Intervention de Pierre Rodière, professeur de droit social à l’Université de Paris I, Panthéon-Sorbonne, lors de la première partie du colloque du 14 février 2009, L’Europe au défi de la crise : « Le fonctionnement de l’Union ».
Distinguons entre ce qu’elle fait, qu’elle a compétence pour faire, et ce qu’elle ne fait pas, n’ayant pas la compétence nécessaire.
1) Ce que la Cour de justice fait, ce qu’elle a compétence pour faire.
La Cour de justice interprète le droit communautaire, spécialement par le biais du recours préjudiciel en interprétation, étant toutefois précisé que son action interprétative s’exprime également en dehors de la seule hypothèse du recours préjudiciel, déborde celui-ci.
Elle contrôle l’action des autorités communautaires. Elle le fait dans le cadre du recours en nullité dirigé contre les actes des institutions communautaires, mais elle peut aussi être saisie de recours en carence, lorsque les autorités communautaires n’ont pas agi alors qu’elles auraient dû le faire. A la demande du juge national, elle apprécie la validité des actes de droit communautaire. Le recours préjudiciel formé par le juge national peut en effet questionner la Cour de justice non seulement sur l’interprétation du droit communautaire mais encore sur la validité des actes de droit communautaire dérivé.
Elle contrôle le respect par les Etats membres des obligations que le droit communautaire leur impose et peut, sur une action formée par la Commission, « gardienne des traités », les condamner en manquement à ces obligations.
2) Ce que la Cour de justice ne peut pas faire, ce qu’elle n’a pas compétence pour faire.
Elle est impuissante à invalider directement un acte de droit national, même si celui-ci est contraire au droit communautaire. La tâche en revient aux autorités nationales que les Etats membres doivent désigner à cet effet. Soulignons au passage que le Conseil constitutionnel français, rompant avec sa tradition, admet aujourd’hui de vérifier que le législateur transpose correctement les directives communautaires.
La CJCE ne tranche pas directement les litiges de droit communautaire qui sont portés devant le juge interne, qu’il s’agisse de contentieux vertical, entre les particuliers et les autorités publiques d’un Etat membre, ou de contentieux horizontal, entre particuliers. Aux juridictions nationales de le faire, en respectant, en appliquant les interprétations de la Cour de justice, interprétations qui, dites « pour droit », s’imposent aux autorités internes.
La Cour de justice interprète-t-elle le droit national ? Elle le fera nécessairement lorsqu’elle statuera sur l’imputation d’un manquement à un Etat membre. Cela sera d’ailleurs souvent l’occasion d’une confrontation entre interprétation nationale et interprétation communautaire du droit national. La Cour tranchera alors entre l’interprétation retenue par la Commission et celle de l’Etat membre, en retenant le plus souvent l’analyse de la Commission !
Mais s’agissant du recours préjudiciel en interprétation du droit communautaire, la réalité devient plus complexe.
Le principe est ici que la CJCE interprète le droit communautaire, pas le droit national. Cela n’empêchera pas le juge communautaire de procéder nécessairement, dans ses arrêts, à une présentation, une description du droit national qui risque fort de le faire pénétrer sur le terrain de l’interprétation. Quant à l’interprétation que le juge national donnera de son droit national, elle n’est évidemment pas libre, puisque ce juge national doit rechercher et dégager une interprétation conforme au droit communautaire. S’il reste l’auteur de son interprétation du droit national, celle-ci doit être conduite à la lumière du droit communautaire. Et si le juge national ne respecte pas cette lumière, telle qu’elle vient du texte et de l’éclairage supplémentaire qu’en donne le juge communautaire, l’Etat membre dont le juge a mal statué risque une condamnation en manquement.
Si le juge communautaire n’interprète pas le droit national, l’interprétation du droit communautaire par le juge communautaire commande ou dicte donc celle du droit national par le juge national.
Ces quelques indications font apparaître la double mission de la Cour de justice : assurer l’efficacité du droit communautaire, réaliser l’uniformité du doit communautaire.
Elles n’offrent cependant pas grande réponse à la question posée : à quoi sert la Cour de justice ?
A quoi sert-elle ? Que sert-elle ? Qui sert-elle ? Je ne gloserai pas sur le sens de la question posée. Pour tenter d’y répondre dans l’esprit qui s’en dégage, j’examinerai dans quelles directions la Cour vient à agir, sur quels points sensibles elle fait porter son action, spécialement dans les relations de l’économique et du social, avec quels effets.
Pas question de réquisitoire, ni de panégyrique. Disons simplement que la Cour de justice souffle volontiers le chaud et le froid, que sa jurisprudence est évolutive, souvent ambiguë, avec un seul point non équivoque : elle a peine à autolimiter ses prérogatives. On peut aussi, plus généralement, lui faire grief de faciliter ou de favoriser un expansionnisme de l’action communautaire.
On le verra en considérant son action dans la matière du droit, puis dans ce qu’on appellera l’immatériel du droit.
I – La Cour de justice dans la matière du droit
A – La Cour développe et accentue l’emprise du droit communautaire.
Deux illustrations intéressant à la fois la méthode et ses résultats de fond :
1. Le droit de grève et l’incompétence-compétence communautaire
Les autorités communautaires ont-elles compétence pour régir le droit de grève ? Non. Le traité exclut du domaine des compétences communautaires en matière de politique sociale la réglementation du droit de grève et de lock out. Les organes communautaires ne pourront donc pas adopter de directives en pareil domaine. La compétence normative est nationale et exclusivement nationale.
Et cependant la Cour n’hésitera pas à réclamer des Etats membres qu’ils réforment leur droit de grève, si jamais celui-ci vient à compromettre la bonne application du droit communautaire. Un Etat dont le droit permet à des actions collectives conduites par les syndicats et les salariés d’entraver ou simplement de gêner l’exercice d’une liberté économique communautaire devra composer. Il lui faudra ajuster et sans doute limiter les conditions d’exercice de la liberté de grève en sorte de ne pas porter atteinte au droit économique communautaire à un degré inacceptable. La Cour de justice l’a dit concernant la liberté d’établissement ou la liberté de prestation de services d’entreprises établies dans un autre Etat membre : ce sont les arrêts Viking (CJCE, 11 déc. 2007, aff. C-438/05) et Laval (CJCE, 18 déc. 2007, aff. C-341/05) ; elle l’avait déjà signifié il y a quelques années, pour la liberté de circulation des marchandises, à propos du blocage du port de Gênes par une grève des dockers (CJCE, 10 déc. 1991, Merci c. Siderurgica, aff. C-179/90).
Alors même que l’on est sorti de son domaine de compétence, le droit communautaire, tel que compris par la Cour de justice, pèse donc sur la compétence nationale, contraint celle-ci. Ceci dans des domaines aussi fondamentaux que le droit de grève et, indirectement, le droit syndical, protégés par la Constitution française.
On nous répondra bien sûr que la Cour de justice ne ferait ainsi que ce que le traité commande. Là même où ils restent compétents, voire seuls compétents, pour réglementer une question, les Etats membres doivent s’abstenir de poser des règles ou de prendre des mesures qui vont à l’encontre de leur obligation de respecter pleinement le droit communautaire; ils doivent pour la même raison modifier règles et mesures contrariant leurs obligations. Compétents, ils le sont certes, mais tant que l’exercice de cette compétence ne porte pas atteinte à l’application du droit communautaire. Le traité le voudrait ainsi (article 10 CE).
Quelle leçon ? La Cour transforme une compétence nationale, qui plus est exclusive, en incompétence lorsque l’enjeu est la mise en péril du droit communautaire. Mais après tout, la Cour de justice n’est-elle pas, aux côtés de la Commission, gardienne des traités ? Résultat : malgré tout, la ligne d’interdiction paraît bien être franchie.
2. Une compétence expansive : l’égalité sociale et professionnelle entre hommes et femmes
En étroite interaction avec les interventions successives du législateur communautaire, la Cour de justice a œuvré avec persistance en faveur de l’égalité sociale et professionnelle entre hommes et femmes. Des pages importantes de sa jurisprudence ont concerné la France, condamnée parce qu’elle avait laissé persister dans sa législation ou dans ses conventions collectives des dispositions qui, conférant des droits au seul bénéfice des femmes, ont, selon la Cour de justice, des effets négatifs sur l’emploi féminin : prohibition de principe du travail de nuit des femmes, alors que le travail de nuit des hommes ne l’est pas (CJCE, 13 mars 1997, Commission c. France, aff.C-197/96, faisant suite à CJCE, 25 juil. 1991, Stoeckel, aff. C-345/89) ; attribution aux seules femmes, en tant que mères, de droits à des congés ou à des primes refusés en revanche aux hommes (CJCE, 25 oct. 1988, Commission c. France, aff. 312/86).
A l’occasion de ces décisions, la Cour de justice n’a pas manqué de se défendre de vouloir s’introduire dans les relations de famille, de vouloir modifier l’organisation de la famille et les responsabilités respectives des époux (depuis CJCE, 12 juil. 1984, Hofmann, aff. 184/83). Pourquoi ces réserves ? Parce que les compétences communautaires s’arrêtent à l’économique et au social et que le droit des personnes et de la famille leur échappe. Ces réserves peuvent cependant faire sourire, tant il est manifeste que l’égalité de l’homme et de la femme face au travail de nuit, l’égalité concernant le droit de prendre un congé, sont propres à modifier les rapports de famille.
Il est vrai que le juge communautaire s’adresse ici plutôt aux mœurs qu’au droit. Le droit des personnes et de la famille d’Etats membres de l’Union serait-il assez régressif, disons traditionaliste, pour placer les femmes sous un statut entravant leurs possibilités de développer une activité professionnelle ? Il faut en douter. Sur le plan des mœurs, c’est différent.
Une leçon différente de la précédente : certes, la Cour de justice s’en va pénétrer sur un terrain interdit, pourrait-on dire ; mais n’est-ce pas dans une action qui cette fois est socialement profitable, doublement ? Profitable à l’emploi féminin, profitable à une égalité concrète des droits et des devoirs des époux, cette égalité que réclame la Convention européenne des droits de l’homme et à laquelle la Cour de justice vient ainsi concourir.
3. Un leurre : le principe de subsidiarité ?
Dans les nombreux domaines de compétence communautaire qui y sont soumis, le principe de subsidiarité subordonne l’action normative des institutions communautaires à une double démonstration préalable : un objectif de l’Union européenne n’a pas été convenablement réalisé par la seule action des Etats membres, alors que la compétence pour agir appartient à titre principal à ces derniers ; « compte tenu des dimensions et des effets de l’action envisagée », comme le dit l’article 5 du traité CE, l’action de l’Union devrait en toute hypothèse être plus efficace que celle des Etats membres. Si ces conditions sont réunies, l’Union sera alors en droit d’agir en se substituant aux Etats membres.
Lorsqu’elle prend l’initiative d’une action, dans un des très nombreux domaines soumis au principe de subsidiarité, la Commission est tenue de s’en justifier en faisant valoir l’insuffisance de l’action étatique et la plus grande efficacité de l’action communautaire.
La Cour de justice est compétente pour contrôler si le principe de subsidiarité a été convenablement respecté. Elle a admis cette compétence (CJCE 12 nov. 1996, Royaume-Uni c. Conseil, aff . C-84/94), compétence que le protocole sur le principe de subsidiarité annexé au traité d’Amsterdam est venu confirmer. Des recours en nullité d’un acte de droit communautaire, pour violation du principe de subsidiarité, peuvent donc être formés devant la Cour de justice.
Jusqu’ici, rien à redire. On commence toutefois à douter lorsqu’on s’interroge sur la réalité du contrôle exercé par la Cour de justice.
Pour justifier l’action communautaire, au regard du principe de subsidiarité, les directives ou autres actes de droit communautaire se bornent généralement à reproduire purement et simplement les termes de l’article 5 du traité énonçant le principe. Comme si de citer le texte qu’il faut respecter signifiait qu’on l’a respecté. Pour appuyer un peu la motivation et justifier l’harmonisation législative qu’ils tendent à réaliser, ces mêmes textes ajouteront que le bon fonctionnement du marché intérieur est compromis si on laisse subsister la disparité résultant de différences sensibles entre les droits des Etats membres. Cela suffit pour la Cour de justice. Que la différence des législations soit propre à nuire à la fluidité du marché fait partie des postulats indiscutables. Quant à l’existence même de ces différences « sensibles » entre les droits des Etats membres, elle sera suffisamment démontrée par l’affirmation dans le préambule du texte que ces différences existent sensiblement.
S’agit-il vraiment d’un contrôle ? On a pu parler de contrôle léger ou de contrôle minimum. Les deux adjectifs sont bien choisis, moins pour leur sens technique que pour leur signification générale. Vraiment minimum, minimal, et bien superficiel, le contrôle qui, pour toute démonstration propre à justifier la dérogation à l’application d’un principe, se contente de postulats et de pétitions de principe (v. CJCE 9 oct. 2001, Pays-Bas c. Parlement et Conseil, aff. C-377/98 ; CJCE 10 déc. 2002, British Amercian Tobacco, aff. C-491/01 ; CJCE 22 mai 2003, Commission c. Allemagne, aff. C-103/01).
Les recours en nullité pour violation du principe de subsidiarité sont peu nombreux ; cette violation ne fait pas partie des argumentaires usuellement soumis à la Cour. Pourquoi en est-il ainsi ? Faut-il parler d’une sorte de consensus pour laisser les autorités communautaires décider librement d’agir selon qu’elles jugent utile ou non de le faire ? On trouve là un autre signe que l’application du principe de subsidiarité, c’est-à-dire la limitation du champ de l’interventionnisme communautaire, n’est qu’à peine contrôlée.
B – La Cour de justice lie le social à l’économique, suivant le fil d’une politique ambiguë.
La CJCE réordonne les articulations de droit interne, plus spécialement les relations du droit de la concurrence et du droit social.
On pourrait dire, dans une présentation un peu forcée des réalités, que le droit interne français s’était scindé entre branches séparées, ayant des vies autonomes. On polémiquait sans doute, dans les années 1970, sur l’autonomie du droit du travail par rapport au droit civil. Mais on ne s’interrogeait même pas sur l’existence de liens unissant, peut-être, droit du travail et droit de la concurrence. Ni les mêmes juristes, ni les mêmes juges, certainement pas les mêmes esprits ni la même philosophie. Des mondes à part, pouvant au moins en avoir l’illusion. Chacun dans son monde, les uns pouvant montrer du mépris pour les autres, les autres de la crainte, les deux sentiments pouvant se mélanger.
Le droit communautaire et avec lui l’action de la Cour de justice ont rompu avec ce modèle. Les années 1990 ont été le théâtre d’une rencontre entre le droit social et le droit de la concurrence ; rencontre à partir de laquelle on dira aujourd’hui qu’elle exprimait l’existence de liens d’évidence entre ces deux disciplines, mais de liens qui n’avaient rien d’évidents lorsque la rencontre s’est faite (v. G. Lyon-Caen, « L’infiltration du droit du travail par le droit de la concurrence », Dr. ouvr. 1992, p. 313 ; A. Lyon-Caen, « Droit social et droit de la concurrence – Observations sur une rencontre », Mélanges J. Savatier, PUF, Paris 1992, p. 331).
La chambre sociale de la Cour de cassation raisonne en droit du travail, la chambre commerciale en droit commercial ; la Cour de justice raisonne en droit communautaire, c’est-à-dire en se plaçant dans un système juridique dans lequel, le droit économique, droit de la concurrence ou des libertés économiques, n’est jamais absent de la discussion.
Faut-il en déduire que le droit économique triomphe donc ? La réponse n’est pas si simple ; elle est évolutive, variable, sinon contradictoire.
Référons nous à deux moments importants de la jurisprudence de la Cour intéressant les relations de l’économique et du social.
a) Dans l’affaire dite des fonds de pensions néerlandais, les arrêts Albany, Brentjens et Maatscappij de 1999 (CJCE, 21 sept. 1999, aff. C-67/96, C-115/97 et C-219/97) ont montré une Cour de justice sensible aux objectifs de solidarité qui imprègnent le droit social. Les fonds, fonds privés, ont pour mission d’assurer aux salariés d’un même secteur d’activité des pensions d’un niveau convenable. Ils disposent pour réaliser cette mission d’une position de monopole qui leur est conférée par des accords collectifs conclus entre les partenaires professionnels. L’atteinte au droit de la concurrence est flagrante.
Or, se référant au principe de solidarité, la Cour de justice a estimé que le monopole des fonds de pension garantissait l’efficacité de leur mission (v. également CJCE, 17 févr. 1993, Poucet et Pistre, aff. C-59 et C-160/91) ; elle a dans le même mouvement admis que des conventions collectives puissent porter atteinte à la concurrence, sans pour autant être contraires au droit de la concurrence.
Le droit de la concurrence s’efface ainsi devant les exigences du principe de solidarité, jugées légitimes par la Cour de justice.
Les conventions collectives, pourvu qu’elles soient conclues de bonne foi en vue d’améliorer la situation des travailleurs salariés, ne ressortissent pas au droit de la concurrence. Elles jouissent, dans le principe, d’un régime d’exonération. Voilà donc une page de jurisprudence plutôt « sociale » (v. également CJCE, 21 sept. 2000, Van der Woude, aff. C-222/98).
b) Autre moment, plus récent, celui des arrêts Viking et Laval de décembre 2007 (précités). La question porte cette fois sur l’exercice du droit de grève et sa confrontation avec deux libertés économiques communautaires, le droit d’établissement (arrêt Viking), la liberté de prestation de services (arrêt Laval). On peut dire ici que le message envoyé par la Cour de justice est au mieux ambivalent, au pire tout à fait hypocrite.
La Cour a œuvré en faveur de la reconnaissance des droits sociaux fondamentaux, mais, pour fondamentaux qu’ils soient reconnus, a en effet marqué une claire volonté de contraindre ces droits à s’incliner devant le caractère aussi fondamental des libertés économiques.
D’un côté, la Cour de justice reconnaît le droit d’action collective en tant que droit social fondamental appartenant aux principes généraux du droit communautaire dont la Cour entend assurer le respect. Cette proclamation solennelle, la Cour l’a partiellement détachée de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. La Cour de justice a donné au droit d’action collective rang de principe général du droit communautaire, alors que la Charte des droits fondamentaux (article 28 sur le droit d’action collective) n’avait pas encore – et n’a toujours pas – reçu la même valeur juridique que les traités, ainsi que le traité de Lisbonne le projette. Dès maintenant, le droit d’action collective s’impose comme un droit qui doit être respecté dans l’ordre juridique communautaire, y compris par ceux – Pologne et Royaume-Uni – qui refusent d’accepter la justiciabilité des droits sociaux consacrés par la Charte des droits fondamentaux.
D’un autre côté, en sens diamétralement inverse, la Cour de justice soumet rigoureusement le droit de grève, droit fondamental, à des contraintes des libertés économiques communautaires. Les acteurs d’un mouvement d’action collective qui gêne le libre exercice du droit d’établissement ou de la liberté de prestation de services devront justifier des raisons propres à légitimer leur action, devront proportionner ou mesurer celle-ci au strict nécessaire et en toute hypothèse respecter les exigences essentielles des libertés économiques.
La liberté de grève, dont la valeur fondamentale est solennellement reconnue, est immédiatement prise dans un réseau étroitement limitatif. On peut même soutenir, compte tenu de la motivation des arrêts, que la Cour de justice, étrangement, demande aux titulaires d’un droit social fondamental de se justifier d’user de leur droit, les titulaires d’une liberté économique communautaire n’ayant quant à eux nullement à justifier l’usage qu’ils font de cette liberté. La balance est-elle aussi bien équilibrée que le prétend la CJCE ?
c) On a aussi pu souligner un paradoxe, opposant les arrêts sur les fonds de pension et le couple d’arrêts Viking et Laval. En 1999, la Cour de justice se refuse à faire du droit de négociation collective un droit fondamental ayant la valeur d’un principe général de droit communautaire, mais l’exonère du droit de la concurrence. En 2007, elle proclame le droit d’action collective et l’assujettit aux libertés économiques communautaires.
On a également pu s’étonner, non sans candeur, diront certains, de la conception que promeut la Cour de justice concernant les valeurs fondamentales de l’ordre juridique communautaire. La liberté de circulation des marchandises forme un principe dont la valeur est égale à celle de la liberté syndicale. Elle lui serait même, procéduralement, supérieure, puisque une fois encore, le syndicat aura à se justifier de conduire une action syndicale, alors que le commerçant est justifié de faire du commerce.
d) Observation au passage. Un salarié tout seul, des salariés réunis ensemble, sont-il une entreprise au sens du droit de la concurrence ? Pour être plus précis, sont-ils soumis au droit de la concurrence : prohibition des ententes anticoncurrentielles, interdiction des abus de position dominante sur un marché ? Que voilà une question jugée incongrue lorsqu’elle a été posée ! Et aujourd’hui, après la réponse nuancée de la CJCE, on s’est pris à douter : peut-être, dans certains cas, il faut voir (CJCE, 19 sept. 1999, Becu, aff. C-22/98 et déjà, antérieurement, CJCE, 10 déc. 1991) ! Même lié à un club par contrat de travail, Zidane est une entreprise (v. les conclusions de l’avocat général Jacobs, dans les affaires Albany, Brentjens’, …, point 217).
Pourquoi cette observation ? Simplement parce qu’elle suffit à montrer que la Cour de justice passe au crible du droit économique communautaire – droit de la concurrence, droit des libertés de circulation, droit du marché en somme – le droit social dans son entier. Pour la Cour, tout le social, sans que rien n’y échappe, doit sinon entrer sous l’emprise du droit économique communautaire, du moins être examiné et contrôlé en considération du droit économique.
II – La Cour dans l’immatériel du droit
L’action de la Cour de justice ne s’arrête pas à l’objet ou au contenu des normes ; elle se développe également vers les sources, les méthodes, les modes de penser du droit. Moins directe, elle est alors d’une certaine façon plus pénétrante ou plus insidieuse, car son influence va au-delà de la sphère propre au droit communautaire.
Prenons en quelques illustrations.
A – La Cour de justice constitue un lieu de passage d’un droit à l’autre, de migrations juridiques.
1. Ces migrations se produiront à partir des droits et des jurisprudences nationales de tel ou tel Etat membre. L’instruction des affaires portées devant la Cour familiarise les juristes de la Cour avec les concepts, les techniques ou les modes de raisonnement juridiques en vigueur dans l’Etat à la source de l’affaire, à partir du dossier transmis à la Cour, auquel s’ajouteront les informations contenues dans les observations présentées par d’autres gouvernements. Tel élément en usage dans un Etat membre est porté à l’attention de la Cour de justice. Celle-ci viendra à s’en servir dans ses propres décisions, en fera le cas échéant, un principe ou un instrument du droit communautaire, quitte à le remodeler, à en revoir les contours.
Les principes de sécurité juridique et derrière lui, de confiance légitime, venus du droit allemand, ont investi très largement la jurisprudence communautaire. Ils diffusent désormais leur influence dans le droit des Etats membres, et ceci largement au-delà du domaine couvert par le droit communautaire. Peu importe s’ils ne sont pas reçus dans un Etat membre à la façon dont ils se présentent dans la jurisprudence de la Cour, s’ils sont par exemple francisés. On le voit dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel français qui ne les recevra pas directement, comme tels, mais les retrouvera dans un fonds constitutionnel français, singulièrement dans la déclaration des droits de l’homme de 1789 : l’article 16 sur la garantie des droits, l’article 4 pour la protection de l’attente légitime des contractants. L’influence de la jurisprudence de la CJCE et au-delà, de celle du droit d’un autre Etat membre, est sensible, ne serait-ce que dans la préoccupation d’aller trouver l’équivalent français.
L’influence peut même venir d’ailleurs, d’une jurisprudence extérieure à l’Union. On en a eu un exemple marquant avec l’affaire des fonds de pension néerlandais dont il a déjà été question. S’interrogeant sur les relations du droit de la concurrence et du droit de négociation collective, l’avocat-général Jacobs procède à un large tour d’horizon de droit comparé, le conduisant notamment devant la Cour suprême des Etats-Unis, questionnée il y a déjà longtemps sur l’application du droit de la concurrence à la négociation collective : les conventions collectives de travail n’ont-elles pas des effets sur le libre jeu de la concurrence ? Doivent-elles être soumises à l’interdiction des ententes du Sherman Act ? Doivent-elles en être exemptées ? Si oui, sous quelles conditions ? Telle fut la discussion portée devant la Cour suprême (v. notamment, arrêt du 7 juin1965, United Mine Workers of America vs. Pennington, 381 US 657 ; et du même jour, Meat Cutters vs. Jewel Tea Co, 381 US 676). En 1999, devant la Cour de justice des Communautés, on a retrouvé la discussion qu’avait connue la Cour suprême des Etats-Unis, posée dans des termes comparables, avec des argumentations proches et débouchant sur une issue similaire : une exonération sous condition.
De fil en aiguille, la même discussion s’est ensuite développée, dans des termes assez proches, devant le Conseil français de la concurrence, devant le Conseil d’Etat ou la Cour de cassation, dans une illustration particulière de la liaison trouvée ou retrouvée entre droit social et droit de la concurrence.
On le voit, la Cour de justice est un lieu de dialogue des juges, mais d’un dialogue qui ne se résume pas en réunions, colloques ou rencontres dans lesquels on « échange » scientifiquement. Le dialogue prend ici un tour concret ou pratique, il reprend et met à l’épreuve ce que le juge d’un Etat a forgé dans son droit interne pour en faire éventuellement un élément de jurisprudence communautaire agissant dans les droits nationaux des Etats membres. Ce dialogue est en même temps confrontation entre les droits et les cultures juridiques, confrontation qui se fait dans la pratique réelle du droit. Il est d’ailleurs propre à attiser certains sentiments de concurrence ou de rivalité entre systèmes juridiques. Plus que cela, il met les droits en concurrence. Très bien, dira-t-on, dans un esprit propre à évoquer l’idéologie concurrentielle.
Il y aurait aussi lieu de parler d’un phénomène de migration autre et de plus en plus intense, celui qui va de la Cour européenne des droits de l’homme vers la Cour de justice des Communautés et qui se produit également, à moindre degré sans doute, en sens inverse. Les emprunts réciproques ne cessent de se multiplier. Dans ces mutations, la doctrine des droits de l’homme se couple à celle de la concurrence.
2. La Cour de justice crée des modes de raisonnement ou des techniques d’argumentation dont l’influence est extrême, et ambivalente.
En matière de lutte contre les discriminations, la Cour de justice est chef de file. Non pas qu’elle ait tout inventé, car, en pareil domaine, une influence a pu s’exercer sur elle depuis le pays qui au demeurant a volontiers adopté une posture d’hostilité à l’Europe sociale, le Royaume-Uni.
Toujours est-il que la Cour de justice, à propos de l’égalité entre hommes et femmes, à un moindre degré pour l’égalité de traitement entre national et ressortissant d’un autre Etat membre, a fabriqué une espèce de boîte à outils de la lutte contre les discriminations. En fait partie la distinction entre discriminations directes et discriminations indirectes, permettant de rechercher les différences de traitement dans leur réalité concrète, dans les résultats plutôt que dans la formulation des règles. Destinée à faciliter l’accès effectif des plaignants au juge et à la sanction des discriminations, on y puise également la théorie – au sens d’un enchaînement d’idées – qui commence avec l’établissement d’indices par le demandeur (deresse), créant une présomption, obligeant le défendeur à justifier sa règle ou sa pratique et, si les raisons qu’il invoque sont légitimes, impliquant pour finir la nécessité qu’il respecte le principe de proportionnalité, de modération.
Le juge français a renâclé. La discrimination indirecte, qu’est-ce que c’est ? Cette série des moments qu’il convient de distinguer dans le procès en discrimination, il l’a longtemps ignorée. Le législateur français a tardé à mettre le droit français en conformité avec des exigences qui, d’abord venues de la Cour de justice, puis consolidées dans les directives communautaires, s’imposaient à lui.
Deux commentaires.
Cette série processuelle (en jouant sur les mots) – indices, présomption justification, proportionnalité – est constitutive d’une méthode dont la force d’expansion est extrême. La notion de discrimination indirecte, instrument propre à débusquer les injustices concrètes, cachées sous une trompeuse apparence de neutralité, comme le dit la Cour de justice ; voilà peut-être aussi un nouvel instrument général du droit.
Mais, autre commentaire, moins enthousiaste. Ne comprenons pas que viendrait de la Cour de justice un message de lutte contre les discriminations si favorable que cela à leur condamnation. Si d’un côté, elle montre le souci que les intéressés puissent effectivement accéder à l’autorité sanctionnatrice, c’est-à-dire au juge, d’un autre côté, on peut la juger singulièrement conciliante dans ses appréciations relatives à la justification des différences de traitement.
B – Nous venons de parler de la justification des discriminations. Elargissons l’analyse vers, en général, la question de la justification.
La méthode de la Cour de justice connaît une constante : la demande de justification. Dans de nombreuses hypothèses où l’application d’un principe ou d’une règle de droit communautaire est mise en cause ou en question, la Cour de justice procède de la même façon. Vous, gouvernement, entreprise, simple particulier, demandez à bénéficier d’une dérogation, d’une exception, d’une simple possibilité d’assouplissement dans l’application du droit communautaire. Le droit communautaire n’a pas la rigueur de vous opposer automatiquement un refus. Mais vous devez justifier votre demande. Vous entendez aider une ou des entreprises contrairement à la prohibition communautaire des aides d’Etat. Vous prétendez faire entrave au libre exercice de la liberté de prestation de services, au droit d’établissement, à la liberté de circulation des marchandises. Justifiez vos raisons. Vous prétendez apporter une entorse à une règle de non-discrimination. Quelle justification propre à la légitimer pouvez-vous avancer ?
Faut-il ajouter : vous aussi, législateur communautaire, avancez que votre action n’enfreint pas le principe de subsidiarité ; soit, mais expliquez-vous en ? On peut en douter, même si certaines apparences le voudraient, compte tenu de ce que l’on disait précédemment sur le contrôle du principe de subsidiarité.
La réponse de l’acteur national mis en cause passera le plus souvent par l’invocation d’une raison impérieuse d’intérêt général. En allant au-delà de cette catégorie technique, on entrevoit l’existence d’une exigence de portée générale. Que les acteurs de la vie juridique ou les auteurs d’une norme viennent justifier les règles qu’ils posent ou les mesures qu’ils prennent, et, lorsque leur action est propre à perturber l’ordre juridique communautaire, qu’ils le fassent devant la Cour de justice. La Cour de justice a soif d’explications et ne validera que les seules actions dont on s’est expliqué devant elle. Ceci vaut du simple particulier, jusqu’au gouvernement et au législateur des Etats membres et, en principe, jusqu’aux actions du législateur communautaire aussi. Faut-il parler d’un gouvernement des juges ? Je ne sais pas. Mais ce qui est certain, c’est la volonté de contrôle.
C – Dernières observations qui concernent, celles-ci, l’action de la Cour de justice dans ses relations avec celle des juges internes.
La fonction interprétative de la Cour de justice participe d’une transformation de la fonction juridictionnelle interne, dans un sens qui est une fois encore ambivalent, allant à la fois vers l’appauvrissement et vers l’enrichissement.
L’action de la Cour a clairement affaibli le rôle des cours ou tribunaux dont les décisions ne sont pas susceptibles de recours de droit interne. La question des droits des salariés en cas de transfert d’entreprise en est un exemple démonstratif. On parle volontiers à ce propos de dialogue entre la Cour de justice et les juges internes. Mais il faut préciser. Ce dialogue court-circuite les cours supérieures, dans l’ordre judiciaire à tout le moins. La Cour de justice s’adresse aux juges du fond, aux juges du fait, en leur donnant des directives concernant l’appréciation des situations qui leur sont soumises. Aux juges du fond de vérifier si, compte tenu des indications fournies par la CJCE, l’entité transférée a bien « conservé son identité », suivant la formule consacrée (leading case, l’arrêt Spijkers, CJCE, 18 mars 1986, aff. 24/85), en sorte que les prescriptions de la directive « transfert d’entreprise » devront être respectées. A quoi sert alors la Cour de cassation ? A contrôler si les juges du fond ont correctement respecté une interprétation du droit qui échappe à la Cour de cassation et appartient à la Cour de justice. Vexant !
Mais la coalition des cours européennes aura sans doute eu, en France, un effet d’enrichissement de la fonction juridictionnelle interne. Entre la Cour européenne des droits de l’homme, depuis longtemps, et la Cour de justice des Communautés, déjà dans le passé mais plus encore dans l’avenir – avec l’impulsion qui vient de la Charte des droits fondamentaux –, le juge interne se voit soumis au contrôle d’un juge externe, international ou supranational, s’agissant du respect des droits de l’homme ou des droits fondamentaux. Il n’est plus juge de l’essentiel. La récente réforme constitutionnelle – loi constitutionnelle du 23 juillet 2008, dont la mise en application par une loi organique est attendue – permettra bientôt à la Cour de cassation et au Conseil d’Etat de saisir le Conseil constitutionnel des dispositions législatives dont ils jugeraient qu’elles portent atteinte « aux droits et libertés que la Constitution garantit » (article 61-1 nouveau de la Constitution). Comment ne pas voir dans cette réforme une réaction pour recentrer, nationalement, le contentieux des droits de l’homme et des droits fondamentaux ?
Anne-Marie Le Pourhiet
Merci beaucoup, cher collègue, pour cet exposé extrêmement clair. Effectivement on a vu que cette révision de 2008 était destinée à envoyer le message. Il reste que les droits de l’homme des textes européens sont une chose et les droits de l’homme de la Constitution française une autre chose. On a été vexé, en effet, de voir que les avocats pouvaient, devant les juges, se prévaloir des conventions européennes mais pas de la Constitution ! Nous observons une tentative légère de renationalisation mais attendons la suite.
A propos de droits fondamentaux, nous allons maintenant nous tourner vers Olivier Cayla qui va nous parler de l’idéologie de la Charte européenne des droits fondamentaux.
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