Conclusion de Jean-Pierre Chevènement

Intervention de Jean-Pierre Chevènement, président de la Fondation Res Publica, lors de la seconde partie du colloque du 14 février 2009, L’Europe au défi de la crise : « L’Union est-elle économiquement et institutionnellement réformable ? ».

Chers amis, il ne m’appartient pas de relancer le débat à l’heure qu’il est. Je ne prétends donc nullement conclure.

Après avoir, moi aussi, remercié les intervenants pour leurs exposés approfondis et vraiment très intéressants, donnant des éclairages neufs sur la question tellement controversée de l’Europe, je voudrais vous confier quelques réflexions.

André Gauron a posé la question de savoir s’il y avait une « volonté commune ». S’il y avait une réponse positive à cette question, on s’en serait aperçu depuis longtemps. Robert Marjolin, proche collaborateur de Jean Monnet (auquel j’ai consacré un petit livre au titre ironique : « La faute de Monsieur Monnet » (1)), écrivait dans son livre intitulé « Le travail d’une vie » (2), qu’une des raisons pour lesquelles l’Europe n’avait pas pu s’unir politiquement venait de ce que, dès le départ, elle s’en était remise aux États-Unis du soin de sa défense. Il est évident qu’une entité politique qui ne peut pas se défendre par elle-même, qui est dans la main d’une autre puissance pour sa protection (ce qui a été vrai tout au long de la guerre froide et le reste aujourd’hui sous une autre forme), ne peut évidemment pas avoir une politique indépendante dans aucun domaine, ni commercial, ni monétaire, ni industriel.

Aujourd’hui, la France va réintégrer les structures militaires de l’OTAN. C’est le symbole qui compte car, dans la réalité, cela permettra à six cents officiers de terminer leur carrière dans des états-majors dominés par des officiers généraux américains, accessoirement britanniques et quelquefois allemands.

Mais la question aujourd’hui mérite la même réponse : l’Europe ne veut pas se défendre, elle pense que l’Amérique est là pour ça, ça s’appelle l’OTAN. Il n’y a aucun effort sérieux de défense en Europe, si je mets à part les Britanniques.

Pour ce qui est de la France, quand on a enlevé les dépenses de pensions et de gendarmerie, le budget de la Défense se réduit à 1,6% du PIB. Si vous retranchez les trois milliards que nous consacrons à la dissuasion, qui pèse particulièrement sur le budget français de la Défense, il ne reste pas grand-chose. L’Armée française est réduite à la dimension d’un petit corps expéditionnaire. Nous avons trois fois moins de soldats que sous Louis XIV. Il est vrai que ce ne sont pas les mêmes et que la puissance de feu a légèrement augmenté. Je constate que la volonté de se défendre et d’exister politiquement n’existe guère que dans les discours.

Ce qu’a dit Bastien François concernant les jeunes gens de vingt ans qui font des études supérieures est réel mais ces jeunes gens appartiennent à une nation et même s’ils font leurs études à Barcelone ou à Londres, ils rentreront chez eux. Ce qui compte c’est de savoir s’il existe un demos européen.
Or il n’y a pas aujourd’hui de demos européen. On peut retourner le problème dans tous les sens. Les 450 millions d’habitants ne sont pas un obstacle. Les Chinois sont 1 300 millions et il y a un demos chinois, il y a un peuple chinois, il y a une réalité chinoise qui vient des profondeurs d’une histoire de plusieurs millénaires. En Europe ce n’est pas du tout le cas : vous avez des nations qui, si elles n’ont pas été forgées par les millénaires (encore qu’entre Français et Allemands, le traité de Verdun, le Serment de Strasbourg, remontent à plus d’un millénaire), sont des réalités profondément enracinées dans les siècles. Ces réalités ne peuvent être changées en trois coups de cuiller à pot.

Poser le problème de la démocratie au niveau de l’Europe revient donc, me semble-t-il, à admettre la réalité des nations européennes et à reconnaître que c’est dans le cadre de la nation que s’exerce d’abord la démocratie. Par conséquent il faut admettre une raisonnable « subsidiarité » osé-je à peine dire, en tout cas que beaucoup de compétences, si on veut qu’elles soient démocratiquement exercées, le soient au niveau national. Je ne crois pas qu’il était vraiment nécessaire de fixer la composition du chocolat au niveau européen. Par contre, des décisions importantes doivent être prises au niveau européen, telle l’ampleur de la relance et, pour dire les choses comme elles sont, même si ce terme a été contesté, l’institution d’un gouvernement économique de la zone euro. Nous avons un élément de fédéralisme, la monnaie, mais cette banque centrale indépendante pose vraiment la question du gouvernement économique.

Monsieur Duval critiquait Monsieur Greenspan. Mais ce ne sont pas les bas taux de Monsieur Greenspan qu’il faut critiquer car, en réalité, ils ont résulté d’une policy mix américaine destinée à relancer l’économie pour sortir de la crise qui avait elle-même résulté de l’éclatement de la bulle technologique au début des années 2000. C’est ce qui a provoqué cette politique de relance, fondée sur le déficit budgétaire et sur de très bas taux d’intérêts, quasiment négatifs. Ce qu’il faut incriminer, c’est l’encouragement au crédit hypothécaire, c’est la licence donnée aux banques de produire des véhicules de produits (dérivés, structurés…) auxquels personne ne comprenait rien. On a assisté à quelque chose qui était de l’ordre de la fuite en avant.

Comment séparer cette fuite en avant de celle de l’hyperpuissance américaine qui vit très au-dessus de ses moyens, qui a choisi de traiter le dollar comme sa propre monnaie alors que le dollar est aussi la monnaie mondiale ?

La fuite en avant des États-Unis s’est manifestée dans l’ordre de la politique économique. On ne peut pas faire porter l’essentiel de la critique sur Alan Greenspan mais sur la manière dont les États-Unis ont géré leur politique à l’intérieur et à l’extérieur, avec l’invasion de l’Irak qui a été un moment tournant, le point de « surextension impériale » pointé il y a très longtemps par l’historien Paul Kennedy : à un certain moment, un Empire vit très au-dessus de ses moyens. Sa chute est alors proche.

L’Europe, elle, n’a joué aucun rôle. Elle s’est divisée sur l’affaire irakienne. Si on avait réuni les vingt-sept, comme certains proposaient de le faire, il y aurait eu une majorité pour suivre les Américains. Si tel n’a pas été le cas, c’est parce que le Président Chirac et le Chancelier Schröder se sont entendus avec Vladimir Poutine pour dire non à une résolution qui aurait cautionné l’invasion de l’Irak par les États-Unis. Mais si on avait suivi la procédure habituelle (Conseil européen), il est évident que, au mieux, on se serait abstenu en cas de résolution anglo-saxonne à l’ONU. Peut-être même l’aurait-on votée. Je ne dis pas qu’on aurait participé mais ce n’est pas exclu (on l’avait fait, dans d’autres circonstances, il y a presque vingt ans, pour ne pas être isolés).

Il faut replacer ce qui se passe aujourd’hui en Europe dans un contexte historique plus vaste. « L’Europe vit à l’ère du vide », j’emprunte cette expression à l’essayiste Peter Sloterdijke. Si je n’adhère pas à tout ce qu’il écrit, je constate qu’il résume très bien la situation où l’Europe a été le moyen de tracer une croix sur ce qui avait précédé. On ne voulait plus entendre parler ni des nations ni des guerres mondiales, ni, bien sûr, du génocide. L’Europe, c’était un nouveau départ, un départ à zéro, et on oubliait l’Histoire ! Nous avions, en quelque sorte, décrété la fin de l’Histoire pour nous-mêmes. Mais il arrive un moment où la fin de l’Histoire finit et la fin de la fin de l’Histoire nous atteint à notre tour. Les États-Unis, qui l’avaient décrétée par la bouche d’un historien, Fukuyama, ont été rattrapés par l’histoire, avant même 2001, parce que les premières crises asiatique, russe, brésilienne, mexicaine montraient très bien que le système du FMI ne tenait plus sur ses jambes. Le 11 septembre a été le moment symbolique, puis l’Afghanistan, l’invasion de l’Irak, les tensions au Moyen-Orient. Mais l’Europe elle aussi est en train de vivre la fin de la fin de l’histoire.

Il est évident que toutes les règles qui avaient été posées par les traités européens ont explosé. Alors on les rappelle aujourd’hui :

La règle du déficit : Qui respecte le critère du déficit ? Même l’Allemagne, dans une projection à un an, ne respectera plus ce critère de 3%, et les autres encore moins. Je ne parle pas des Britanniques qui sont en-dehors des disciplines de la zone euro.

Le critère de l’endettement est pulvérisé. Quand je pense qu’on avait confié à Monsieur Pébereau le soin de programmer la réduction de la dette publique dont il était en partie responsable comme ancien directeur du Trésor ! Cette perspective qui a fondé la préparation de la Loi de Finances est aujourd’hui abandonnée. On entend Monsieur Woerth et Madame Lagarde distinguer la « bonne » dette –celle qui finance l’investissement – de la « mauvaise » dette ! Et nous acceptons 20 milliards de dette publique supplémentaire à travers le budget voté à la fin de l’année dernière. Davantage encore demain.
Donc, les règles qui avaient été posées ne sont plus observées (c’est une litote).

Le principe de concurrence libre et non faussée, posé par l’Acte unique, n’a pas résisté à la multiplication des plans de relance nationaux, je ne le souligne ni pour m’en réjouir ni pour m’en offusquer.

Pourquoi ces plans de relance sont-ils nationaux ? C’est que seuls les gouvernements nationaux ont la légitimité pour faire des plans qui se montent à 25 milliards d’euros (voire 50 milliards en Allemagne). Quel gouvernement de l’Europe pourrait se le permettre ? Monsieur Barroso ? Vous n’y pensez pas ! On ne l’a pas entendu ! La Commission n’a pas la légitimité pour le faire.

J’observe que dans aucun domaine il n’y a d’initiative européenne convaincante. On pourrait critiquer l’absence de politique industrielle européenne. Il en résulte que le plan automobile français s’expose à certaines critiques, notamment de Madame Merkel, mais aussi de la Commission et du Premier ministre belge parce qu’il contreviendrait aux règles de la concurrence libre et non faussée. J’aimerais bien savoir si les autres plans de relance ne vont pas avoir aussi des effets qui mettront en cause le principe de la concurrence pure et non faussée. Le plan de relance de 50 milliards que va faire l’Allemagne aura forcément des effets sur la concurrence, d’autant que je fais confiance à nos amis allemands pour veiller à favoriser leurs entreprises (à condition que ça ne se voie pas trop).
Chacun trouvera son propre cheminement et naviguera à sa guise. C’est la réalité des nations, c’est la puissance des nations, telle qu’elle est inscrite dans le contexte d’une histoire longue, qui fait qu’aujourd’hui les plans sont nationaux, même s’il y a un code européen a posteriori, dit « de cohérence »

Faut-il s’en offusquer ? Pas du tout. Comme l’a très bien dit Monsieur Gohin, l’intergouvernemental peut faire que des gouvernements se rapprochent et se mettent d’accord sur un certain nombre de critères, sur un certain volume de la relance. A cet égard, la nôtre est encore très insuffisante et il est évident que nous devrons faire de nouveaux plans de relance. D’abord parce que la crise est là, des pans entiers de l’économie s’écroulent avec fracas. D’autre part, nous sommes soumis à la pression américaine. Nous sommes encore à l’heure des États-Unis et nous l’acceptons volontiers puisque c’est… Obama ! Sous la pression de Barack Obama nous allons faire des plans de relance beaucoup plus importants parce que l’heure est encore américaine et qu’elle le restera encore probablement une ou deux décennies. Le surgissement de la Chine n’est pas pour demain, on l’a entendu tout à l’heure dans la bouche de Monsieur Duval. L’Europe pèse encore très lourd dans le commerce mondial (un peu plus de 40%), et aujourd’hui l’Europe est, en dehors des États-Unis, le seul continent qui ait la capacité de pourvoir à une relance vraiment significative. Par conséquent, on va y aller.

La responsabilité de l’Allemagne est évidemment importante, à la mesure de son économie, la plus importante en Europe. Si Madame Merkel a réagi avec quelque retard, je ne l’attaquerai pas particulièrement pas plus que, dans cette controverse, je ne prendrai la défense de Monsieur Sarkozy à qui il arrive aussi de se tromper. Le droit à l’erreur existe pour tout le monde. Mais il est bien clair que l’idée qu’on fera payer les uns pour les autres ne peut pas marcher. André Gauron l’a dit justement : s’il y a un emprunt européen, chacun devra le financer par ses impôts et devra le rembourser. Mais, pour le moment, on ne peut pas faire d’emprunt européen : les textes ne le permettent pas et, à ma connaissance, le traité de Lisbonne ne le permet pas non plus.

Il faut être réaliste : Il y a une contradiction, tout le monde peut l’observer. Nous sommes profondément engagés dans la voie post-nationale, à travers des débordements jurisprudentiels, à travers l’interprétation qu’on va faire de la charte des droits fondamentaux, à travers les pouvoirs que s’est arrogés la Commission, il y a une dérive post-nationale qui ne correspond plus à la réalité, parce que la réalité, c’est encore le national et ce sont les plans nationaux de relance qui peuvent faire bouger les choses.

Il y a donc une contradiction objective. Peut-on la lever ? A mon avis, on peut la lever à condition de ne montrer aucun sectarisme et d’admettre que les gouvernements joueront le rôle essentiel et cela à tous les niveaux : G20 ou Eurogroupe. Un gouvernement économique de la zone euro serait souhaitable vis-à-vis de la Banque centrale européenne dont je ne voudrais tout de même pas qu’on chante trop les mérites : c’est à reculons que Monsieur Trichet a été contraint de baisser les taux d’intérêts, il ne l’a pas fait de gaieté de cœur, il faudra le pousser encore pour qu’il les baisse un peu plus.

Par ailleurs, il est évident qu’on devrait aller vers une certaine harmonisation fiscale. On aurait dû le faire au moment où on a libéré les capitaux, c’était le bon sens. Je me souviens du conseil des ministres où cette décision a été prise, en 1989. J’étais le seul à protester parce qu’il n’y avait aucune harmonisation de la fiscalité en regard.

Donc il serait bon qu’il y ait un gouvernement économique de l’euro. Je ne vois pas les raisons objectives que l’Allemagne pourrait avoir de s’y opposer. Il est vrai que c’est plus facile à dire qu’à faire parce que ça supposerait, qu’à certains moments, on élargisse les bornes de la marge de fluctuation, en tout cas les déficits admissibles, et qu’à d’autres moments, peut-être, on les réduise, qu’on se mette d’accord sur certaines dépenses prioritaires… On peut imaginer beaucoup de choses et le Parlement français se laisserait faire de grand cœur.

La question de l’euro n’est pas réglée. C’est vrai qu’il nous a évité des dévaluations compétitives entre nous mais il ne nous évite pas la perspective d’une forte dévaluation compétitive du dollar par rapport à l’euro, c’est-à-dire d’une chute du dollar qui, à mon avis, est devant nous car elle n’a été corrigée que provisoirement et nous risquons de souffrir. Les divergences de politiques économiques et de situations économiques à l’intérieur de la zone euro ne nous mettent pas à l’abri de fortes tensions. On peut imaginer plusieurs issues. Effectivement, ce serait triste d’en arriver à un éclatement de la zone euro. Peut-être, pour certains pays, pourra-t-on revenir à une bande de fluctuation, qui existait avant sous le nom de système monétaire européen. Mais ça se discute, je ne fais qu’avancer cette idée iconoclaste.

Pour ma part, je pense que la solution est à rechercher dans la voie d’une plus grande compréhension, d’un dialogue plus approfondi entre les grandes nations de l’Europe. Ce n’est pas toujours le cas actuellement entre la France et l’Allemagne. Mais je pourrais en dire autant des rapports qu’entretiennent les grands et les petits pays de l’Europe. Il n’y a pas l’effort suffisant pour créer cet espace de débat qui permettrait au moins la coordination plus poussée de nos politiques. Je pense qu’il faut se donner des objectifs accessibles. En tout cas, nous sommes rattrapés par l’Histoire, nous allons devoir y faire face dans les mois et les années qui viennent. Ca va être extrêmement difficile et je crois qu’il est absolument nécessaire de dépasser les débats théologiques. Pour ma part, je crois que pour des raisons qui tiennent à la réalité de l’Europe, on doit aller dans la voie d’une coordination beaucoup plus étroite entre les gouvernements. La réponse, aujourd’hui, doit être malheureusement réservée. Il n’y a pas aujourd’hui une volonté politique européenne évidente, en tout cas pour que l’Europe existe en tant qu’entité politique réellement indépendante. Evidemment c’est une nuance inquiétante et je regrette de terminer mon exposé sur cette idée. Que faire ? Il faudra s’en accommoder.

Qu’attendent de nous les Américains ? Que nous leur servions d’auxiliaires dans les affaires difficiles dans lesquelles ils sont engagés au Proche et au Moyen Orient : Israël-Palestine, Irak, Afghanistan, Pakistan. Tout cela est d’une complexité folle. Le livre de Monsieur Brzezinski et Monsieur Scowcroft, traduit en français aux éditions Pearson, « l’Amérique face au monde » (3), dit très bien ce que les Etats-Unis attendent des Européens : qu’ils contribuent un peu plus aux opérations de stabilisation qui seront menées par les Américains. Si les Européens veulent partager la décision, ils devront d’abord partager les charges. Ils partageront donc la décision dans la mesure où ils partageront les charges, c’est-à-dire dans une proportion très réduite car les Américains savent très bien que les Européens – dans leur ensemble – ne voudront pas faire un effort de défense supplémentaire, ils leur donneront de temps en temps la parole pour qu’ils expriment leurs idées, mais sur le fond de l’affaire, ne vous faites pas d’illusion, nous sommes encore, et pour quelques temps, à l’heure américaine. Tout au plus pouvons-nous prendre date en faisant entendre de temps en temps une voix indépendante.

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1) La Faute de M. Monnet. La République et l’Europe, Jean-Pierre Chevènement, Fayard, 2006.
2) Robert Marjolin, Le travail d’une vie, Mémoires (1911-1986), Robert Laffont, 1986
3) L’Amérique face au monde. Quelle politique étrangère pour les Etats-Unis ?, Zbigniew Brzezinski, Brent Scowcroft. Ed. Pearson Education, 2008.

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