L’idéologie confuse de la Charte européenne des droits fondamentaux
Intervention d’Olivier Cayla, directeur d’études à l’EHESS, lors de la première partie du colloque du 14 février 2009, L’Europe au défi de la crise : « Le fonctionnement de l’Union ».
Je m’interrogerai tout à l’heure sur certains aspects du contenu du texte de la Charte.
Je voudrais d’abord parler de cette Charte en elle-même, ne serait-ce que parce qu’elle existe dans notre droit depuis déjà un certain temps. En effet, son texte fut adopté il y a presque dix ans par une assemblée qui, à l’époque, avait paru assez insolite (même si, par la suite, on a fini par s’y habituer), une assemblée du même type que celle qui adopta le texte du traité portant constitution rejeté en 2005 par les peuples français et hollandais, une assemblée appelée « convention », un mot dont la portée historique n’échappe à personne !
Cette « convention » invitée, en 1999, à la suite du conseil de Cologne, à procéder à la rédaction de ce texte, comportait des représentants des gouvernements et des parlements nationaux des quinze Etats membres et des représentants de l’Union européenne en tant que telle, notamment, outre les représentants de la Commission, des représentants du Parlement européen.
Tous ces représentants, réunis en « convention », ont auditionné, dans le cadre du travail de rédaction du texte, un certain nombre de représentants d’ONG et autres membres de la société civile, sur le modèle du réseau dont parlait Anne-Marie Le Pourhiet.
On peut s’étonner de ce que ce texte, adopté depuis dix ans, ait suscité si peu d’intérêt. Il est pourtant très révélateur de ce que l’Union européenne est susceptible de procurer, sur le plan juridique comme sur le plan symbolique, c’est-à-dire quelque chose qui, à mes yeux, relève de la contradiction interne. Ce texte permet d’apercevoir clairement l’incapacité foncière de l’Europe à dire ce qu’elle est et même à définir son identité.
Je passe très rapidement sur les vicissitudes de l’historique du texte.
Il fut adopté au conseil de Nice de 2000. Le conseil lui-même lui déniait alors tout caractère impératif, normatif. Il ne s’agissait pas, à cette époque, de voir dans la Charte européenne des droits fondamentaux une norme juridique. Il n’était donc pas question de s’en prévaloir devant les tribunaux.
Plus tard, quand elle élabora le texte du traité instituant une constitution européenne, la convention décida d’incorporer au texte de ce traité constitutionnel la Charte européenne des droits fondamentaux, qui devint donc partie du texte ayant vocation à devenir constitution européenne.
A la suite du rejet du traité portant constitution par les référendums en France et aux Pays-Bas, la Charte européenne des droits fondamentaux fut de nouveau examinée par les instances européennes au stade du traité de Lisbonne. Au moment de la signature du traité, il était décidé de considérer que le texte de la Charte ne serait pas incorporé au traité de Lisbonne, précisément pour lui donner un caractère apparemment moins constitutionnel que ce n’était le cas dans le traité précédent. Pourtant, on continue d’y faire référence. Il est désormais admis qu’après ratification, lorsque le traité de Lisbonne entrera en vigueur, le texte de la Charte apparaîtra comme celui d’une norme obligatoire, une norme juridique impérative dont il sera possible de se prévaloir devant les tribunaux. Il faut toutefois noter que deux pays émettent des réserves face au consensus exprimé pour allouer cette force normative au texte de la Charte européenne des droits fondamentaux : la Grande-Bretagne et la Pologne considèrent qu’elles ne sont pas liées par le texte de la Charte européenne des droits fondamentaux.
Quoi qu’il en soit, du point de vue de son contenu, la Charte européenne marque de la façon la plus nette une intention essentiellement constituante. Cela est apparent dès les premières lignes de son préambule : « Les peuples d’Europe, en établissant entre eux une union sans cesse plus étroite, ont décidé de partager un avenir pacifique fondé sur des valeurs communes. Consciente de son patrimoine spirituel et moral, l’Union se fonde sur les valeurs indivisibles et universelles de dignité humaine, de liberté, d’égalité et de solidarité ; elle repose sur le principe de la démocratie et le principe de l’Etat de droit ; elle place la personne au cœur de son action en instituant la citoyenneté de l’Union et en créant un espace de liberté, de sécurité et de justice. »
Je retiendrai essentiellement, pour l’analyse de cette Charte, deux passages de ce premier paragraphe.
Le premier passage est l’affirmation des « valeurs communes ». Elle suppose l’existence d’une identité propre à l’Union européenne qui permet de la distinguer, en tant qu’entité juridico-politique, du reste du monde.
Parmi les caractéristiques tout à fait remarquables de cette identité européenne, je m’intéresserai plus particulièrement à la dimension de l’Etat de droit, au fait que le principe de l’Etat de droit est présenté comme une marque spécifique de l’identité européenne.
Je voudrais me livrer à une analyse assez schématique de la Charte consistant à m’interroger d’une part sur son statut, d’autre part sur sa structure.
S’interroger sur son statut, c’est raisonner sur les conséquences juridiques que peut produire la Charte selon qu’on la perçoit comme le texte d’une simple déclaration ou comme le texte d’une prescription normative.
S’interroger sur sa structure, c’est examiner l’ordre des questions retenu par les rédacteurs du texte, ordre annoncé par le premier paragraphe du préambule. Les mots de « liberté, égalité, solidarité », pour un Français, claquent au vent comme un drapeau tricolore mais ces mots sont précédés, dans la Charte européenne des droits fondamentaux, de la mention d’une valeur qui se trouve précisément au cœur des « valeurs communes » de l’Union européenne : la « dignité ». Je m’interrogerai sur les sens de cette préséance donnée à la dignité sur les valeurs de liberté, égalité et fraternité.
1° La question du statut de la Charte.
Au vu de son historique, déjà évoqué, il est permis à un juriste de s’interroger : La Charte est-elle le texte d’une norme, d’une prescription qui commande ce « qui doit être », ou est-elle le texte d’une simple constatation, d’une déclaration, d’une description de ce « qui est » déjà là ?
La question est importante.
Les Français sont habitués à ce type d’interrogation : Le texte de la Déclaration des droits de l’homme a été, de manière quasi ininterrompue de 1789 à 1971, tenu par les interprètes juridictionnels français comme le texte d’une simple description. C’est ce qui explique qu’en droit administratif le Conseil d’Etat ait préféré « constater » les principes généraux du droit pour remplacer les dispositions d’une déclaration des droits de l’homme inutilisable puisque dépourvue de caractère normatif.
Mais, depuis 1971, le Conseil constitutionnel a décidé au contraire de tenir le texte de la Déclaration de 1789 comme un élément impératif de la Constitution française, un élément normatif ayant force constitutionnelle, et de pouvoir se référer directement au texte de la Déclaration des droits de l’homme comme texte d’une prescription, d’un commandement constitutionnel traditionnel.
Comment considérer le texte de la Charte constitutionnelle des droits fondamentaux ?
Envisageons successivement les deux hypothèses interprétatives : Voyons d’abord la Charte comme le texte d’une simple déclaration, puis, comme l’a fait le Conseil constitutionnel avec la Déclaration de 1789, considérons ensuite le texte de la Charte comme étant celui d’une prescription, d’un commandement.
Une simple déclaration.
Les rédacteurs de la Charte ont commencé par envisager cette dimension sémantique comme étant la seule possible. C’était d’ailleurs tout le projet de cette Charte que de se contenter de déclarer. Les membres du conseil de Cologne ont donné mission à la convention de rassembler dans un texte des droits déjà en vigueur dans l’ordre juridique de l’Union européenne mais découlant de sources diverses, c’est-à-dire des droits éparpillés entre différents supports : des éléments des traités instituant l’Union européenne, des éléments issus de la jurisprudence des juridictions nationales ou des juridictions de la Cour de Justice des communautés ou encore des éléments issus de textes, ni communautaires, ni nationaux, comme celui de la Convention européenne des droits de l’homme à laquelle les Etats membres de l’Union sont parties. Mission a donc été donnée à la convention, en 1999, de rassembler tous ces droits et d’en faire la liste dans le texte d’une Charte de façon à améliorer leur visibilité et leur lisibilité. C’est d’ailleurs ce que la Charte, toujours dans son préambule, dit elle-même : « A cette fin (assurer la défense des valeurs communes), il est nécessaire, en les rendant plus visibles dans une charte, de renforcer la protection des droits fondamentaux à la lumière de l’évolution de la société, du progrès social et du développement scientifique et technologique ».
Donc, le texte de la Charte dit que pour rendre visible la protection des droits fondamentaux … il faut une Charte ! L’opération consiste ainsi essentiellement à affirmer la nécessité d’une Charte. Ce faisant, la Charte européenne des droits fondamentaux est très proche de la Déclaration des droits de l’homme de 1789. En effet, le texte de la Déclaration commence par ces mots : « Les représentants du peuple français (ex-députés du tiers-état des Etats généraux), constitués en assemblée nationale, ont résolu d’exposer, dans une déclaration solennelle, les droits naturels inaliénables et sacrés de l’homme afin que cette déclaration, constamment présente à tous les membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs ». Donc le texte de la Déclaration de 1789 n’affirme rien d’autre que la nécessité d’une déclaration, c’est-à-dire d’elle-même, ayant pour but de porter à la connaissance du citoyen un certain nombre de droits – déjà existants puisqu’ils sont naturels –, de sorte que ce citoyen puisse porter un jugement sur le degré de légitimité de l’action publique.
La rédaction de la Charte européenne des droits fondamentaux ressemble étrangement à cette démarche. En effet, la Charte n’a d’autre ambition, dans un premier temps, que de consigner des droits existants de manière à ce que les citoyens de l’Union puissent en prendre connaissance et accéder à la conscience d’une identité commune, d’une sorte de citoyenneté européenne (autre dimension de la Charte européenne des droits fondamentaux). Certes, en 1789 il s’agissait de déclarer des droits « naturels » non écrits, inscrits dans la « nature » de l’homme. De ces droits de consistance philosophique, il s’agissait de faire des droits positifs. Tandis que dans le texte de la Charte européenne des droits fondamentaux, il ne s’agit évidemment pas d’inscrire dans la lettre d’un texte ce qui est déjà dans la « nature » de l’homme mais de réunir dans un texte commun des droits déjà proclamés par d’autres textes. Il s’agit de constater du droit déjà positif et non du droit naturel. La Charte européenne des droits fondamentaux n’a pas d’ambition philosophique, il s’agit seulement de rendre plus visible ce qui a déjà été étiqueté de manière positive par d’autres instances.
On peut donc s’interroger sur l’utilité d’un tel texte. Si le texte de la Charte européenne des droits fondamentaux consiste uniquement à reconnaître des droits qui existent déjà, s’il n’en crée aucun, si, enfin, ce texte n’est pas invocable devant un tribunal pour s’en prévaloir, à quoi peut-il donc bien servir ?
A vrai dire, je vois mal à quoi peut servir un texte qui n’a pas de valeur impérative, pas de valeur normative, sauf à l’envisager à la manière dont les auteurs de la Déclaration de 1789 envisageaient le texte de cette Déclaration. De leur point de vue, le fait de décrire le « droit naturel » servait, non pas à édicter des règles dont on pouvait se prévaloir devant un tribunal mais à permettre au citoyen (un peu à la manière du protestant qui lit la Bible) de procéder, en dehors de toute médiation, à une évaluation directe, personnelle, immédiate, du degré d’adéquation entre les actes des gouvernants et les « droits naturels inaliénables » de l’homme, donc de savoir si la loi édictée par le pouvoir avait un caractère légitime ou non. La Déclaration de 1789 aménageait la possibilité technique, pour le citoyen, de prendre connaissance de droits qui transcendent le droit positif et permettent d’en évaluer la légitimité, donc d’en tirer les conséquences qu’on en tira précisément en 1789 : faire la Révolution. Le caractère purement descriptif de la Déclaration de 1789, en permettant cette prise de conscience, était aperçu comme l’instrument d’une insurrection. Autrement dit, la déclaration d’un texte non normatif ne pouvait s’envisager que dans une perspective révolutionnaire. Le texte de la Déclaration faisait d’ailleurs de la résistance à l’oppression l’un des « droits naturels inaliénables » de l’homme, avec la liberté, la sûreté et la propriété.
Donc, clairement, si l’on ne donne pas de caractère normatif au texte de la Charte, on ne peut lui trouver une utilité qu’à condition de l’envisager dans une perspective révolutionnaire comparable à la démarche adoptée par les déclarants de 1789, au stade de l’élaboration de la Déclaration des droits de l’homme. Pourquoi pas ? Ca ne choquerait en aucun cas un Français attaché à cette tradition de 1789 dont parlait tout à l’heure Anne-Marie Le Pourhiet. Mais une telle démarche révolutionnaire est formellement contradictoire avec l’idée d’Etat de droit qui fait partie de ces « valeurs communes » dont il est question dans le préambule de la Charte. La démarche qui consiste à s’assurer que le texte des lois est conforme ou non aux valeurs fondamentales des droits de l’homme ne peut s’opérer, dans un Etat de droit, que devant un juge, en faisant appel à ce qu’il est convenu d’appeler une voie de droit. On peut, par exemple, s’adresser au Conseil d’Etat pour lui demander d’annuler un acte administratif non conforme aux droits de l’homme ; on peut encore saisir le Conseil constitutionnel pour lui demander de se prononcer sur la valeur d’une loi, surtout depuis la révision de la Constitution dont il était question tout à l’heure. Mais, par hypothèse, le texte de la Charte n’est pas invocable devant un juge ! Donc, s’il n’est possible d’en obtenir la réalisation que par la voie révolutionnaire, on est dans ce qu’on appelle, depuis Carré de Malberg, un Etat légal mais certainement pas un Etat de droit.
Il s’agit donc de faire advenir l’identité d’un Etat européen qui serait la négation même de l’idée d’Etat de droit.
Donc, notre première hypothèse qui considère le texte de la Charte comme celui d’une simple déclaration, exclut que l’Union européenne puisse être un Etat de droit.
Une prescription.
Envisageons maintenant la possibilité de faire advenir un Etat de droit, c’est-à-dire de rendre le texte de la Charte invocable devant une juridiction. Il faut pour cela lui reconnaître un caractère prescriptif. C’est ce qui est prévu après ratification du traité de Lisbonne : la Charte prescrira positivement l’obligation de se conformer à ses normes. A l’exception de la Pologne et de la Grande-Bretagne, les Etats membres de l’Union européenne seront donc en principe engagés dans un processus où la Charte européenne des droits fondamentaux aura pour eux valeur de norme impérative.
Pourtant, cette deuxième hypothèse rencontre une difficulté, un obstacle dû à la Charte européenne des droits fondamentaux elle-même. Celle-ci contient, en effet, des éléments qui l’empêchent de remplir ce rôle de norme sur laquelle on puisse s’appuyer pour contester devant un juge les décisions prises par les instances de l’Union européenne.
Cet obstacle est au cœur même de la première partie de Charte européenne des droits fondamentaux, où il est question des droits civils et politiques : c’est l’affirmation des principes de liberté, d’égalité et de solidarité.
Conformément au schéma initial (rassembler dans un texte commun des droits civils et politiques consacrés dans d’autres textes), non seulement la Charte européenne des droits fondamentaux rassemble des éléments directement tirés de la Convention européenne des droits de l’homme mais elle les recopie purement et simplement. Sept articles de la Charte sont la pure et simple photocopie, à la virgule près, de la Convention européenne des droits de l’homme. On pourrait être tenté de s’en féliciter, y voyant la conjonction de valeurs véritablement communes, montrant qu’il n’y a pas de contradiction entre l’adhésion d’un Etat à l’Union européenne et son adhésion, en 1950, dans le cadre du Conseil de l’Europe, à la Convention européenne des droits de l’homme. Mais tout juriste, devant des dispositions strictement identiques entre deux textes différents, s’interroge sur ce qui peut bien se passer en cas de contradiction entre l’interprétation donnée, d’un côté par le juge de l’Union européenne (la Cour de justice), de l’autre côté par la Cour européenne des droits de l’homme.
Que se passe-t-il en cas de contradiction entre les interprétations de deux juges différents s’activant à l’interprétation d’un même texte ?
Certes, les revues juridiques contiennent les opinions rassurantes de professeurs de droit qui évoquent la coordination constante qui existerait déjà entre les différents juges et permettrait d’écarter le danger d’une divergence interprétative. En effet, le contenu de la Convention européenne des droits de l’homme, interprété par la Cour européenne des droits de l’homme, est à peu près le même que celui de la constitution française (ou de la constitution allemande) en matière de libertés publiques. Le juge interne français est donc déjà susceptible d’avoir une interprétation qui diverge de celle de la Cour européenne des droits de l’homme. A l’intérieur même de l’ordre juridique français, pour s’en tenir à ce seul exemple, des divergences étaient encore possibles – jusqu’à la dernière révision de la Constitution – entre le juge constitutionnel d’un côté et les juges administratif et judiciaire de l’autre. Le contrôle de conventionalité de la loi, c’est-à-dire de l’adéquation de la loi au traité, (pour le cas de la compatibilité de la loi par rapport à la Convention européenne des droits de l’homme) pouvait diverger du contrôle de constitutionnalité de la loi effectué par le Conseil constitutionnel. Pourtant, les textes constitutionnels français et conventionnels de la Convention européenne des droits de l’homme convergent pour la reconnaissance de droits fondamentaux identiques.
Dans le cas qui nous occupe, il y a non seulement une ressemblance mais une identité pure dans la rédaction même du texte entre la Convention européenne des droits de l’homme et la Charte européenne des droits fondamentaux, au moins pour ses dispositions les plus importantes, celles qui définissent les droits civils et politiques des citoyens de l’Union européenne. La seule solution, à laquelle tout juriste finit par se rallier, consiste à donner un pouvoir de dernier mot à l’un des deux juges, nécessairement hiérarchisés. Il faut bien décider qui, du juge de l’Union ou du juge du Conseil de l’Europe aura un pouvoir de dernier mot. Naturellement, tout le monde considère qu’il est plus logique de confier ce pouvoir de dernier mot au juge de la Convention européenne des droits de l’homme, c’est-à-dire à la Cour européenne des droits de l’homme. Les auteurs du traité de Lisbonne eux-mêmes incitent les Etats membres à s’orienter à l’avenir, vers une adhésion, non pas des Etats (les Etats membres de l’Union sont déjà membres du Conseil de l’Europe, donc assujettis à la convention européenne des droits de l’homme) mais de l’Union elle-même qui deviendrait, en tant qu’ordre juridique propre, membre du Conseil de l’Europe. Elle serait alors assujettie au contrôle de la conformité de ses actes à la Convention européenne des droits de l’homme et le juge de la Cour européenne des droits de l’homme – celui qui siège à Strasbourg – aurait un pouvoir de dernier mot sur la compatibilité des actes de l’Union avec les normes que contient la Convention européenne des droits de l’homme. Bref, le résultat de l’opération est tout simplement de subordonner le juge de Luxembourg au juge de Strasbourg, le juge de l’ordre communautaire au juge du conseil de l’Europe, c’est-à-dire de la Convention européenne des droits de l’homme. C’est, de l’avis de beaucoup de juristes, la seule solution possible ; c’est également l’appréciation des gouvernants qui n’envisagent pas d’autre issue.
Mais le simple fait de le dire montre qu’il y a une contradiction complète de l’identité européenne puisque le seul moyen de faire advenir un Etat de droit européen, c’est de subordonner l’Union européenne au Conseil de l’Europe, c’est-à-dire à une identité politique distincte de l’Union européenne, instituée par un traité différent de celui de l’Union européenne et comportant des Etats non membres, à ce jour, de l’Union européenne, comme c’est le cas de la Turquie, un Etat partie à la Convention européenne des droits de l’homme qui n’est pas membre de l’Union européenne. Ce seul exemple révèle qu’il ne s’agit pas d’un problème académique qui n’intéresserait que les professeurs de droit, c’est une question concrète de détermination de l’identité européenne et des valeurs qui sont supposées, politiquement et éthiquement, déterminer l’Union européenne.
Cette deuxième interprétation possible du texte de la Charte aboutit à un résultat où l’Union européenne peut devenir quelque chose qui est « de droit » mais certainement pas un Etat puisque l’absence de toute souveraineté est au cœur d’une telle construction. L’Union européenne est subordonnée, dans la définition même de ses valeurs fondamentales, à une instance juridictionnelle, un peu comme l’empereur du Saint Empire romain germanique était tenu dans la dépendance du pape, quand celui-ci, par l’excommunication, prétendait pouvoir le destituer. On est ainsi devant la mise en place d’une structure où Guelfes et Gibelins pourront de nouveau porter le fer allègrement.
Voilà pour la question du statut du texte : soit l’Union européenne apparaît comme quelque chose qui est « de droit » mais qui n’est pas un Etat ; soit elle apparaît comme un Etat mais qui n’est pas de droit. En aucun cas, l’Union européenne ne peut être un Etat de droit, ce qui est en parfaite contradiction avec le préambule qui affirme l’Etat de droit comme l’une de ses « valeurs communes ».
2° La question de la structure de la Charte.
A propos de la structure du texte, je reviens sur cette préséance très particulière de l’affirmation de la dignité sur celle de la liberté, de l’égalité et de la solidarité. Une telle structure, étrangère à notre Déclaration des droits, n’est pas du tout familière à un publiciste français attaché à une certaine parenté entre l’idée de constitution et l’idée de droits de l’homme, au lien entre l’affirmation des droits de l’homme et celle d’une constitution, au sens où on l’entendait en France en 1789 et aux États-Unis en 1787. Mais ça ne saurait étonner un Allemand car la Loi fondamentale de la République fédérale d’Allemagne contemporaine, celle de 1949, est précisément caractérisée par la priorité donnée à la dignité. C’est la marque même de l’identité de l’Allemagne qui s’affirme, comme le fait l’Union dans sa Charte, moins par l’attachement aux valeurs du XVIIIe siècle que par réaction aux drames du XXe siècle, notamment la Seconde guerre mondiale. La possibilité de s’affirmer comme un Etat attaché aux droits de la personne et à sa dignité, aux valeurs de l’humanité garantit contre toute possibilité de régression vers ce que l’Europe a connu dans les années 40. Donc, incontestablement, le texte de la Charte, en se structurant de cette façon, se réfère explicitement au concept allemand de constitution post-Seconde guerre mondiale. Ce qui est affirmé n’est pas la souveraineté du peuple, ce n’est pas le Volk, ce n’est pas la nation, ce n’est pas le « We, the people » américain, c’est la dignité de la personne.
Il faudrait plusieurs heures pour apporter la démonstration des problèmes que pose cette affirmation de la dignité, aussi me contenterai-je de l’ébaucher.
« La jouissance de ces droits (ceux qui sont énumérés par la Charte) entraîne des responsabilités et des devoirs tant à l’égard d’autrui qu’à l’égard de la communauté humaine et des générations futures » : cette phrase, relevée à la fin du préambule de la Charte, n’aurait pas de sens sans l’affirmation préalable de la dignité. Elle est en effet très surprenante dans une perspective traditionnelle classique, de la fin du XVIIIe siècle, des droits de l’homme. Dans cette perspective, en effet, c’est le droit de l’individu qui est d’abord pris en considération et ses devoirs résultent de la nécessité de le concilier avec la liberté d’autrui. L’étendue de ses droits s’arrête là où commence la possibilité de nuire aux droits d’autrui. Ceci découle du fait que les droits naturels de l’individu, considéré dans un état de nature, de solitude – tel Robinson Crusoe dans son île – doivent être projetés dans la société, dans une relation sociale. Les droits de l’individu ne sont pas illimités, ils sont relativisés par la considération du droit d’autrui. Autrui, l’alter ego, est envisagé comme principe de limitation des droits, c’est donc ce qui permet de penser les droits et les devoirs.
Mais quand on commence à affirmer la possibilité de devoirs dus à l’humanité entière, à l’humanité en tant que telle – et non plus seulement à d’autres individus que soi -, il peut se produire des conséquences normatives très troublantes. Tout le monde a à l’esprit un arrêt du Conseil d’Etat de 1995 – dit « Commune de Morsang-sur-Orge » – sur le lancer de nain. Il rend possible, au nom de l’ordre public, celui de la police administrative, de considérer comme n’étant pas conforme à l’ordre public une activité qui porte atteinte à la dignité humaine. Comme cette activité consiste, pour un nain, à se laisser lancer par des spectateurs, ce sont les agissements de ce nain qui, dans une certaine mesure, font l’objet d’une mesure d’interdiction pour des raisons d’ordre public par la décision d’un maire intervenant en tant qu’autorité de police municipale. C’est-à-dire qu’au nom de la dignité de la personne, on ne dit pas à un individu qu’il peut disposer de lui-même comme il l’entend indépendamment du tort qu’il pourrait causer à autrui, mais on lui dit qu’il ne peut pas disposer de lui-même uniquement en raison du tort que cet individu pourrait causer à sa propre humanité.
Il y aurait beaucoup à dire sur ce sujet. On pourrait parler, notamment, du bouleversement de la notion d’ordre public que ceci implique puisque, dans cette perspective, l’ordre public devient non plus l’ordre de la société mais l’ordre de la « nature humaine ».
Indépendamment des autres manifestations de cette idéologie de la dignité, qu’on peut noter dans un certain nombre de jurisprudences ou de législations mises en œuvre ici ou là (en matière de sexualité en particulier), je veux simplement dire que ce qui semble un détail, la mention de la dignité comme source de droits mais aussi de devoirs, comme une limite au principe de la liberté et aux droits de l’homme traditionnellement entendus, est une conception radicalement nouvelle des droits fondamentaux, qui prend le contre-pied de 1789. Ce n’est pas immédiatement appréhensible, en particulier par le citoyen ordinaire. Pourtant, la Charte se donnait pour but de rendre directement accessible au citoyen la connaissance de ses droits par une meilleure lisibilité et une meilleure visibilité. Au contraire, cette modification de la structure par la préséance donnée à la dignité a introduit une confusion très grande, une extrême complexité. Certains auteurs, en France, voient dans la dignité le principe dont découlent les droits de l’homme, la matrice des droits de l’homme. Mais c’est aussi et surtout un principe de limitation des droits de l’homme. L’idée qu’on puisse voir, dans l’affirmation même des droits de l’homme, des principes inhérents à eux-mêmes qui soient limitatifs – c’est l’office qu’est supposée accomplir la dignité – ne peut pas être connue, évaluée, mesurée dans toute son étendue normative par le citoyen moyen. Autrement dit, il est absolument impensable que la Charte puisse apporter la moindre aide pratique au citoyen, contrairement aux intentions de ses rédacteurs.
C’est ainsi qu’on peut montrer que la Charte européenne des droits fondamentaux obscurcit l’identité de l’Union européenne beaucoup plus qu’elle ne l’affirme ou la définit.
Anne-Marie Le Pourhiet
Merci beaucoup, Olivier, pour cet exposé qui montre la contradiction philosophique entre l’esprit et le texte de 1789 et la Charte européenne des droits fondamentaux.
Je vais maintenant laisser la parole à Marie-Laure Basilien. Peut-être sera-t-elle amenée à évoquer la Charte puisque Guy Braibant a révélé dans son ouvrage que les lobbies avaient amendé la Charte européenne des droits fondamentaux. Des passages consacrés à l’égalité des sexes, notamment, ont été amendés par le Lobby européen des femmes et l’association des femmes de la Méditerranée.
Nous voilà donc renvoyés à l’exposé de Marie-Laure Basilien sur le lobbying européen.
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