France-Allemagne : un pôle européen, une vision mondiale

Intervention de Jean-Pierre Chevènement, président de la Fondation Res Publica, au colloque du 12 janvier 2009, L’Allemagne, la crise, l’Europe.

Merci, Monsieur Stark, pour les vœux que vous venez d’exprimer. Je ne veux surtout pas déroger à l’optimisme de rigueur en ce début du mois de janvier.

Pour relancer le débat, je poserai à nouveau la question que lançait Edouard Husson :
Alors que l’intérêt économique allemand serait de participer à un plan de relance européen vigoureux, qu’est-ce qui explique que l’Allemagne s’est trouvée tellement en arrière de la main, si on en juge par la position de Madame Merkel à la fin de l’an dernier ?

Edouard Husson a employé un mot fort, parlant d’une sorte de « fausse conscience allemande ». L’Allemagne se vit comme une économie mondialisée mais, à 70%, son commerce extérieur se fait avec la Grande Europe et à 58% avec l’Union européenne à vingt-sept. Des chiffres qui seraient majorés dans une Union européenne à trente-sept !

Pourquoi cette attitude frileuse et restrictive qui, en Allemagne même, a suscité un débat, une campagne d’opinion ?
Tout le monde n’est pas sur la même ligne que Madame Merkel et Monsieur Peer Steinbrück, son ministre des Finances social-démocrate. Je ne pense pas que tous les sociaux-démocrates se reconnaissent dans le point de vue de Monsieur Steinbrück qui, dans la social-démocratie, me paraît être sur une ligne modérée, en tout cas très orthodoxe, mais il semble être tout à fait en phase avec la Chancelière.

Cette année est très chargée en échéances électorales : Des élections régionales, notamment en Hesse, le 18 janvier, les élections législatives de septembre prochain, l’élection du Président fédéral et, comme partout dans l’Union Européenne, les élections européennes au mois de juin. Comment interpréter cette politique de rigueur, suite logique de la politique économique menée par Gerhardt Schröder depuis le début des années 2000, avec l’agenda 21 et le plan Hartz IV ? Comment expliquer cette tendance restrictive qui contraste tellement avec la « politique de cigale » de la France ? Qu’est-ce qui sépare, depuis près d’une décennie, la fourmi allemande et la cigale française?

L’Allemagne est réunifiée, ses intérêts économiques coïncident, grosso modo, avec les nôtres, ce sont des intérêts européens bien compris. Pourquoi donc cette discordance ?

Je pose la question sans avoir de réponse. Mon propos est de lancer le débat et d’aller plus loin pour entamer cette psychothérapie dont, selon Monsieur Stark, notre vieux couple a besoin.

Je rappelle que le traité de Verdun date de plus de mille ans, précédé par le serment de Strasbourg (1). Sur la longue durée, un millénaire, nos relations n’apparaissent pas si mauvaises. Elles furent même plutôt bonnes pendant presque 800 ans (si on met à part l’épisode de Charles Quint et de la captivité de François 1er au soir de Pavie). Certes, le Roi de France entendait être « empereur en son royaume » mais, dans l’ensemble, ça ne s’est pas trop mal passé. Madame de Staël était systématiquement germanophile et, jusqu’en 1870, toute l’intelligentsia française bruissait d’éloges à l’adresse de ce peuple musicien, philosophe et poète qui, regrettant peut-être l’échec de la révolution libérale de 1848, s’agitait un peu à nos portes. Notons quand même la voix discordante de Heinrich Heine et un bruit de fond que seule une oreille particulièrement attentive pouvait percevoir : je parle des critiques émises par quelques intellectuels allemands dès la fin du XVIIIe siècle qui définissaient la culture française comme une culture artificielle (à l’inverse de la culture allemande qui serait une culture originaire). Avant même de les trouver chez Fichte (Discours à la nation allemande), on les lisait chez Herder et Schlegel. Mais il fallait une oreille extrêmement exercée pour percevoir cette critique qui a fini par se répandre dans la société allemande après 1806.

Il faut dire que le couple franco-allemand n’a pas connu que des « hauts », il a connu quelques « bas ».

Il a eu surtout une préhistoire extrêmement agitée. Si je mets à part les huit siècles de relatives concorde et sympathie mutuelle, à partir des guerres que la Révolution et l’Empire ont faites aux Allemagnes, ça s’est franchement détérioré. Le nationalisme allemand s’est constitué en réaction à ces guerres qu’il faut bien qualifier d’impérialistes (même si nous prétendions apporter la démocratie, l’évangile des droits de l’homme et du citoyen, le code civil etc.). La réaction fut brutale, elle se traduisit par trois guerres franco-allemandes, dont deux furent mondiales. Le nationalisme français de la fin de XIXe siècle (Maurras, Barrès…) s’était lui-même constitué en réaction à la défaite de 1871.

Je recevais il y a peu, à Belfort, l’historien Emmanuel Le Roy Ladurie qui me narrait un déjeuner récent avec Günter Grass. Les deux hommes sympathisaient chaudement et, au moment de se séparer, Emmanuel Le Roy Ladurie dit à Günter Grass : « Quel dommage ! Si Bismarck n’avait pas commis cette erreur funeste d’annexer l’Alsace et la Lorraine, jamais nos rapports ne seraient devenus ce qu’ils ont été » et Günter Grass de rétorquer : « Mais si Louis XIV ne s’était pas intéressé d’aussi près à Strasbourg et à l’Alsace, nos rapports seraient restés très harmonieux ! ». Ce petit échange illustre la diversité des regards rétrospectifs …

Je ne reviens pas sur la Première guerre mondiale qui a saigné la France et incité l’Allemagne au revanchisme, fournissant le terreau au développement du national-socialisme.

La Deuxième guerre mondiale a eu des conséquences plus graves encore car elle a communiqué à nos deux pays un mal terrible, la honte de soi :
Les Français n’ont pas oublié leur effondrement de 1940. On ne peut d’ailleurs le comprendre que si on le replace dans le contexte historique d’une France saignée à blanc, divisée contre elle-même, isolée en Europe et qui « fait l’impasse » après le Pacte germano-soviétique : « la réponse du berger à la bergère » (comme l’a bien noté Raymond Aron), suite de la politique qui s’était illustrée à Munich.

Du côté allemand, l’extermination des Juifs est évidemment la catastrophe. Est-ce le produit de l’histoire allemande ? N’est-ce qu’un accident qu’on aurait pu éviter ? Cette question débouche sur les questions de la responsabilité traitées par tous les philosophes, tous les intellectuels allemands depuis la Seconde guerre mondiale, à commencer par Karl Jaspers.

Nos pays sont malades de la Seconde guerre mondiale. En inventant l’Europe, ils ont cru trouver une réponse à cette honte de soi qu’ils éprouvaient, l’un et l’autre, sous des formes différentes. Ils ont prétendu subsumer, dépasser cet épisode de leur histoire dans la construction européenne, à travers une sorte de rejet du passé.

Mais le passé n’était pas intégralement mauvais :
Ce n’est pas parce que les vertus allemandes ont été dévoyées qu’elles ne restent pas des vertus.
L’histoire de France plonge ses racines dans près d’un millénaire qui, s’il fut ponctué de hauts et de bas, fut somme toute glorieux. L’Etat français ne s’est pas seulement révélé en 1940, il a montré en d’autres circonstances qu’il avait des vertus parce qu’il était appuyé sur un peuple, certes naturellement indiscipliné, mais qui, à travers l’idée de citoyenneté, reconnaissait la nécessité d’un Etat organisateur. Ces réalités historiques profondes ne peuvent être occultées.

Il appartient à la philosophie de l’histoire de transformer en conscience ce qui nous est arrivé et de parvenir à un sentiment de responsabilité supérieure par rapport à notre passé.

Je disais que le couple franco-allemand, depuis 1963, n’a pas connu que des hauts. Permettez-moi de vous conseiller un petit livre de Benedikt Schoenborn (docteur de l’institut des Hautes études internationales à Genève et de l’Université de Paris IV – Sorbonne) : « La mésentente apprivoisée » (2). L’auteur y revient sur les rapports complexes entre De Gaulle et Adenauer, le Traité de l’Elysée, son préambule. Ca n’a pas été tout seul, néanmoins le Traité de l’Elysée a eu un prolongement extrêmement bénéfique ; c’est l’intensité de ces relations bilatérales dont nous parlait Hans Stark tout à l’heure.

Après Adenauer vint Erhard. On peut dire qu’entre Erhard et De Gaulle le courant ne passait pas. On apprend, dans un chapitre très intéressant, qu’Erhard avait dépêché son ambassadeur à Moscou pour acheter l’unité allemande contre espèces sonnantes et trébuchantes. En septembre 1964, Nikita Khrouchtchev, séduit par cette perspective, avait envoyé à Bonn un émissaire, son gendre, Alexeï Adjoubeï, avant d’être lui-même balayé en octobre pour des raisons qui n’étaient pas sans lien avec ce qu’il envisageait de faire avec l’Allemagne d’une part et avec la Chine de l’autre. Il souhaitait en effet prendre ses distances avec la Chine et se rapprocher de l’Allemagne, opérant une sorte de retournement stratégique. L’affaire n’a pas eu de suite, vous le savez, mais Ehrardt fut suivi d’un œil vigilant, non pas tant à Paris qui ne s’en était pas ému, mais à Londres et surtout à Washington. C’est un épisode peu connu mais remarquons qu’Erhard n’avait pas pris la précaution de consulter le Général De Gaulle qui lui-même d’ailleurs consultait très peu ses partenaires allemands quand il prenait des initiatives, par exemple sur le remplacement du dollar par l’étalon-or (1964).

Avec l’arrivée du couple Kiesinger-Brandt (Kiesinger comme chancelier, Brandt comme ministre des Affaires étrangères), les relations entre la France et l’Allemagne se sont dégradées. Chacun se souvient de la crise de la chaise vide, puis des troubles monétaires quand, en novembre 1968, le Général De Gaulle avait refusé de dévaluer (son successeur, le Président Georges Pompidou, prendra cette responsabilité en août 1969).

Le Président Pompidou se méfiait beaucoup de Brandt et de son Ostpolitik : c’est lui qui, à tort ou à raison, a fait rentrer la Grande-Bretagne dans le Marché commun. Nous n’imaginerions pas aujourd’hui que ce pût être à tort mais il faut interpréter cette décision dans son contexte d’alors.

Les rapports entre Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt ont été féconds en ce sens qu’ils ont préparé la suite, de quelque manière qu’on la juge. Ce sont eux qui ont décidé l’élection au suffrage universel du Parlement européen et la création du système monétaire européen.

On se souvient des relations entre Mitterrand et Kohl, de la prise de position de François Mitterrand sur l’affaire des fusées, de sa décision, en 1983, de rester à l’intérieur du système monétaire européen et des conditions assez difficiles dans lesquelles ont été gérées la réunification allemande puis la préparation du traité de Maastricht. Cela n’a pas été simple. Il faut dire que François Mitterrand était un peu ambivalent mais il ne voulait rien faire qui pût contrarier l’unité allemande qu’il jugeait légitime. C’était d’ailleurs la position profonde du Général De Gaulle : peut-être ne souhaitait-il pas la réunification dans l’immédiat mais sur le fond il n’y trouvait rien à redire.

Les rapports entre Chirac et Schröder ne se sont pas détendus tout de suite. En 2000, à Nice, la discussion est sévère. Si la France finit par accepter que l’Allemagne ait un peu plus de députés au Parlement européen qu’elle-même et les autres grands pays d’Europe occidentale, ce ne fut pas sans mal car le pacte fondateur garantissait la stricte égalité de la France et de l’Allemagne quoi qu’il puisse arriver. Je renvoie aux mémoires de Jean Monnet qui raconte une conversation qu’il eut en 1951, avec Adenauer, sur le destin de l’Union française et la réunification allemande, les deux hommes concluant qu’il fallait rester à une stricte égalité. On sait qu’au moment de la rédaction de la Constitution européenne, la France consentira encore à la prise en compte de la pondération démographique pour les votes au Conseil européen, concession que reprendra le Traité de Lisbonne.

Je conclurai en disant que malgré toutes les difficultés – qu’on aurait mieux fait d’exprimer franchement, à haute voix – le couple franco-allemand a fait la preuve de sa solidité. Je rejoins les intervenants qui m’ont précédé : finalement, malgré toutes ces tensions réelles, le couple franco-allemand s’est imposé comme une nécessité absolue et il a survécu à toutes les frictions que je viens de rappeler.

La situation est évidemment tout à fait différente aujourd’hui. Nous allons commémorer cette année le vingtième anniversaire de la chute du mur. La réunification allemande est un fait et un bienfait, elle a délivré l’Allemagne de l’obsession parfaitement compréhensible de sa réunification, un peuple divisé veut se réunifier. Depuis que l’Allemagne est réunifiée et qu’elle a reconnu ses frontières tous azimuts, à l’ouest comme à l’est – ce qui n’allait pas de soi, notamment pour la frontière Oder-Neisse -, nous pouvons discuter à égalité, nous n’avons plus de problème d’irrédentisme, ni d’un côté ni de l’autre.

En 2003, nous avons été assez forts pour nous opposer ensemble à la décision du président Bush d’envahir l’Irak sans aucun prétexte valable (avec des conséquences qu’on n’a pas fini de mesurer). Il me semble que le rapport avec les États-Unis est le test d’une relation adulte. Je ne partage pas le point de vue de Monsieur Stark : Il ne suffit pas que nous soyons ralliés ensemble à l’OTAN pour que les problèmes avec les États-Unis soient réglés. Nous ne savons pas encore ce qui se passera en Afghanistan, au Pakistan, dans le monde arabo-musulman. L’histoire des relations entre l’Europe et les États-Unis n’est pas terminée. Nous devons, me semble-t-il, continuer à peser ensemble. Nous pouvons le faire à l’intérieur de l’OTAN, comme nous l’avions fait quand nous étions opposés à l’envoi en Irak de certains types de matériel à travers la Turquie. Mais nous devons être capables de préserver une relation adulte et responsable avec les États-Unis qui restent une puissance considérable même s’ils sont arrivés à un point de leur histoire où ils ne peuvent plus prétendre dominer seuls. Aujourd’hui les Etats-Unis doivent tenir compte du reste du monde. En 2003 la RFA a brisé le lien de dépendance qu’elle entretenait vis-à-vis de Washington depuis sa fondation en 1949. Il y a eu, il est vrai, le mouvement d’Angela Merkel et de Nicolas Sarkozy vers Washington, fondé ou non, l’avenir le dira. J’observe que, paradoxalement, ce rapprochement de l’Allemagne puis de la France avec Washington n’a pas été un facteur d’harmonie. Bien au contraire, depuis que la France et l’Allemagne ont cessé de critiquer la politique étrangère américaine, un espace s’est ouvert où les tensions franco-allemandes se sont ravivées. Si le rapprochement avec Washington n’a pas été la source d’une vraie coïncidence franco-allemande en politique étrangère, c’est qu’il pose le problème de nos intérêts stratégiques respectifs.

Le désaccord économique apparent que nous connaissons aujourd’hui, illustré par la fable de la cigale française et de la fourmi allemande, reflète-t-il seulement les différences de situation objectives ?

Monsieur Lutz Meier l’a dit à juste raison : Les différences de situations économiques sont liées au fait que le capitalisme allemand est un capitalisme plus productif. L’Allemagne est l’atelier industriel de l’Europe tandis que la France, à bien des égards, est loin derrière, ce qu’illustre notre déficit commercial comparé à l’excédent allemand.

Mais à ce fait il faut ajouter les différences de cultures. Une certaine tradition d’orthodoxie allemande perdure depuis la création de la République fédérale, en tout cas du Mark, alors que la France a traditionnellement une approche plus laxiste en matière budgétaire et en matière de déficit extérieur.

J’observe que notre endettement, en valeur absolue, est à peu près égal à celui de l’Allemagne, alors que le PNB allemand est supérieur d’un bon tiers.

En fait, la position allemande a évolué. Elle était plus restrictive à la fin de l’an dernier qu’elle ne l’est devenue ces derniers jours, à la suite des déclarations de Madame Merkel au sommet franco-germano-britannique qui s’est tenu à Paris au début 2009. Il y a à peine plus d’un mois, fin novembre, l’objectif fixé par Madame Merkel était un plan de relance égal à un point de PNB, avec l’objectif d’une relance à la fois forte mais temporaire. Explicitement, ce plan de relance devait déboucher, aussi vite que possible, sur un plan de rétablissement budgétaire, chaque pays devant construire son propre plan en cohérence avec la stratégie de Lisbonne. Nul n’ignore ce que vaut la stratégie de Lisbonne, mais Madame Merkel n’en démordait pas, déclarant clairement que ce plan devait être budgétairement soutenable. Il me semble qu’elle a un peu évolué, d’abord en précisant qu’elle n’était pas hostile à un plan de relance de 50 milliards, contre 15 pour le plan précédent, puis en entamant la discussion sur un plan de garantie à hauteur de 100 milliards d’euros pour les entreprises allemandes (selon les déclarations récentes du responsable du groupe parlementaire CDU-CSU). Par ailleurs, Madame Merkel a proposé de généraliser l’idée d’économie sociale de marché, dans l’objectif de définir d’autres équilibres à l’échelle mondiale. Le modèle d’économie sociale de marché, parfaitement adapté à l’Allemagne qui a un fort niveau de cohésion sociale, des syndicats forts et compréhensifs, n’est pas facile à généraliser. Mais il faut noter ces évolutions qui, si elles ne sont pas rapides, sont néanmoins sensibles.

Il me semble que la situation économique mondiale devrait impliquer une réponse coordonnée, d’autant que la situation allemande est en train de bouger très vite, ce qui explique peut-être les évolutions que je viens d’évoquer. Le chômage a recommencé à croître, même si, à 7,4%, il reste inférieur aux 8,5% de 2005. On observe aussi une chute des exportations allemandes. De 16 milliards en octobre, elles sont passées à 9,7 milliards en novembre, ce qui représente, pour l’année, une chute de plus de 10% qui ne fait que refléter la dégradation générale de la conjoncture dans le monde. Ces événements manifestent que l’Allemagne n’est pas épargnée par la récession économique. L’économiste en chef de la Deutsche Bank, Monsieur Walter, parle d’un recul de 4% du PIB en 2009 ; ça me paraît beaucoup. Toutefois, la rapidité avec laquelle l’économie américaine se dégrade (elle a supprimé 2,5 millions d’emplois en 2008) incite à s’interroger sur l’avenir proche.

Comment éviter ce qui serait plus grave qu’une récession : une véritable dépression ? Doit-on cantonner le problème à son aspect économique ? Je ne le crois pas.

Je voudrais poser le problème de la relation franco-allemande dans les termes où l’a fait Monsieur Stark en commençant son exposé.

Nous avons une longue histoire, je le rappelais tout à l’heure, et c’est le souci de « parler franc » qui m’amène à pointer deux attitudes rarement mentionnées :
Chez les Français, subsiste souvent à l’égard de l’Allemagne une méfiance irraisonnée, fruit de l’histoire. Une petite voix susurre : « L’Allemagne ne voudrait-elle pas, après ses échecs des deux guerres mondiales, reprendre son projet de dominer l’Europe ? » Je partage totalement le point de vue exprimé par Monsieur Stark, à savoir que l’Allemagne n’en a plus aujourd’hui les moyens. Mais il est certain que les milieux d’affaires allemands ont quelquefois des réflexes qui peuvent prêter à confusion, je pense notamment aux tentatives de Siemens pour racheter Alstom en 2004. Si cela provoque un réflexe de recul du côté français, je ne pense pas que ça puisse aller très loin car cette crainte – qui peut être comprise à la lumière d’une certaine expérience historique – est aujourd’hui irrationnelle et même irraisonnée. Il serait préférable d’exprimer clairement les raisons – d’abord démographiques mais aussi économiques – qui font que l’Allemagne aujourd’hui ne peut plus dominer l’Europe.

De même il faut reconnaître que le sentiment d’agacement qu’éprouvent les Allemands vis-à-vis de la France peut être compréhensible. Un intellectuel allemand disait que la France donne l’impression de « vouloir voyager en première classe avec un billet de seconde ». Avec un « omniprésident » captateur de symboles, sa force de dissuasion, son siège de membre permanent du Conseil de sécurité, sa francophonie, ses prétentions à avoir le dernier mot sur tout, son arrogance spontanée, notre pays peut paraître extrêmement agaçant ! Nous pouvons comprendre certains réflexes allemands, mais seulement jusqu’à un certain point ! Il ne faudrait pas que la France disparaisse de l’horizon allemand car le problème n’est pas de sortir de l’Histoire mais de continuer à la faire ensemble.

Il y a un équilibre à trouver dans notre relation pour éviter le moment où le réflexe légitime devient procès d’intention injuste. Tout cela mérite par conséquent d’être exprimé à voix haute.

C’est pourquoi je le fais en mentionnant que la France n’a pas renoncé à jouer un rôle de grande puissance à travers sa langue, à travers la place qu’elle continue à accorder au destin de l’Afrique. L’Afrique sera évidemment un continent très porteur sur le plan démographique. Le sera-t-elle sur le plan économique ? Il y a lieu de s’en soucier.

La France n’entend pas abandonner son siège de membre permanent à l’ONU, elle soutient d’ailleurs la demande allemande tendant à obtenir également un siège de membre permanent au Conseil de sécurité.

La France continue à penser que la dissuasion nucléaire pourrait être un facteur de stabilité dans les temps à venir. Si nous sortons du monde bipolaire, nous sortons aussi du monde unipolaire et nous allons entrer dans un monde multipolaire, un monde agité. Par ailleurs, quels que soient les discours sur le désarmement, la prolifération reste une menace et deux précautions valent mieux qu’une.

Le système politique français, comme vous l’avez très bien exprimé, favorise une certaine captation du symbolique. Mais la Chancelière allemande a elle-même un poids qu’il ne faut pas minorer !

Si l’Allemagne surmonte l’irritation qu’elle éprouve – quelquefois à bon droit – vis-à-vis de la France, si la France ménage les susceptibilités allemandes, ces problèmes de psychologie doivent pouvoir être dépassés.

Le problème de fond, sur lequel je voudrais terminer, n’est pas une querelle de leadership comme je l’ai vu exprimer sous la plume d’un ancien conseiller culturel. Il est absurde de batailler aujourd’hui pour décider qui, de l’Allemagne ou de la France, doit dominer l’Europe. Ce qui nous manque cruellement, c’est une vision mondiale commune vis-à-vis des États-Unis, de l’avenir de l’euro, du rôle du dollar, vis-à-vis de la Chine, de la montée de l’Asie, de la place qu’il convient d’accorder à l’Inde et de notre politique commune – si possible – vis-à-vis de la Russie. Ce qui a été dit par Edouard Husson dans son introduction est tout à fait juste. Nous devons avoir une politique responsable de partenariat stratégique vis-à-vis de la Russie. C’est fondamental si nous voulons jouer ensemble un rôle dans le monde de demain, si nous ne voulons pas que, dans le monde multipolaire, il manque un pôle européen.
Notre souci devrait être ce pôle européen. Nombreux sont les sujets sur lesquels nous devons travailler de manière plus sérieuse que nous ne l’avons fait jusqu’à présent.

Nous aurons toujours des différences mais, plutôt que de chercher à les marquer, il vaudrait mieux tenter de les réduire. Nous pourrions, par exemple, au niveau des ministères des Affaires étrangères, au niveau des ambassadeurs, développer les consultations renforcées sur les positions que nous pouvons prendre au Conseil de sécurité. Nous pourrions rapprocher nos doctrines de défense, examiner la manière de résoudre le problème de nos réserves. Vous avez gardé le service national, nous l’avons abandonné. Je suis de ceux qui l’ont regretté et je pense qu’il faudra aller vers des formes de service civique comportant un volet militaire. Sous quelle forme ? Volontariat incité ou obligation ? C’est à voir. C’est un domaine où nous devrions échanger beaucoup plus, car il me semble que, dans les armées françaises, on ne s’intéresse pas à ce que devient le service national en Allemagne. Sur l’avenir de la dissuasion nucléaire, il y aurait aussi intérêt à ce que nous nous concertions.

Nous pouvons aussi évoquer la question de la composition du Conseil de Sécurité et des membres non permanents. S’ils pouvaient être réélus, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui, ça permettrait de résoudre en douceur beaucoup des problèmes dont on voit, dans l’état actuel des choses, la difficulté.

Les problèmes monétaires, notamment l’avenir du dollar, nous concernent tellement qu’ils exigeraient une position commune : sur le rôle de l’euro, sur l’éventualité d’aller vers une unité de compte mondiale. Elle existe en théorie (le DTS) mais on ne l’utilise guère. L’expression « gouvernement économique de la zone euro » est devenue un gros mot ! Mais je préfère en rester à ce qu’a dit Monsieur Hillebrand : en discutant concrètement de la manière dont les choses peuvent se passer, nous pourrions utilement rapprocher les positions française et allemande et entamer une réflexion à deux.

Je ne reviens pas sur la Russie, sur la Chine, sujets sur lesquels nous avons quelquefois des concurrences stériles, sur l’Inde. Voulons-nous aider l’Inde à être un grand pays émergent à côté de la Chine ? Comment voyons-nous la trajectoire de ces deux pays ?
Quelle est notre politique vis-à-vis du monde arabo-musulman ? Vis-à-vis de l’Afrique ?

Comment entendons-nous lutter ensemble contre le terrorisme, une menace qu’on ne peut pas conjurer simplement à travers des techniques policières ou judiciaires ?
Comment coopérer dans les opérations extérieures ?

Où en est notre réflexion sur l’avenir des Balkans ? Ne serait-il pas temps d’inciter les pays des Balkans à coopérer entre eux pour préparer une éventuelle entrée dans l’Union européenne ? Autrement dit, ne faudrait-il pas renverser les termes du problème ?

Sur l’industrie de défense Monsieur Stark a dit ce qu’il fallait dire. Il n’y a pas d’alternative à la coopération franco-allemande mais on peut aller plus vite dans cette direction.

Bref, il nous faudrait faire de la politique mondiale, sortir d’un certain provincialisme. Il y a beaucoup à faire dans le franco-allemand pour aller plus loin. Cela passe par des visions d’hommes ou de femmes d’Etats. Est-ce impossible ? Je ne le crois pas. L’expérience historique a montré que les phases de tension pouvaient, y compris avec les mêmes partenaires, déboucher sur d’extraordinaires phases de rapprochement. Il faut aller dans cette direction.

Je finirai, moi aussi, par formuler un vœu, celui qu’émerge, au niveau des hommes d’Etat, cette vision de l’intérêt commun de la France et de l’Allemagne, deux pays qui ne peuvent se payer le luxe de s’opposer. Les querelles d’hégémonie sont terminées et l’Europe a besoin d’une vision commune franco-allemande. Certes, nous devons essayer d’entraîner d’autres grands (ou petits) pays européens à partager cette vision, mais c’est plus facile pour des pays qui ont derrière eux une grande histoire, à condition d’être capables de « raisonner mondial » au plan économique comme au plan politique.
Merci.
Le débat est ouvert.

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1/ Le 14 février 842, par l’échange des serments de Strasbourg, Louis le Germanique et Charles le Chauve se promettent assistance contre leur frère aîné Lothaire, désigné empereur par leur père Louis le Pieux. Prononcés, puis rédigés en langues vulgaires, ancêtres du français et de l’allemand, ces serments annoncent le traité de Verdun, imposé à Lothaire en août 843, qui partage l’Empire de Charlemagne selon des critères linguistiques.
2/ « La mésentente apprivoisée, De Gaulle et les Allemands, 1963-1969 » de Benedikt Schoenborn, préfacé par Jacques Bariéty (Prix Duroselle). Ed. PUF, mars 2007

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