Peut-on démocratiser l’Union européenne ?

Intervention de Bastien François, professeur de science politique à Paris I, Panthéon-Sorbonne, lors de la seconde partie du colloque du 14 février 2009, L’Europe au défi de la crise : « L’Union est-elle économiquement et institutionnellement réformable ? ».

La question de la démocratisation engage en fait une représentation de ce qu’est ou de ce que devrait être l’Union européenne. Ce qui pourrait sembler simple – après tout nous avons collectivement en Europe une très grande expérience d’ingénierie démocratique, et nous ne manquons pas de prodiguer des leçons en ce sens, notamment aux pays qui souhaitent nous rejoindre – devient pour cette raison assez complexe.

Pour prendre la mesure, de façon certes approximative, de cette complexité, il est éclairant de partir du nom du traité de Rome rejeté par la France en 2005 – « Traité établissant une Constitution pour l’Europe » – qui traduisait toute la difficulté à désigner l’Union européenne : une organisation internationale, structurée par un accord entre Etats souverains et une polity, i.e. une communauté et un régime politiques, dotés d’attributs de souveraineté établis par une Constitution.

La question de la démocratisation se pose différemment en effet selon que l’on considère l’Union comme une organisation internationale ou comme un régime politique, ou plus exactement selon que l’on considère qu’elle est plutôt l’une ou plutôt l’autre – parce que l’UE est en réalité les deux à la fois.

Si l’on voit principalement dans l’UE une organisation internationale, l’enjeu démocratique se situe en fait au niveau national. Il peut alors se décliner de deux façons, qui sont liées mais peuvent être dissociées analytiquement, et qui varient en réalité selon le type de régime politique (on voit ici, par exemple, de grandes différences entre la France et l’Allemagne).

Le premier enjeu est de savoir qui exerce la souveraineté nationale au sein de l’organisation internationale. Cette question n’a pas une grande résonance en France parce que la construction européenne a été concomitante d’un renforcement du pouvoir exécutif national et que l’abandon de pans entiers de la législation à l’organisation internationale a pu apparaître, à tort ou à raison, comme ne changeant pas grand-chose au rôle très amoindri constitutionnellement du Parlement français, et permet de comprendre le faible investissement des forces politiques françaises dans les élections européennes. Mais cet enjeu est très important en Allemagne, où la question s’est toujours posée du risque d’un effacement des pouvoirs de la représentation nationale au profit du pouvoir exécutif, et où le Parlement européen a été souvent pensé comme le lieu où devaient être retrouvées des compétences perdues au niveau du Parlement national. Ce n’est à cet égard pas un hasard si les recours actuels contre le traité de Lisbonne devant la cour constitutionnelle allemande portent principalement, justement, sur le fait que le traité de Lisbonne porterait atteinte de façon grave aux compétences constitutionnelles du Parlement allemand.

Le second enjeu, sans doute le plus important pour ce qui m’occupe, est celui du contrôle des représentants nationaux au sein de l’organisation internationale, et au final celui des transferts de souveraineté effectués au profit des acteurs nationaux agissant collectivement au sein de l’organisation internationale. C’est pour nous, Français, l’enjeu majeur. Depuis le traité de Maastricht, mais surtout avec la Constitution européenne et avec le traité de Lisbonne, mais aussi à la suite des réformes constitutionnelles qui se sont empilées pour permettre la ratification de ces traités, et jusqu’à la réforme constitutionnelle de l’été 2008, se pose de façon de plus en plus pressante la question de la place des Parlements nationaux dans la construction européenne. De façon de plus en plus pressante, mais de façon encore très timide (du moins en France). Or l’enjeu démocratique est ici essentiel : il est de permettre une délibération de la représentation nationale sur les politiques de l’UE à travers le contrôle de l’action européenne du gouvernement. Il y a ici des dimensions spécifiquement européennes – comme le contrôle parlementaire de l’application du principe de subsidiarité –, mais le principal concerne l’architecture constitutionnelle nationale. En dépit des réformes successives, aujourd’hui le Parlement français n’est pas vraiment outillé, techniquement et politiquement, pour exercer son rôle face à la politique du gouvernement au sein de cette organisation internationale qu’est l’UE.

Mais, à l’évidence, l’UE n’est pas qu’une organisation internationale, et c’est là que les choses se compliquent, du moins depuis que nous sommes sortis de ce que des politologues anglo-saxons ont jadis appelé un « consensus permissif », c’est-à-dire sur un soutien distant et dépolitisé de la part des citoyens face aux modalités de la construction européenne et au fonctionnement concret de ses institutions.

Si l’on considère l’UE comme un régime politique – un régime politique sui generis, qui est très difficile à qualifier, aussi bien dans les catégories classiques du droit constitutionnel que dans celles du droit international public, puisqu’il repose sur un double fondement : les citoyens européens et les Etats européens – deux approches peuvent être considérées, qui ne sont pas exclusives ou incompatibles, mais qui renvoient à des problématiques bien différentes.

La première approche est l’approche institutionnelle. C’est celle qui est mise en œuvre dans les traités, et qui avait abouti dans sa forme la plus sophistiquée, en particulier sur le plan symbolique, à ce qu’on a appelé par raccourci « la Constitution européenne ». Grosso modo, cela consiste à adapter au plan européen le modèle parlementariste. Avec un gouvernement, disons la Commission, responsable devant la chambre basse – le Parlement européen élu au suffrage universel –, tandis que cette dernière partage le pouvoir législatif avec une chambre haute – le Conseil des ministres issu lui aussi, indirectement, du suffrage universel, le tout sous le contrôle d’une cour constitutionnelle, la Cour de Justice de l’UE. La « Constitution européenne », de ce point de vue, n’en déplaise aux « eurosceptiques », a sans aucun doute été le texte le plus démocratique jamais adopté dans l’histoire de la construction européenne (1).

Le problème réside ici dans le fait que cette adaptation du modèle parlementariste se heurte à une difficulté qui est facile à résoudre sur le papier mais qui est très complexe politiquement : l’UE reste, quoi qu’il en soit, fondée sur un traité international, et donc sur la représentation des Etats membres. Le problème ne se situe pas vraiment au niveau des « législateurs » – le Conseil et le Parlement – mais se situe au niveau du pouvoir exécutif – la Commission – qui, comme dans toutes les démocraties parlementaires modernes, n’est pas seulement un pouvoir qui exécute mais d’abord un pouvoir qui propose, qui a l’initiative des politiques publiques. Or, la Commission n’est pas un véritable gouvernement d’une démocratie parlementaire, parce qu’il est composé selon le choix des Etats et qu’il reflète donc des sensibilités très différentes (étant entendu qu’il est improbable que tous les pays membres de l’UE soient un jour de la même orientation politique). Il ne représente pas de façon homogène une coalition qui aurait gagné les élections législatives européennes. Si le président de la Commission en est assurément le patron, ce n’est pas lui qui choisit ses « ministres-commissaires », ni d’ailleurs les portefeuilles qu’ils occupent – tout cela résulte de marchandages intergouvernementaux sur lesquels il a peu d’influence – et il est obligé de « cohabiter » avec des commissaires qui sont parfois politiquement très éloignés de lui.

Alors que l’on met souvent l’accent sur les pouvoirs du Parlement ou sur l’opacité des décisions au sein du Conseil (il faut dire que les médias donnent souvent une idée très fausse du fonctionnement de la décision européenne) (2), il me semble que d’un point de vue institutionnel, le principal problème démocratique de l’UE tient à l’absence de gouvernement solidaire et homogène sur un programme – d’où d’ailleurs, comme on avait pu l’observer sous la IVe République, le développement d’une technocratie toute puissante.

Si l’on veut démocratiser l’UE, il faut faire sauter ce verrou-là, mais symboliquement cela signifie bien plus que ça. Dans la tradition parlementaire des pays européens, il faudrait que ce « gouvernement » européen soit désigné par la majorité au Parlement européen et, pourquoi pas ? La majorité au Conseil des ministres, pour mettre en œuvre, pendant la durée de son mandat et tant qu’il conserve la confiance des parlementaires et, pourquoi pas ?, du Conseil des ministres, un programme exposé aux citoyens avant les élections européennes.

Il faut bien le dire, l’UE changerait alors de nature…

Mais, l’approche institutionnelle – ou celle qui privilégie le design institutionnel – rencontre immédiatement une autre difficulté, politique celle-là, au sens noble du terme : l’absence d’un espace public démocratique transnational européen, structuré en particulier par des forces politiques européennes. Parce que, finalement, l’enjeu démocratique est bien là, dans la possibilité d’une citoyenneté active européenne s’exprimant notamment dans la compétition des programmes de gouvernement réglée par le suffrage. Le jour où tous les Européens voteront le même jour sur la même offre électorale – c’est-à-dire une offre électorale transnationale – le spectre de l’illégitimité démocratique de l’UE disparaîtra immédiatement, et les questions de design institutionnel (au plan international comme au plan national) trouveront tout de suite des réponses simples.

Mais là aussi, il faut bien le dire, l’UE sera devenue totalement autre…

Le souffle en moins, la Convention présidée par Valéry Giscard d’Estaing avait essayé de réaliser le même coup de force symbolique qu’une autre convention, réunie à Philadelphie en 1787, qui avait « inventé », en le proclamant, le « peuple des Etats-Unis », en vue (comme le dit le préambule de la Constitution américaine) « de former une Union plus parfaite, d’établir la justice, de faire régner la paix intérieure, de pourvoir à la défense commune, de développer le bien-être général et d’assurer les bienfaits de la liberté à nous-mêmes et à notre postérité » – un programme qui aurait pu figurer dans le préambule de la « Constitution européenne »…

Mais ce qui fut possible, non sans difficultés, à la fin du XVIIIe siècle de l’autre côté de l’Atlantique n’est sans doute plus possible aujourd’hui, du moins sous cette forme aussi brutalement performative. Et le chemin sera sans doute encore long pour que se façonne un demos européen, condition première et ultime d’une démocratisation véritable de l’UE. Le chemin sera long, mais il est devant nous.
Merci.

Sami Naïr
Merci, Bastien François, pour cet exposé qui nous place au cœur du problème. Il n’y a pas de demos européen, c’est évident, mais il y a un kratos et le kratos européen sera justement au cœur de l’intervention d’Olivier Gohin qui va nous parler de la répartition des compétences entre les Etats-nations et l’Union européenne.

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1) Bastien François, Pour comprendre la Constitution européenne, Paris, Odile Jacob, 2005.
2) Voir la très belle enquête de Pierre Haroche, qui est aussi une réflexion sur la démocratisation de l’UE : L’Union européenne au milieu du gué. Entre compromis internationaux et quête de démocratie, Paris, Economica, 2009.

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