L’Allemagne et la France dans une Europe de projets, interétatique

Intervention de Ernst Hillebrand, directeur du bureau parisien de la Fondation Friedrich Ebert, au colloque du 12 janvier 2009, L’Allemagne, la crise, l’Europe.

Depuis l’aggravation de la crise financière et la polémique sur la bonne réaction qui l’accompagnait, les relations franco-allemandes ont vécu un refroidissement. La cause en a souvent été attribuée aux relations personnelles entre le Président de la République, Nicolas Sarkozy, et la Chancelière allemande, Angela Merkel. En s’interrogeant sur la profondeur de ce changement, il convient de prendre en compte les relations entre l’Allemagne et les autres partenaires européens. Je pense notamment à l’Angleterre, qui est un partenaire politique, militaire, et économique extraordinairement important pour l’Allemagne. Ayant travaillé quelques années à Londres, cette perspective me parait particulièrement intéressante et révélatrice. Car, vu dans cette perspective, l’état des relations franco-allemandes apparaît beaucoup moins grave et problématique que ne le font craindre la presse, les médias ou le conjoncturel.

En réalité, les relations entre la France et l’Allemagne sont plutôt bonnes et stables. Aujourd’hui, elles sont surtout évaluées dans la logique et dans la perspective de la crise financière et économique actuelle. Or, même si l’apparence peut différer, en observant d’un peu plus près l’approche des deux gouvernements face à cette crise, on découvre beaucoup plus de concordances que d’antagonismes.
Au fond, les deux gouvernements poursuivent, grosso modo, la même approche face à cette crise. Ils ont proposé plus ou moins le même type de plan de relance :
• une préférence pour les investissements dans l’infrastructure ;
• un certain scepticisme face à une relance par la consommation ;
• une logique de protection de l’industrie ;
• le refus d’une baisse de TVA (contrairement à ce que font les Anglais) ;
• une approche assez similaire en ce qui concerne le réaménagement futur du système financier international.

Donc, les deux gouvernements ont des perspectives beaucoup plus proches l’une de l’autre qu’elles ne le sont, par exemple, de la perspective londonienne. Les similitudes dans les approches concernent aussi les fonds souverains. En Allemagne, une loi récente rend plus difficile l’investissement des fonds souverains de pays tiers non européens dans les industries allemandes ; en France, il est prévu de créer un fonds de stabilisation contre les OPA sur des entreprises françaises. Là encore, le tandem fait preuve d’une analogie qui le distingue des autres pays européens.
Dans les mois à venir il deviendra visible que la proposition de renforcer la gouvernance économique de la zone euro, avancée par Nicolas Sarkozy, suscite beaucoup moins d’opposition du côté du gouvernement allemand qu’on ne le croit pour l’instant. Les documents récents du SPD concernant le plan de relance allemand révèlent une claire volonté d’avancer dans la coordination des politiques économiques au sein de la zone euro.

De plus, on peut constater des convergences dans d’autres domaines politiques. La politique européenne de défense et de sécurité rencontre une concordance assez grande. Il en est de même en ce qui concerne la question extrêmement importante de l’avenir de l’industrie d’armement. Ni l’industrie allemande, ni l’industrie française n’ont d’alternative sérieuse à une coopération franco-allemande, car les Anglais se concentrent de plus en plus sur le marché nord-américain. Donc, même si les choses paraissent actuellement très compliquées, il est probable qu’à long terme la réponse à beaucoup de questions européennes sera franco-allemande.
• Sur le plan climatique, en dépit de l’opposition sur la question nucléaire, on a trouvé, entre l’Allemagne et la France, un modus vivendi qui a le mérite de protéger les intérêts des deux côtés, y compris les intérêts industriels de l’Allemagne.
• L’Allemagne et la France sont les deux grands pays européens qui ont le plus d’intérêt à trouver une coordination économique favorable à l’industrie en Europe. Là encore, ni l’Allemagne ni la France n’ont d’alternative, elles sont condamnées à coopérer.
• Et – Edouard Husson l’a déjà mentionné – nos deux pays abordent la question de la Russie avec une vision stratégique partagée : il ne faut pas s’aliéner la Russie ni l’isoler, mais essayer de l’intégrer progressivement dans le système de la politique européenne et internationale.

A cette situation s’ajoute une réalité institutionnelle qui correspond parfaitement à ce qu’on appelle dans la théorie des relations sociales et institutionnelles, des « thick relations » (relations épaisses). Il ne s’agit pas seulement de relations très étroites entre deux partenaires, mais d’un grand nombre de relations qui finissent par tisser des « relations épaisses ». C’est justement ce qui existe entre la France et l’Allemagne. Relations politiques, relations d’interdépendance économique et commerciale, collaboration étroite entre les administrations, collaboration extrêmement étroite entre les structures de la société civile, tout cela constitue un lien qui ne peut être comparé avec aucune autre relation bilatérale entre deux pays au monde. Cette réalité ne changera pas d’un jour à l’autre, elle ancre solidement les relations entre ces deux pays malgré les problèmes conjoncturels qui peuvent s’observer lors des sommets gouvernementaux.

Néanmoins, il est vrai qu’on observe ces derniers temps un refroidissement des relations bilatérales. Les relations personnelles y jouent un rôle, sans qu’il faille exagérer cette dimension : Monsieur Sarkozy et Madame Merkel sont deux professionnels de la politique ; ils savent très bien séparer les intérêts structurels de leurs relations personnelles.

En réalité, dans les tensions actuelles se manifeste ce qu’on pourrait appeler une crise des visions : On manque, des deux cotés du Rhin, de visions partagées et communes pour l’avenir des relations franco-allemandes comme pour l’avenir de l’Europe. Sur ces deux terrains, on observe un épuisement d’idées après qu’un certain niveau de stabilité et un certain nombre d’objectifs communs ont été atteints.
• Les relations franco-allemandes avaient, depuis longtemps, des objectifs clairs et logiques : la réconciliation, la construction européenne, la création du tissu des « relations épaisses » qui existe aujourd’hui. Et maintenant, on ne sait plus quoi faire.
• Il en est de même pour l’Europe. On ne sait plus où aller sur le plan institutionnel. La France et l’Allemagne n’ont aucun débat franc et ouvert sur la finalité de l’Union européenne : ni sur les limites géographiques de l’Europe, ni sur la finalité institutionnelle. Ce manque de vision pour l’Europe est d’ailleurs un problème plus allemand que français. Le référendum de 2005 a suscité en France un débat beaucoup plus développé sur les questions européennes qu’en Allemagne. La classe politique allemande refuse simplement de discuter de la finalité de l’Europe, avec sa propre population comme avec ses partenaires européens.

La crise financière actuelle, la manière dont elle a été gérée par les Etats de l’Union européenne, est révélatrice de cette crise de visions, mais aussi de ce nouvel ordre européen qui va déterminer les relations européennes,comme les relations franco-allemandes, pour les années à venir.
La gestion de la crise financière, et le « non » irlandais au référendum pour le traité de Lisbonne, ont assez clairement établi que l’Europe ne sera pas fédérale, au moins dans un futur proche. Elle sera essentiellement une Europe interétatique. La crise a relégitimé les Etats-nations. Imaginons un instant que face à la crise des institutions bancaires des mois de septembre et octobre – qui était essentiellement une crise de confiance face aux institutions financières – il n’y ait pas eu d’hommes d’Etat (tel Gordon Brown) pour trouver des solutions et les réponses appropriées et spécifiques pour les systèmes bancaires, financiers et économiques de leur pays respectifs. Imaginons que la seule réponse eût été recherchée et coordonnée par la Commission de M. Barroso, négociée au niveau de l’Europe des vingt-sept et dépendante de la logique du plus petit dénominateur commun au sein d’une communauté très hétérogène, tant économiquement que politiquement. La crise de confiance aurait été infiniment plus profonde, plus critique pour les systèmes financiers, et plus dévastateurs pour les économies que la situation actuelle.

La crise financière a donc révélé que l’Europe sera essentiellement interétatique dans les années à venir et cela pose beaucoup plus de problèmes à la classe politique allemande – qui est toujours dans une logique fédérale – qu’à la classe politique française. En même temps, l’Allemagne ne peut plus et ne veut plus jouer son rôle traditionnel de financier des initiatives européennes : le refus par le gouvernement allemand de toutes les initiatives visant à « communaliser » les réactions à la crise financière a clairement démontré cette nouvelle attitude. La nouvelle génération politique allemande ne veut plus assumer la responsabilité de la construction européenne, ni le fardeau financier qui l’accompagnait de la même manière qu’elle l’a fait dans le passé. La population ne montre plus le même attachement à l’idée de l’approfondissement institutionnel de l’Europe. Les sondages montrent que la majorité de la population allemande est devenue de plus en plus eurosceptique. Force est donc de constater que, dans les années à venir, il y aura des relations franco-allemandes dépourvues de vision, avec une Europe interétatique, orientée vers la gestion des dossiers thématiques, une « Europe des projets » à l’anglaise, où on sélectionne les thèmes importants pour les gérer et les résoudre d’une manière commune.

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