Interventions prononcées lors du débat final de la première partie du colloque du 14 février 2009, L’Europe au défi de la crise : « Le fonctionnement de l’Union ».
Je voudrais d’abord remercier les différents intervenants pour les exposés brillants dont ils nous ont gratifiés. Je crois avoir bien noté qu’il fallait comprendre la dernière intervention au second degré.
Je voudrais rebondir par quelques brèves remarques en partant d’une phrase prononcée par Monsieur Gauron en introduction de ce colloque, à savoir : « L’Europe s’est construite, au fil des années, telle qu’on l’a voulue ». Je reprendrai volontiers cette formule à mon compte – elle donne d’ailleurs un fil rouge aux différentes interventions – à condition bien sûr de préciser qui est ce « on » car chacun se souvient ici qu’à aucun moment, depuis sa naissance jusqu’à aujourd’hui, les différentes étapes de l’intégration européenne n’ont été soumises au peuple, le traité de Rome en particulier n’a jamais été la volonté des peuples. Même les partisans les plus enflammés de l’intégration européenne admettent qu’elle s’est faite sans – et, à mon avis, contre – les peuples. Donc, elle ne s’est pas faite de manière naturelle, il a fallu des volontés, y compris des volontés politiques pour qu’elle soit telle qu’elle est aujourd’hui.
De ce point de vue je voudrais revenir sur ce qu’a dit Monsieur Rodière à propos de la Cour européenne de justice : « elle a peine à autolimiter ses prérogatives ». Mais pourquoi diable en aurait-elle envie puisque le but des pères fondateurs de l’Europe était précisément – comme on l’a rappelé – de ménager un large espace et de faire primer le droit sur la volonté des peuples, rompant avec l’idée que les peuples sont à l’origine du droit ? Il a été question de Jean Monnet, mais bien plus qu’une question de cognac, c’est une question de philosophie générale. Pour l’idéologie démocrate chrétienne, les peuples étaient, dans le meilleur des cas incapables et la plupart du temps dangereux quand il s’agissait de déterminer les grandes décisions publiques.
Monsieur Rodière a dit aussi que « la Cour de justice souffle volontiers le chaud et le froid ». Pour ma part, j’ai le sentiment qu’elle souffle beaucoup plus souvent le froid que le chaud : l’exemple du travail de nuit des femmes ne m’apparaît pas comme un progrès social incontestable, bien au contraire.
Puisque le peuple a disparu du paysage, il paraît en effet assez « naturel » que les lobbies s’approprient l’espace qu’on veut dénier aux citoyens organisés collectivement.
L’autre remarque que je voulais faire portait sur le terme même de la « Charte ». Une charte s’octroie, alors que les droits se conquièrent. Le choix du vocabulaire est assez évocateur de l’esprit qui préside à tout cela. Plus généralement, Madame Le Pourhiet a, à très juste titre, rappelé qu’il n’y a pas de demos européen.
A la fin de son intervention, Madame Basilien a semblé suggérer qu’il convient de « s’accoutumer » à la situation. Pour ma part, je préfèrerais qu’on s’interroge de manière critique sur le point de savoir si une construction qui n’a pas été décidée avec les peuples et dont les principes les évacuent doit être acceptée. Doit-on s’y « accoutumer » ou n’est-il pas légitime de se poser la question – je vais dire un gros mot – d’en sortir ?
La question ne devrait plus être taboue s’il est vrai que les peuples sont les grands évacués de l’affaire, d’autant que cette construction « sanctionne » les Etats. Si on y réfléchit un instant, le seul fait de sanctionner des pays nous ramène aux temps lointains des empires. Il est vrai que de très officiels dirigeants européens – notamment Monsieur Barroso – n’hésitent plus à employer le terme d’ « empire » pour parler de l’Union européenne.
Si on considère avec attention ce qui m’apparaît être une absence de légitimité de cette intégration, je trouve qu’il ne devrait pas être totalement interdit de prendre le recul suffisant pour poser la question d’en sortir.
Dernier point, peut-être plus factuel. Vous avez évoqué à plusieurs reprises le traité de Lisbonne. Je voudrais rappeler ce que nul n’ignore ici, à savoir que le traité de Lisbonne est caduc depuis le non irlandais, c’est un constat juridique. Les tentatives d’annuler le vote irlandais, avec l’espoir que ce traité revive, ne m’ont pas totalement échappé mais je voudrais affirmer ici – c’est une affirmation politique et non juridique – que ce traité n’est pas seulement mort, il est enterré. Il n’y a aucune chance – je l’affirme avec une certaine conviction – que ce traité revive. Que les problèmes viennent de Dublin, de Karlsruhe ou de Prague, ce traité n’entrera pas en application. Je ne demande à personne de me croire sur parole (rendez-vous le moment venu) mais quand il est question du traité de Lisbonne, il serait bon que nous nous exprimions au conditionnel et non au futur. N’allons pas plus vite que ses partisans et ne considérons pas le fait accompli comme la seule manière d’envisager les réalités actuelles.
Dans la salle
On peut être choqué de constater, dans la situation actuelle de l’Europe, la contradiction entre les règles de concurrence et les droits de l’homme. Le chômage dû aux licenciements dans les entreprises concurrentielles porte atteinte au droit au travail. Autre exemple de règles communautaires contraires aux droits de l’homme : les autorisations données pour construire des autoroutes, des infrastructures, au prétexte qu’elles sont conformes au respect de l’environnement peuvent être extrêmement néfastes pour l’aspect sanitaire des populations. Mais la Cour européenne des droits de l’homme sera-t-elle suffisamment forte pour faire respecter les droits de l’homme ?
Anne-Marie Le Pourhiet
Les droits de l’homme se contredisent très souvent entre eux. Le propre des droits et libertés est d’entrer en conflit. La question est de savoir où on met le curseur, en faveur de telle ou telle liberté.
Je ne crois pas à la capacité de la Cour européenne des droits de l’homme par rapport à la Cour de justice des communautés européennes. La Cour européenne des droits de l’homme, c’est le gouvernement des juges à l’état pur, des juges qui statuent et interprètent une convention à l’abri total de tout contrôle démocratique. Donc tout dépend de leur décision au cas par cas.
Nous pourrons poser à Marie-Laure Basilien la question du lobbying auprès des juges. On a parlé du lobbying auprès de la Commission et du Parlement mais on ignore souvent les pressions exercées par les lobbies sur des magistrats.
Roger Barralis
Deux remarques rapides, d’une part sur la Cour de justice, d’autre part sur le lobbying.
On a vu tout à l’heure que la Cour de justice avait élargi ses pouvoirs et, au fil des décennies, modifié le fond de ses interventions, se référant de plus en plus à ce qui aujourd’hui est dominant, notamment en termes de droit de la concurrence. Il aurait été intéressant de se pencher sur l’évolution humaine de la Cour de justice pendant la période, notamment au cours des années 90 pour savoir si on peut affecter d’un coefficient relationnel fort cette évolution sur le fond par rapport à la composition humaine et à son évolution.
Sur le lobbying, je voudrais parler de la première politique commune de l’Europe, la politique agricole. Vous évoquez l’évolution du travail de lobbying et l’attitude de la Commission européenne. Je voudrais souligner que dès les années 90, la Commission européenne a délibérément favorisé le travail auprès d’elle des lobbies, abandonnant assez rapidement le travail de fond avec les Etats membres. La politique agricole commune fonctionnait sur la base de produits, de comités de gestion ; les Etats membres intervenaient régulièrement, non seulement en comités de gestion mais en amont. Ceci est totalement abandonné et, assez récemment, les comités de gestion eux-mêmes ont été remplacés par un comité de gestion unique, ce qui réduit encore la possibilité d’intervention technique des Etats membres auprès de Bruxelles. Indépendamment de cela, la Commission européenne a, de manière progressive, supprimé l’accès technique auprès d’elle des Etats membres, se tournant toujours plus vers les lobbyistes. J’attribue ceci à l’évolution de la composition humaine de la Commission européenne. Peu à peu, dans les années 90, l’esprit britannique et anglo-saxon est devenu prédominant. Il serait important que la France en tire toutes les conclusions. Vous avez vous-même amorcé cette réflexion en disant que le gouvernement britannique suivait de très près l’action des lobbyistes britanniques à Bruxelles, ce qui n’est effectivement pas le cas de la France. En cette matière, une seule initiative un peu « moderne » a été prise il y a quelques années au niveau de l’Etat français : le ministère de l’Agriculture a mobilisé un fonctionnaire pour faire du lobbying auprès du Parlement européen !
Marie-Laure Basilien
La première et la dernière intervention se rejoignent. Lorsque je parle de « s’accoutumer », c’est dans le sens où il faut savoir maîtriser ces processus pour faire de l’Europe – si tant est qu’on veuille de l’Europe – ce que l’on voudrait qu’elle soit. Si vous voulez introduire plus de droits sociaux ou moins de droit de la concurrence, il faut utiliser ces systèmes. Si on reste en dehors, rien ne changera. Cette façon d’être en dehors ne permet pas d’agir au-dedans.
D’où la réflexion de Monsieur Barralis. En 2005, au moment du non au référendum sur le traité établissant une constitution pour l’Europe, la France a perdu tous les éléments clés de ses postes à la Commission et au secrétariat général. A partir de là, ces postes ont été occupés par des Britanniques et des Irlandais. Nous avons perdu la mainmise sur l’agenda parce que nous avons négligé de faire du lobbying pour être présents dans ces instances.
En ce qui concerne les comités de gestion ou de représentation, il faut savoir que l’exécution des textes communautaires appartient au Conseil. Mais le Conseil est une instance intermittente, il se réunit une fois par mois [pour le Conseil de l’éducation, c’est tous les deux ans]. Entre temps, c’est la Commission qui travaille. Comme les Etats ont une grande confiance en la Commission, ils ont placé pour l’observer des comités de gestion ou des comités de réglementation qui, lorsqu’ils le souhaitent, dessaisissent la Commission et renvoient les dossiers au Conseil. Si le pouvoir des comités de gestion et de réglementation a diminué, ce n’est pas parce que la Commission l’a voulu, mais parce que le Parlement s’est opposé à l’intervention du Conseil, estimant qu’il s’emparait d’une part du pouvoir législatif du Parlement dont les droits étaient donc bafoués (c’est l’accord interinstitutionnel de 1999 qui a conclu la position). La Commission est toujours prête à entendre les Etats membres mais elle ne trouve pas d’interlocuteur. La transposition de la seule directive Services, dont le ministère des Finances est le chef de file, implique différents ministères, par exemple en ce qui concerne les ventes volontaires : culture, justice, finances. Difficile alors pour l’Etat français de mener une action coordonnée et partant cohérente, de conduire un suivi clair avec la Commission.
Roger Barralis
J’aimerais ajouter une précision. Vous avez réuni dans la même appréciation deux choses différentes, d’une part ce qui ressort des groupes de travail du Conseil et des comités liés au Conseil, d’autre part ce qui ressort des comités directement liés à la Commission, qui relèvent d’elle. Il s’agit de la comitologie mise en place par la Commission européenne elle-même : des comités de gestion avec Etats membres et des comités consultatifs avec des représentants des organisations professionnelles, dûment répertoriés dans chaque Etat membre. C’est ce mécanisme qui a été mis de côté progressivement par la Commission avec pour seule excuse l’augmentation du nombre des Etats membres. Mais ceci va de pair avec le fait que la Commission, à ce niveau de travail, n’entend plus, n’écoute plus, les Etats membres. Elle n’écoute plus que les lobbyistes.
Marie-Françoise Bechtel
Je commencerai par une remarque sur le bref échange qui vient d’avoir lieu. Il ne faut pas confondre le rôle du lobbying – quoi qu’on pense du lobbying en regard de la notion d’intérêt général européen, pas encore évoquée ici – et le pouvoir de négociation des Etats. Certaines choses ne peuvent être renvoyées au lobbying parce qu’il appartient aux Etats d’imposer leurs décisions. La nomination des commissaires, notamment, n’est pas une affaire de puissance du lobbying mais de décision par les Etats.
Ma deuxième remarque, toujours à ce propos, concerne la dimension culturelle de ces questions, lisible dans tous les exposés. On a parlé de la dimension culturelle allemande à propos de la dignité de la personne (même si le Conseil d’Etat a prêté la main, par un arrêt isolé, à ce concept) ; on a parlé, naturellement, de la prégnance du droit anglo-saxon et de cet esprit nordique qui depuis une dizaine d’années, avance l’idée que, si l’Union était transparente, tout irait bien. Mais la transparence, c’est la surface de l’eau. Si l’Union était transparente, on saurait peut-être mieux ce qui dysfonctionne, les grands rouages des temps modernes que vous évoquiez tourneraient peut-être au grand jour, sous les yeux du public, pour autant ils ne tourneraient pas forcément mieux.
Ma question s’adresse à Olivier Cayla. J’ai été extrêmement intéressée par la double contradiction qu’il a énoncée en disant que la Charte européenne des droits fondamentaux conduit soit à un Etat qui n’est pas de droit, soit à une entité de droit qui n’est pas un Etat. Je voudrais rappeler qu’à l’époque où on avait fait la Convention, on avait parlé d’un état d’esprit constituant -c’était en tout cas le point de vue du professeur Jacques Robert – mais un point de vue constituant qui devait mener à un ensemble normatif.
Je crois pouvoir évoquer une anecdote vieille de dix ans. Quand Guy Braibant était venu voir Jean-Pierre Chevènement avant le sommet de Nice pour lui parler de la Charte européenne, il lui avait expliqué d’un air gourmand que les droits sociaux allaient être le critère majeur, ajoutant même : « Certains disent que le sommet de Nice pourrait se transformer en Seattle » (à l’époque le forum mondial). En réalité, on n’a pas vu cela.
J’en viens à ma question au professeur Cayla :
Comment intègre-t-il les droits sociaux, les troisièmes droits dans la Charte européenne des droits de l’homme, à son étude de la double contradiction ?
Ceci renvoie d’ailleurs à une question posée tout à l’heure.
Olivier Cayla
Concernant les droits sociaux, je ne suis pas persuadé qu’il y ait une spécificité de la Charte. Ils ont dans la Charte le même caractère qu’ils ont ailleurs : des objectifs et des principes et non des droits à proprement parler dont on pourrait se prévaloir directement. Je ne crois donc pas qu’il y ait de contradiction inhérente à la Charte européenne concernant la possibilité de réaliser ces droits.
Marie-Françoise Bechtel
Si vous me le permettez, je précise ma question :
Que pensez-vous du fait que les grandes proclamations, quelle que soit leur nature, prescriptive ou déclaratoire (liberté d’expression, liberté d’opinion) sont directement invocables alors que les droits sociaux, la plupart du temps, sont renvoyés aux législations nationales ? Cela montre bien l’état d’esprit libéral, au sens traditionnel du terme, dans lequel a été rédigé le texte.
Olivier Cayla
Sur le plan des droits économiques, l’esprit est effectivement libéral. J’ai essayé de montrer que, sur le plan politique, le libéralisme n’est pas aussi apparent. Au contraire, sur le plan des droits civils, les positions ne me paraissent pas clairement libérales (ce qui, en effet, brouille l’identité européenne), notamment à propos de cette mise en relief de la « dignité » qui résonne de tonalités beaucoup plus antilibérales que libérales. Je n’ai pas pu l’illustrer ni le montrer mais c’est une des choses que je voulais suggérer.
François Gaudu
Il me semble qu’il ne faut pas confondre l’aliénation de la souveraineté populaire, dans les différentes nations, par les processus européens et l’influence qu’auraient, dans le droit européen, les droits étrangers sur le droit français. Au Congrès des droits du travail, à Freiburg, en septembre dernier, j’ai été très frappé de constater que, par exemple, le principe d’égalité entre les hommes et les femmes, tel qu’il existe en droit communautaire, était très généralement attribué à une influence française par les professeurs allemands, puisqu’à l’origine, au moment où les traités ont été négociés, ce principe d’égalité existait en droit français, moins en droit allemand et en droit néerlandais. Des pans entiers du droit communautaire sont attribués à une influence française par la doctrine des pays étrangers. Autre exemple : sur la question du comité d’entreprise, donc de la représentation des travailleurs dans les comités d’entreprise, il est très clair qu’une partie des fonctionnaires de la Commission ont pris le parti de soutenir le droit français comme instrument pour défaire la cogestion allemande. Donc, dans le processus qui est à l’œuvre, de même que le pouvoir syndical suédois est en train d’être défait, (ce à quoi les Français ne comprennent rien mais c’est très important), la cogestion allemande est, elle aussi, en train d’être défaite.
On plaide pour le droit français parce qu’il protège moins les salariés et qu’il est plus conforme aux besoins politiques de la Commission que le droit allemand. De même les services publics français ont souffert.
A la fin on aura perdu ces trois éléments très saillants que sont le pouvoir syndical suédois, la cogestion allemande et les services publics français mais par quelque chose de plus compliqué qu’un simple processus par lequel le droit allemand aurait influencé le droit français.
Par ailleurs il existe aussi un discours anglais qui se lamente sur la fin de la Common law sous l’influence du droit continental. Il y a vingt ans « undertaking » signifiait en anglais : « entreprise de pompes funèbres », aujourd’hui, ça veut dire « entreprise ». Un anglais communautaire de bas étage a complètement perverti le sens des mots (dans ce cas, par un germanisme).
Ma question se situe sur un autre plan. Qui a jugé les affaires Viking et Laval (1) ? Les juges baltes étaient nombreux. C’est un problème : dans les cours de justice, il y a trois Baltes pour un Allemand et un Français. Autrement dit, le principe de parité entre les Etats membres crée une distorsion complète au sein des autorités qui ont à prendre la décision. On aurait pu espérer qu’un juge balte se déporte quand il a à juger sur un conflit entre un Etat balte et la Suède… De toute façon, le poids des petits Etats est devenu beaucoup trop fort dans un certain nombre d’institutions. C’est une question que je voulais poser aux intervenants que je remercie pour leurs interventions très intéressantes.
Marie-Laure Basilien
Sur les affaires Viking et Laval, on peut en effet se demander qui a rédigé les arrêts.
Pour ce qui est de la sociologie des juges communautaires, je ne peux pas répondre mais je sais qu’un groupe de chercheurs en droit public et en science politique travaille sur « La fabrique de l’Europe » : il étudie la sociologie des acteurs, les études qu’ils ont suivies, les réseaux qu’ils ont établis, les positions qu’ils ont eues dans les différents arrêts de la Cour de justice. Le but est de montrer en quoi leur parcours personnel peut avoir une influence sur la manière dont ils écrivent le droit communautaire en tant que juges.
Concernant le lobbying sur les juges communautaires, c’est un très grand « tabou ». Officiellement, il n’existe aucun lobbying sur les juges. Je suis très embarrassée pour répondre à cette question parce qu’on ne peut prouver ni qu’il en existe, ni qu’il n’en existe pas. En même temps, si on en est réduit à tenter des actions de lobbying sur les juges, en fin de parcours, c’est qu’on a complètement raté son action de lobbying et c’est très mauvais signe.
Qui fait des actions de lobbying auprès des juges ? Ce sont généralement les associations qui n’ont pas d’autre moyen. Le lobby européen des femmes, notamment, a commis une grave erreur à propos du travail de nuit. En demandant l’égalité homme-femme, il pensait supprimer le travail de nuit des hommes ! Le lobbying peut donc avoir des effets pervers : c’est l’arroseur arrosé !
Christian Deubner
Je reviens à la Charte. Si un citoyen français essayait d’attaquer une action d’une administration française, sous droit français en se basant sur une clause de la Charte (à condition que cette Charte ait valeur juridique), la Charte pourrait-elle être appliquée ?
Si ce même citoyen attaque une action d’une institution européenne, sous droit européen, en se basant sur une clause de la Charte, cette action pourrait-elle être appliquée, dès lors que la Charte aurait valeur juridique ?
André Gauron
Je vais prolonger la question en posant le problème autrement et faire pour cela un point d’histoire. Je trouve que, dans ce débat fort intéressant, il y a un grand oublié, ce sont les partenaires sociaux et particulièrement les syndicats de salariés. Je rappelle qu’à l’origine de la construction européenne, les organisations salariales ont refusé que les questions sociales deviennent de compétence communautaire, pour une raison simple qui a fini par se retourner contre elles, elles pensaient que si on montait au niveau européen les questions sociales, on s’alignerait sur le plus bas. A l’origine, à l’époque de l’Europe des six, les droits sociaux étaient relativement proches. Quand on a intégré la Grèce, l’Espagne et le Portugal, le problème a changé de nature. Au lieu d’affronter ce problème, on a cherché à conforter des droits au niveau national. Puis, progressivement, on s’est aperçu que, les droits sociaux relevant du niveau national, la Cour de justice des communautés européennes ne jugeait qu’à partir des critères que lui donnaient les traités. Par conséquent, la Cour de justice s’est engagée dans un processus de débordement, qui a été fort bien décrit, dans lequel la concurrence était toujours un critère supérieur aux droits sociaux puisque ceux-ci n’étaient que de niveau national. L’idée qui a poussé les partenaires sociaux à souhaiter une charte sociale (ce n’est pas né de la seule volonté des gouvernements politiques, une vraie pression est venue des organisations de salariés) était que les droits qui existent au niveau national accèdent au niveau européen pour pouvoir s’imposer à égalité au niveau des décisions communautaires. Donc, la Charte est un instrument qui vise, non pas le droit national – pour répondre à la question de Christian Deubner – mais les décisions des actes communautaires. Le problème est qu’on est resté au milieu du gué. On a des systèmes dans lesquels (c’est apparu très clairement dans la directive Services) les directives découlent de la liberté de circulation des personnes, des services etc. mais dans lesquels les droits sociaux n’ont pas, pour l’instant, une égale « dignité », ne sont pas traités à égalité avec les droits économiques .
Sami Naïr
Il y aurait évidemment beaucoup de choses à dire tant les questions qui ont été soulevées étaient intéressantes.
Je mettrai l’accent sur un point, la question de la dignité. C’est un vrai problème.
D’abord un problème formel, la Charte européenne des droits de l’homme ne peut évidemment pas être une charte française, on doit, pour l’élaborer, tenir compte de la diversité à l’échelle européenne. C’est le même problème pour les services publics, on a vu les préoccupations soulevées par ce sujet au niveau du Parlement européen. Si on a ajouté cette idée de « dignité », me semble-t-il, ce n’est pas simplement pour se référer à la constitution allemande qui, elle-même, se réfère à la tradition anglo-saxonne.
Ceci m’amène à poser une question :
Cette conception de la « dignité », précédant les trois autres notions concerne-t-elle simplement le droit de la personne ? En effet, la dignité est impliquée tant dans la liberté que dans l’égalité et la solidarité. On pourrait donc dire qu’il est inutile de la mentionner. N’aurait-elle pas à voir avec autre chose qui ne serait pas apparent dans le texte ? L’utilisation de la « dignité » en Angleterre – et, de plus en plus aujourd’hui, en Allemagne – est relative, non à la personne humaine, me semble-t-il, mais à des « communautés ». Des groupes se constituent comme communautés à l’intérieur d’un grand espace où, à côté du simple citoyen européen, ces « communautés de citoyens » revendiquent une « dignité » particulière et opposée aux autres. Le danger est grand. C’est, en tout cas, ce que j’ai ressenti lors de mes conversations avec des collègues au Parlement européen.
Olivier Cayla
Sur ce dernier point, j’ai eu tort de m’en tenir à la Charte parce qu’à vrai dire, je ne pense pas que la Charte soit spécialement problématique. En effet, l’ensemble de nos ordres juridiques occidentaux font une double référence aux droits de l’homme et à la « dignité ». J’ai voulu indiquer en passant que la Charte était marquée de cette difficulté qui est celle d’une véritable contradiction interne dans ce qu’on appelle les droits fondamentaux mais dont probablement les gens n’ont pas suffisamment conscience.
Concernant l’historique, l’influence à laquelle on doit l’introduction de la « dignité », je ne suis pas convaincu qu’elle vienne d’Angleterre. De très nombreux travaux universitaires portent sur la question, notamment en histoire du droit comparé. Les dernières lectures que j’ai pu faire à ce sujet tendaient à montrer qu’au contraire c’était plutôt au sein de l’école historique d’Allemagne (celle de Friedrich Karl Von Savigny), pendant tout le XIXe siècle, que les droits de la personnalité furent forgés jusqu’à influencer l’Europe continentale, la France et l’Italie en particulier, alors qu’en Grande Bretagne et aux États-Unis, une voie différente, celle de la privacy, orientait l’idéologie plutôt en sens inverse. Les progrès, s’il y en a eu, de la « dignité » dans la sphère anglo-saxonne, sont dus à une influence continentale sur les anglo-saxons plutôt que l’inverse. Mais, à vrai dire, ceci n’a qu’un intérêt académique.
Marie-Laure Basilien
Pour répondre à la question de Christian Deubner, livrons-nous, pour lui complaire, à un peu de politique fiction : Imaginons que le traité de Lisbonne entre en vigueur, avec le protocole qui reprend la Charte des droits fondamentaux. Un individu, vous ou moi, pourrait-il se prévaloir de la Charte des droits fondamentaux à l’encontre de son Etat national, d’un autre particulier ou d’une organisation communautaire ? Pas du tout ! Il faudrait pour cela que soit reconnu l’effet direct du texte, c’est-à-dire la possibilité pour un individu de s’en prévaloir. Un juge national pourrait se référer au texte : « Vu la Charte des droits fondamentaux…. ». L’effet se trouverait surtout dans la « bataille » entre les trois instances communautaires. Le Parlement pourrait, par exemple, attaquer une décision de la Commission au prétexte qu’elle ne respecterait pas la Charte.
Pour revenir à la question d’André Gauron et à l’influence des partenaires sociaux, je partage évidemment son avis. On a beau essayer de leur redonner un rôle avec les articles 137 et 139 TCE, c’est assez réduit. Au moment de l’arrêt Viking Line, pour ne rien vous cacher, j’ai pensé que la Cour de justice soufflait le froid après avoir soufflé le chaud avec l’arrêt Laval. Je me suis même demandé s’il ne s’agissait d’un coup à la manière de l’arrêt Van Gend en Loos : on applique scrupuleusement le droit communautaire pour montrer l’absurdité qu’il y a à mettre les droits sociaux sous le droit de la concurrence, pour forcer les Etats membres à prendre conscience que ce système ne peut pas durer. C’aurait été un « coup tordu » mais c’est assez fréquent chez les juges communautaires. Plus tard, j’ai rencontré des conseillers consulaires qui connaissaient les juges en charge de l’affaire Viking Line. Manifestement, ceux-ci n’avaient pas eu du tout une telle idée : il semblerait qu’ils étaient convaincus que le droit de la concurrence est supérieur aux droits sociaux, notamment les Baltes. Pour l’instant on est en train de colmater les brèches.
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1) CJCE, décembre 2007
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