut dire que la Réserve fédérale des États-Unis n’est pas une banque centrale parce qu’elle n’est pas indépendante. La conséquence concrète est le déséquilibre offre/demande américain qui se traduit par des importations. Les Américains voient revenir ce déséquilibre sous forme d’inflation traditionnelle lorsque ces dollars qui partent à l’extérieur créent des tensions sur le niveau des prix.
Sur quels types de prix les dollars peuvent-ils créer des tensions ?

Non pas, on l’a dit, sur des produits à déflation salariale, pas sur les produits – industriels, en l’occurrence -, soumis à une concurrence telle que leurs prix ne peuvent pas monter.

Deux types de produits subissent cette pression : les produits du patrimoine, sur lesquels il n’y a pas de coût marginal, pas de gains de productivité (c’était la bourse puis l’immobilier) et sur les matières premières.

Donc l’inflation revient aux États-Unis en deux temps, d’abord par la hausse du prix de l’immobilier et, dans un deuxième temps, par la hausse du prix du pétrole. L’origine physique de la crise, c’est quand Bernanke, confronté à un retour de l’inflation (la hausse du prix du pétrole est la traduction d’une inflation générale liée à un excès de monnaie), a eu la bonne réaction d’un banquier central. Mais c’était trop tard. Il a cassé la spirale inflationniste par une hausse des taux. Je vous renvoie à la discussion qu’il a avec Mankiw :

Bernanke : « Pour casser cette inflation, vous pouvez augmenter vos impôts. »
Mankiw : « Nous vivants (Républicains), les impôts n’augmenteront pas ! »
Pour casser un déséquilibre offre/demande, on restreint la demande soit par des hausses d’impôts, soit par du chômage obtenu par les faillites d’entreprises liées à la politique monétaire. Le choix, à ce moment-là, a été de casser l’inflation par la hausse des taux d’intérêts.
La crise est née de tout ça.

Et L’Europe?
D’abord, elle n’est pas en déficit extérieur. A l’heure actuelle la zone euro est en excédent de balance des paiements courants. Dans l’Europe des 27, le problème anglais est particulier, c’est effectivement un des plus gros déficits. Au sein de la zone euro, certains pays ont un déficit énorme. C’est le cas de la Grèce (un des pays au monde dont le déficit des paiements courants compte parmi les plus importants rapporté à sa production). Mais elle est dans une mécanique protectrice, celle de la zone euro : il y a une solidarisation de ce déficit par le biais de l’Allemagne. Si la zone euro était en déficit, elle serait effectivement en situation d’inflation et la Banque centrale européenne monterait ses taux (il suffit pour s’en convaincre de suivre sur le site de la BCE, les propos de M.Papademos, numéro deux de la BCE, ancien gouverneur de la Banque centrale grecque). On hurlerait : « Ils font monter les taux alors qu’il n’y a pas d’inflation ! » Pourtant, il y aurait de l’inflation puisque l’inflation est un déséquilibre offre/demande et dans une économie extrêmement ouverte, ce déséquilibre se traduit en particulier par un déficit de la balance des paiements courants.

Ce qu’il y a de mystérieux dans le cas du Japon, c’est que ce pays est le modèle de tout ce qu’on nous raconte sur la bonne croissance : des universités performantes, des dépenses de recherche et de développement, de l’innovation, le taux d’investissement le plus important des pays de l’OCDE. Et ça ne fonctionne pas ! Il y a un problème !
Le vrai problème est un problème de concurrence et de fluidité du marché du travail. Une économie est vraiment efficace si on ne se pose pas la question : quels sont les emplois à pourvoir?
Pour ma part, en tant que bureaucrate, pseudo-fonctionnaire, dépendant d’une école qui est par nature une institution publique, je ne sais pas quels sont les emplois du futur. Je sais seulement qu’il y a des gens qui vont les faire émerger, qu’il faut les laisser travailler et ne pas les handicaper systématiquement par des réglementations, des impôts et des mécanismes de protection qui les empêchent d’exprimer leurs capacités innovatrices.

Jean-Pierre Chevènement
Monsieur Daniel évoque l’inflation dont il donne une définition particulière. M. Gréau a beaucoup insisté sur la pression déflationniste des pays à très bas coût. Mais un risque vient de ce que, dans cette économie en fluctuation permanente (monnaies, cours des matières premières, taux d’intérêts), se sont développés des produits et des techniques financiers de couverture, qu’on appelle notamment les Credit Default Swaps (qui se chiffrent en trillions – 1000 milliards – de dollars). On a évoqué le chiffre de 60 trillions, plus que le PIB mondial ! Tout un tas de titres pourrissent le système, intoxiqué par des produits dont on ne sait pas ce qu’ils valent, qui ne sont cotés nulle part, qui sont traités de gré à gré, d’après ce que je lis sous la plume de M. Stieglitz. C’est ça la « vérole » qui mine le système, autant que les causes réelles que vous avez dites l’un et l’autre : le privilège du dollar et la pression déflationniste.

N’est-ce pas une question qu’il faut poser ? Je rappelle que, selon le FMI, le montant des pertes globales du système financier atteint 4 100 milliards de dollars. Un rapport confidentiel de la BaFin, autorité de contrôle du secteur financier allemand, chiffre à 816 milliards d’euros le montant des actifs toxiques dans le bilan des banques allemandes !

Jean-Luc Gréau
C’est pourquoi j’ai soumis tout à l’heure l’hypothèse de stabilité à une réserve : le risque très réel d’une rechute financière.

La crise actuelle est l’occasion d’une opération collective de déniaisement. Elle n’a pas joué ce rôle jusqu’ici.

Il faut d’abord comprendre que les modèles surcompétitifs (Japon, Corée, Allemagne) sont actuellement les plus touchés par la récession de leur production (je laisse de côté l’Ukraine). La production allemande va chuter d’au moins 6%. Son excédent commercial a d’ailleurs été réduit de moitié en l’espace d’un an. La Corée a connu instantanément un chiffre de décroissance de 19% l’an (il est en train de se corriger parce que l’effondrement de la monnaie coréenne donne une impulsion aux exportations au détriment du Japon). Le Japon est dans la situation que vous connaissez. Ce modèle de compétitivité est mort.

Le modèle strictement opposé de surconsommation et de soutien de la demande interne (ni Keynes, ni Schumpeter ni les autres n’avaient connu le modèle de l’endettement des ménages pour doper la croissance interne) incarné par les États-Unis, par le Royaume-Uni, par l’Espagne et l’Irlande est mort aussi.

Un pays très spécifique a conjugué les deux modèles : la Corée !

Cela signifie que les modèles qui nous ont été imposés n’étaient pas très bons. Il faut les expulser de notre champ pour essayer de concevoir autre chose : des économies plus équilibrées, diversifiées, où les dettes des agents économiques – et pas seulement celles de l’Etat ou des entreprises – soient proportionnées.

Sur le dollar, sans être pusillanime, je ne peux pas dire ce qui va se passer. Je ne sais pas si les États-Unis peuvent poursuivre indéfiniment sur la trajectoire que l’on connaît ou s’ils vont être pris au revers, au détour du chemin par un événement impromptu. Les deux thèses existent. Je ne serai pas de ceux qui diront après coup : « je l’avais bien prévu ! »

J’insiste sur un point essentiel qui concerne ces mouvements intempestifs de monnaies que nous subissons actuellement, tel l’invraisemblable mouvement du won coréen depuis un an. Si la baisse phénoménale de la Livre sterling s’accentuait, elle pourrait mettre le Royaume-Uni en cessation de paiement. Ces mouvements des monnaies sont très perturbateurs et il faudra aller vers un système de stabilité monétaire international, sous une forme à déterminer. C’est un des chantiers, en parallèle à la question de la protection commerciale que j’évoquais tout à l’heure.

Dernière observation, à caractère purement conjoncturel : nous sommes actuellement bénéficiaires d’un contre-choc pétrolier. Un ami économiste me prédisait, il y a quelques mois : « Avec le transfert de revenus vers les pays consommateurs dus au contre-choc pétrolier, nous pouvons espérer une stabilisation ! » On ne l’a pas eue !

Une époque se termine, nous entrons dans une nouvelle ère et nous, pauvres économistes, sommes obligés de faire avec les moyens misérables dont nous disposons.

Jean-Marc Daniel
Je suis tout à fait d’accord avec ce qui a été dit sur le caractère insupportable de la volatilité des monnaies et je réponds : « Accords du Louvre » ! Je ne pense pas qu’on puisse revenir à Bretton Woods (encore faudrait-il réfléchir sur ce qu’était Bretton Woods). Les accords du Louvre de 1987 étaient une ébauche de reconstruction d’un système stable, d’ailleurs imposée par Volcker. Au sein de l’administration hétéroclite d’Obama, on entend les propos effarants de conseillers comme Summers ou même Stiglitz mais au moins y croise-t-on Volcker et Christina Romer. Et Volcker a le mérite d’avoir été l’homme des accords du Louvre. C’est un élément positif.

Dans la masse financière qui plane sur le monde, il y a un endetté en dernier ressort : le Trésor public américain, assignat ultime. Seul un mélange de faillites de banques et d’inflation pourrait résorber tout cela. Cette inflation ne se portera pas sur les biens de consommation mais on assistera à des explosions colossales sur les valeurs patrimoniales (c’est déjà le cas sur la terre arable) et sur un certain nombre de biens, notamment de matières premières agricoles. Ce sont les gens qui sont au bout de la chaîne agricole qui en subiront les conséquences.

Départ de M. Daniel

Jean-Pierre Chevènement
Nous allons revenir au débat avec la salle en remerciant encore une fois Monsieur Daniel.

Dans la salle
J’ai été extrêmement surpris d’entendre M. Daniel expédier, par deux rapides appréciations, les possibilités techniques du protectionnisme commercial. Il a assimilé les quotas au Gosplan, prétendant qu’ils ne pourraient pas fonctionner et seraient d’ailleurs détournés. Et il a affirmé que les protections par tarifs douaniers seraient « explosées » par le change monétaire.

Oui, mais il y a une réponse à cela : la protection douanière aux frontières, basée sur une appréciation en pourcentage sur les produits et sur une appréciation des fluctuations de change. C’est parce que cette protection a très bien fonctionné en Europe pendant trente ans que les Américains l’ont fait sauter par les accords de Marrakech.

Dans la salle
N’étant pas économiste, je suis pour le libre-échange entre Lille et Marseille, qui bénéficient de la même protection sociale, des mêmes salaires, qui sont soumises à la même législation écologique et ont la même productivité.

Nous avons parlé aujourd’hui comme si le libre-échange était un objectif alors qu’il n’est qu’un moyen de mettre en concurrence des gens qui ont des productivités ou des productions différentes donc d’augmenter le revenu du capital en défaveur du travail. Je suis un peu effaré par toutes ces données techniques alors que le véritable objectif est là (3). Après, il s’agit d’essayer d’entretenir les choses mais j’ai bien peur que la solution pour sortir de cette crise imputable au libre-échange soit de casser du capital, c’est-à-dire de recourir à la guerre.

Jean-Pierre Chevènement
Cette thèse, à savoir que des zones de développement comparables en terme de salaires doivent être protégées ou bénéficier d’une protection raisonnable, a été abondamment développée, il n’est donc pas utile d’y revenir.

Dans la salle
Je me demande si l’Argentine n’a pas été le précurseur de ce que nous allons connaître. Elle avait suivi pendant dix ans toutes les recommandations du FMI. Elle avait même aligné sa monnaie, le peso, sur le dollar. Et, fin 2001, tout s’est écroulé brutalement, sous la forme d’événements politiques, une insurrection populaire. Deux ans après, sous les présidences de Monsieur puis de Madame Kirchner, les Argentins ont fait une relance keynésienne par la dévaluation de la monnaie en s’étant assurés que le FMI leur réclamerait moins fermement le remboursement de leur dette. Aux dernières nouvelles, la dette argentine est impayable. Cette méga-crise systémique pose la question de la dette des pays insolvables.

Jean-Pierre Chevènement
Beaucoup de sujets méritent d’être négociés si nous voulons que cette crise systémique du capitalisme financier soit traitée dans des conditions aussi raisonnables que la chute de l’Union soviétique qui s’est passée, il faut le rappeler, de manière assez pacifique.

Nous aurions intérêt à mettre chaque sujet sur la table dans une négociation qui -il faut saluer cette avancée – est permise par l’existence du G20 dont je considère que c’est quand même un progrès. Le fait que 20 pays représentant 85% du PIB mondial puissent se réunir à différents niveaux : ministres des Finances, chefs d’Etats et de gouvernements etc. est un premier pas positif. Nous avons eu deux sommets du G20 et je parie qu’il y en aura beaucoup d’autres. Peut-être monterons-nous à G21 ou G23 mais nous avons sur la table de négociations énormément de sujets.

Il faut savoir qu’une négociation ne se passe pas toujours facilement, c’est aussi un bras de fer et il arrive que des mesures soient prises unilatéralement.
Cette histoire reste à écrire.

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1) Paul Kennedy, « Naissance et déclin des grandes puissances », paru en Français aux éditions Payot (Rivages) en 1988
2) Le Temps des turbulences par Alan Greenspan, Thierry Piélat, et Georges Nicolas Ed. Pluriel, 14 mars 2008.
3) Cf. « En finir avec l’eurolibéralisme », Mémoire des luttes, Utopie critique, éd. Mille et une nuits, 2008

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