Sécurité énergétique et Union européenne

Intervention de Claude Mandil, ancien directeur de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), au colloque du 20 octobre 2008, Quelle politique européenne de l’énergie ?

Merci de m’avoir invité et de me donner la parole.
Comme vous venez de le rappeler, le gouvernement a demandé à l’humble retraité que je suis de préparer un rapport (1) sur la sécurité énergétique au sein de l’Union européenne afin de nourrir des propositions qu’il aurait à faire pendant la présidence française de l’Union européenne. J’ai remis ce rapport en avril, persuadé qu’il allait rejoindre la longue cohorte des rapports qui moisissent sous la poussière. A ma grande stupéfaction, une partie très significative de mes conclusions ont été retenues au conseil européen qui a traité de la question mercredi dernier. Ceci ne veut pas dire qu’elles seront mises en application.

Je vais résumer en quelques mots les grandes idées développées dans ce rapport.

Parler de sécurité suppose l’existence de risques, d’où la nécessité d’identifier les risques contre lesquels il convient de se prémunir. Il faut distinguer les risques à long terme et les risques à court terme, même s’ils sont liés par une sorte de continuum.

Le risque à long terme majeur, évident, rappelé par Monsieur Cœurmont, est le risque du changement climatique. Tout le monde en a conscience, tout le monde connaît les remèdes, sans avoir vraiment conscience de l’ampleur de l’effort nécessaire. La lutte contre le changement climatique nécessite des décisions héroïques et je ne suis pas sûr que les opinions publiques et les gouvernements y soient prêts.

Ces remèdes sont bien connus :
– d’abord et avant tout, beaucoup plus d’efficacité énergétique,
– beaucoup plus de nucléaire,
– beaucoup plus d’énergies renouvelables à condition qu’elles soient compétitives, ce qui aujourd’hui est à peu près le cas de l’éolien mais certainement pas du photovoltaïque,
– et, comme les besoins en énergie sont énormes, notamment pour alimenter les personnes qui en sont le plus dépourvues, il faudra aussi beaucoup plus d’énergie fossile, d’où la nécessité de mettre au point de façon compétitive la technologie de la capture et de la séquestration du CO2.

Je me contente d’évoquer rapidement ces points pour traiter, conformément à ce qui m’était demandé, de la sécurité à court terme.

La sécurité à court terme consiste à se prémunir contre les risques d’interruption de fourniture.

Quelques idées reçues ne me paraissent pas complètement exactes :
– l’Europe serait dans une situation préoccupante du point de vue de sa sécurité énergétique parce qu’elle dépend beaucoup et de plus en plus des importations
– cette situation serait particulièrement préoccupante pour le pétrole et pour le gaz,
– enfin, le problème de la dépendance vis-à-vis de la Russie semble tétaniser tout le monde.

Sur tous ces points je voudrais émettre des opinons un peu « déviantes ».

Premièrement, je ne crois pas que la dépendance vis-à-vis des importations soit un problème en soi. Le fait que l’Europe dépende aujourd’hui à 50% des importations – taux qui devrait passer à 70% en 2030 si rien ne change – ne me paraît pas être en soi une difficulté majeure. Presque tous les grands incidents de rupture d’approvisionnement intervenus au cours des quinze dernières années dans le monde – à l’exception du problème ukrainien – avaient pour origine une défaillance intérieure, « domestique », et non une défaillance de la chaîne d’importation. Les Etats-Unis ont connu une crise majeure en 2005 parce que les ouragans avaient détruit les sites de production et de raffinage américains. Le Japon a connu une crise électrique extrêmement importante parce qu’un certain nombre de centrales nucléaires japonaises ont été fermées en raison d’une gestion calamiteuse de certains incidents. L’Espagne et la Grèce ont connu de grandes pannes parce que leur hydraulicité était insuffisante. La plupart des grandes crises de rupture d’approvisionnement ces dernières années sont intérieures et ne relèvent nullement d’un problème lié aux importations. En revanche il est important d’avoir des énergies aussi diversifiées que possible, par combustible, par origine, par voie de transport. De ce point de vue, là encore, contrairement à l’idée généralement reçue, la situation de l’Europe n’est pas mauvaise, elle est même potentiellement bonne : le mix énergétique européen est assez diversifié entre le pétrole, le gaz, le charbon, le nucléaire, les renouvelables et les fournisseurs sont relativement nombreux et bien diversifiés sur le plan géographique. Toutefois, une condition dont je parlerai un peu plus loin n’est pas réalisée aujourd’hui.

La principale difficulté, me semble-t-il, n’est pas, contrairement à ce qu’on dit, dans le domaine du gaz et du pétrole mais dans le domaine de l’électricité parce que nous n’avons pas assez investi ni en production ni en transport. C’est là que les grandes pannes risquent d’intervenir dans les prochaines années.

Enfin la Russie n’approvisionne que 25% de la consommation européenne de gaz, le gaz lui-même ne représentant que 25% de la consommation d’énergie primaire, le gaz russe représente donc 7% de la consommation européenne d’énergie. Il n’y a là rien d’alarmant.

Une condition toutefois n’est pas réalisée. Les chiffres que je viens de donner sont des moyennes qui recouvrent des disparités très importantes : par exemple le gaz russe représente 0% de la consommation de gaz en Espagne et au Portugal mais 100% de la consommation de gaz dans les pays baltes et en Slovaquie.

Doit-on prendre en considération les chiffres moyens ou les chiffres nationaux ?
Malheureusement seuls les chiffres nationaux sont pertinents pour une raison essentielle : aujourd’hui il n’y a aucune solidarité entre les Etats membres de l’Union européenne. Le conseil européen a retenu – au moins en termes littéraires – ma proposition d’améliorer ce point. Si l’Union européenne doit devenir une communauté d’intérêts, la première étape (comme dans un mariage, dans une famille, comme dans une communauté locale ou nationale), c’est la solidarité. Une interruption de fourniture énergétique dans un Etat membre de l’Union européenne devrait constituer un problème pour l’Union européenne dans son ensemble. Pas nécessairement pour la Commission, je ne me prononce pas sur les mécanismes institutionnels à mettre en œuvre qui peuvent relever de la simple coopération entre Etats. Mais il faut que chacun soit convaincu que si un incident survient dans quelque pays que ce soit, l’ensemble des autres pays doivent se préoccuper de régler le problème en urgence.

Pour le pétrole le problème est résolu par une coopération interétatique qui fonctionne bien, celle de l’Agence internationale de l’énergie (2) que j’ai eu l’honneur de diriger pendant cinq ans, jusqu’à l’année dernière. Grâce à cette coopération entre Etats, chaque fois qu’une interruption de fourniture menace un pays dans le domaine pétrolier, les autres Etats lui viennent en aide. Ce n’est donc pas une utopie. A l’occasion des ouragans de 2005 aux Etats-Unis, l’AIE, en coopération avec les entreprises pétrolières mondiales, a pu mettre sur le marché une partie de ses stocks stratégiques et a contribué à ce que la crise énergétique soit immédiatement jugulée aux Etats-Unis.

Le problème se pose pour le gaz et pour l’électricité. Pour le régler, comme l’a rappelé Monsieur Cœurmont, il faudrait beaucoup plus d’interconnexion. Il faut que, physiquement, l’électricité et le gaz puissent circuler librement au sein d’ l’Union européenne et être dirigés rapidement là où un besoin n’est pas satisfait.

Beaucoup plus d’investissement, beaucoup plus d’interconnexion, ceci exige un achèvement du marché intérieur électrique et gazier pour assurer une fluidité de l’énergie électrique et du gaz. On entend souvent en France, c’est le point de vue du gouvernement actuel, qu’il faut choisir entre achèvement du marché intérieur et sécurité, les deux choses étant incompatibles. Je crois au contraire que la sécurité d’approvisionnement en Europe exige l’achèvement du marché intérieur. Je ne dis pas que c’est suffisant mais que c’est une condition nécessaire.

L’achèvement du marché intérieur ne signifie pas d’ailleurs la dictature à court terme des marchés, bien au contraire. Les investissements d’interconnexion électrique et gazière que j’appelle de mes vœux de façon urgente ne peuvent être décidés qu’à condition que les régulateurs (des gouvernements, des agences gouvernementales ou des agences dites autonomes mais toujours soumises au législateur) prennent en considération les questions de sécurité, ce que pour la plupart ne font pas aujourd’hui. Cela implique qu’ils acceptent que les interconnexions essentielles donnent lieu à des décisions de tarifs de transport suffisamment élevés pour attirer les investissements dans ces interconnexions. Cela nécessite aussi une harmonisation des règles techniques qui n’existe pas ou de façon très insuffisante aujourd’hui. Enfin, cela nécessite, par consensus entre les Etats, la possibilité de rendre disponible une certaine quantité d’électricité ou de gaz en décision urgente pour venir en aide à un pays qui en a besoin.

Cela ne veut pas dire qu’on va stocker le gaz comme on stocke le pétrole, c’est très cher. Cela ne veut pas dire qu’on va stocker l’électricité, c’est pratiquement impossible sauf dans des barrages. [Je signale que l’un des garants importants de la sécurité électrique en Europe est paradoxalement un pays qui n’appartient pas à l’Union européenne, la Suisse, grâce à sa très grande capacité de stockage de l’électricité dans ses barrages].

Cela veut dire que les Etats membres acceptent de réduire leur consommation de X%, sur décision urgente des gouvernements, pour pouvoir acheminer de l’électricité ou du gaz vers les pays qui en ont besoin.

Je serai bref, sur la relation avec la Russie. Notre collègue russe pourra réagir à ce que je vais dire.
Actuellement, la relation entre l’Union européenne la Russie est tout à fait paradoxale. J’ai dit que nous dépendions à hauteur de 25% de notre approvisionnement du gaz russe. Il ne faut pas s’en plaindre mais s’en réjouir. Nous Européens avons énormément de chance de pouvoir disposer, pas trop loin de chez nous, d’un gaz abondant qui, jusqu’ici, nous a été fourni sans la moindre défaillance (y compris dans les moments les plus critiques de la vie politique en Russie, en particulier au moment de l’effondrement de l’URSS, de la chute du mur et du rideau de fer). Le problème n’est pas, comme on l’entend dire parfois, de trouver le moyen de se passer du gaz russe, ce serait une absurdité (et c’est d’ailleurs à peu près impossible). En revanche, nous Européens sommes complètement « intoxiqués » par ce gaz russe : nous pensons, tel un toxicomane dépendant, que le ciel va nous tomber sur la tête si nous n’avons pas le petit mètre cube supplémentaire de gaz russe dont nous avons besoin. C’est d’autant plus absurde que nous passons notre temps à injurier la Russie en lui reprochant son comportement énergétique, le monopole de Gazprom et en exigeant qu’elle signe la Charte de l’énergie.
Cessons d’agir comme un toxicomane qui injurie son dealer.

Être moins toxicomane ne veut pas dire importer moins de gaz russe mais négocier les conditions d’achat avec le fournisseur russe, chose que nous sommes totalement incapables de faire aujourd’hui. Une autre solution consisterait à diminuer notre besoin en améliorant l’efficacité énergétique mais ces décisions n’ont pas d’effet à très court terme. Nous pourrions aussi avoir recours au gaz naturel liquéfié, ce qui suppose des terminaux méthaniers. Le gaz naturel liquéfié a un avantage extraordinaire sur le gaz par tuyaux, c’est sa souplesse. En cas de besoin urgent, on peut, à condition d’y mettre le prix (les bateaux ne se détournent que pour aller là où le prix est suffisamment attractif), faire venir des cargaisons de gaz naturel liquéfié initialement destinées aux Etats-Unis ou au Japon. Aujourd’hui en Europe, il existe des terminaux méthaniers dans le sud, en Méditerranée, beaucoup en Espagne, plusieurs en France, il y en a en Belgique, en Grande-Bretagne, il n’y en a pas en mer Baltique, en Allemagne, pourtant le plus gros consommateur de gaz européen, on peut s’en étonner.

Pour être plus décontracté vis-à-vis du fournisseur russe, la priorité est de cesser de faire des bêtises avec le nucléaire : quand on a de bonnes centrales nucléaires qui ne demandent qu’à tourner et qu’on s’apprête à les fermer (c’est le cas de l’Allemagne), le moins qu’on puisse dire c’est qu’on ne donne pas un très bon signal de force vis-à-vis de notre fournisseur russe.

Il faut aussi se rappeler que la Russie est un pays souverain. Nous pouvons penser que le système énergétique russe actuel n’est pas le meilleur, qu’il fait un abus considérable des monopoles, sauf dans le domaine de l’électricité, qu’il se préoccupe de façon très insuffisante de l’efficacité énergétique, que le torchage du gaz associé aux gisements de pétrole est un scandale énergétique et environnemental majeur. Nous pouvons le dire à nos amis russes sans passer notre temps à leur faire la leçon comme si nous exigions qu’ils prennent automatiquement notre modèle. Le système énergétique russe doit être décidé par la Russie, de même que le système énergétique européen doit être décidé au sein de l’Union européenne, par les Etats membres et les mécanismes de l’Union sans que la Russie ait rien à dire.

Prenons l’exemple de la Charte de l’énergie. Certains d’entre vous connaissent peut-être ce grand traité, très ambitieux, signé dans le milieu des années 90 par un certain nombre de pays dont beaucoup d’Etats européens. Son objectif était la mise en place des règles de bonne coopération entre pays producteurs et consommateurs d’énergie sur le continent européen au sens large, et parfois au-delà, pour régler les problèmes de transit d’énergie, de résolution des litiges etc. La Russie a d’abord signé cette Charte avant de se raviser et, depuis cinq ans, elle dit sur tous les tons, à tous les niveaux, y compris au niveau le plus élevé, celui du président russe, qu’elle ne ratifiera pas. Ses raisons ne sont pas toutes nécessairement à rejeter. Que répondre aux Russes qui nous disent : « Vous voulez à tout prix que nous ratifiions mais vous ne l’exigez pas de la Norvège qui est un fournisseur presque aussi important que nous » ? Il est inutile de créer des difficultés lors de chacune des réunions internationales avec la Russie. En revanche appuyons-nous sur ce qui existe : le sommet du G8 de 2006 qui se tenait à Saint-Pétersbourg, sous présidence de Vladimir Poutine, alors président de la Fédération de Russie, a publié dans un communiqué la décision suivante : « Nous, chefs d’Etats et de gouvernements des 8, Russie incluse, sommes d’accord pour appliquer les principes de la Charte de l’énergie. » Mettons nous donc autour d’une table pour examiner ces principes approuvés par les huit chefs d’Etats et de gouvernements. Que faut-il faire pour les appliquer ? Ce serait une façon courtoise et positive d’aborder le problème plutôt que de faire la leçon à la Russie en lui serinant : « Il faut que vous ratifiiez ! »

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1) Rapport au Premier Ministre : « Sécurité énergétique et Union européenne ». Propositions pour la présidence française. Claude Mandil, 21 avril 2008.
2) AIE (Agence internationale de l’énergie) : agence semi autonome chapeautée par l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économique) dont le but est le conseil en matière de politique énergétique.

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