La politique de R&D européenne et l’énergie: comment préparer l’avenir ?
Intervention de Pierre Papon, professeur émérite Ecole supérieure de physique et chimie industrielles de Paris (ESPCI), ancien DG du CNRS et ancien PdG de l’IFREMER, Commissaire scientifique de l’exposition sur l’énergie de la Cité des sciences et de l’industrie, au colloque du 20 octobre 2008, Quelle politique européenne de l’énergie ?
• Les grands enjeux scientifiques et techniques de l’énergie, dont Anne Lauvergeon a d’ailleurs amplement parlé.
• La politique européenne en matière d’énergie : ce qu’elle fait, ce qu’elle devrait faire.
• Enfin, quelques considérations sur les transferts de technologies.
Pour répondre à la question que vous avez posée, Monsieur le Président, je soulignerai que, s’agissant des technologies de l’énergie, les investissements sont tellement lourds que l’avenir technique, à horizon 2030, est pratiquement écrit. Même si, cette nuit, dans un laboratoire de Belfort ou de Novossibirsk, une découverte majeure était faite, elle n’aurait, en tout état de cause, de réelle incidence sur la production d’énergie que dans deux à trois décennies.
S’agissant des investissements, puisque vous m’avez invité à donner quelques éléments, je citerai quelques chiffres. Pour vous donner un point de référence, la fusion thermonucléaire en l’occurrence, le coût du projet ITER, le réacteur international d’initiative européenne qui va être construit, devait initialement s’élever à environ 7 milliards d’euros. Pour des raisons techniques et scientifiques, le devis initial a déjà été dépassé d’un milliard d’euros. C’est donc un investissement très lourd. On a beaucoup parlé du stockage du gaz carbonique – ou « Comment s’en débarrasser » -.J’ai lu qu’une tonne évitée de gaz carbonique coûte environ 30 euros. Il faut donc des investissements qui s’imputeraient sur la production d’électricité. Les innovations et les ruptures scientifiques et techniques sont rares (quelques-unes par siècle), la dernière fut la mise en route de la première pile atomique par Ferni à Chicago en 1942 sous les gradins du stade de l’université (on ne se préoccupait pas à l’époque du principe de précaution), mais elles peuvent changer la donne.
Pour schématiser, je regrouperai les enjeux scientifiques et techniques en trois catégories :
• agir sur la demande pour améliorer l’efficacité énergétique et accroître les économies d’énergie
• préparer l’après-pétrole et l’après-gaz naturel. Nous devons faire face à deux défis : le réchauffement climatique et la disponibilité de ressources exploitables : trente, quarante ou cinquante ans pour le pétrole au rythme de consommation actuelle, environ soixante ans pour le gaz naturel. Les produits pétroliers, pour l’instant, n’ont pas d’alternative crédible pour les transports (qui représentent le tiers de la consommation d’énergie). Ni les biocarburants actuels, ni la filière hydrogène ne peuvent constituer des réponses sérieuses.
• Produire, stocker, distribuer l’électricité.
Face à ces défis, que fait l’Europe ? Que faudrait il qu’elle fasse ?
Anne Lauvergeon a rappelé que l’énergie fut dans l’Après-guerre le premier point d’application d’une politique européenne, à travers le traité de la CECA, signé en 1951 à l’initiative de Jean Monnet. La CECA lança un premier programme de recherches européen sur le charbon et l’acier considéré par tous ceux qui y ont participé comme un très grand succès, aboutissant notamment à une amélioration de la productivité dans les mines de charbon et dans les hauts fourneaux. Anne Lauvergeon a aussi évoqué le traité de l’Euratom (1957). Un an après la crise de Suez, le préambule du Traité de Rome créant l’Euratom comporte des déclarations étrangement actuelles sur l’efficacité énergétique, l’indépendance énergétique de l’Europe. Mais l’Euratom fut un échec.
Que fait donc la commission européenne pour l’énergie en matière de recherche ?
Claude Mandil et Anne Lauvergeon ont dressé le tableau de la politique européenne avec ses difficultés, ses contradictions (3 x 20% (1)). Depuis une vingtaine d’années, les programmes de recherches de l’Europe sont regroupés dans un « Programme cadre pour la recherche et le développement technique ». On en est au n° 7 :2006-2013, doté de 50 milliards d’euros. Le volet énergétique, avec le programme « Energie durable » – mot à la mode – comprend pratiquement tout (économies d’énergie, charbon, éolien, solaire etc.) sauf le nucléaire. Un autre programme est développé dans la structure ex-Euratom pour le nucléaire : un demi milliard pour le nucléaire « à la Anne Lauvergeon » : sécurité, traitement des déchets, sûreté des réacteurs et plus d’un milliard pour la fusion thermonucléaire contrôlée, le programme ITER. Ce programme international associe l’Union européenne (qui a, non sans mal, adopté une position commune), la Russie, la Chine, le Japon, la Corée du sud et les Etats-Unis. C’est un programme futuriste dont le lancement est en cours à Cadarache.
On peut constater une large dispersion des efforts européens mais, Claude Mandil l’a suggéré, il est difficile de faire autrement, en matière d’énergie il faut faire feu de tout bois.
On pourrait penser, pour utiliser la terminologie de la Loi Chevènement de 1982, que l’Europe aurait pu lancer des « programmes mobilisateurs » pour focaliser sur un certain nombre de techniques nécessitant la mobilisation de moyens importants. Une tentative est faite en la matière avec les Joint technology Initiatives (JTI), les initiatives technologiques conjointes, avec un programme qui a été lancé cette année sur l’hydrogène et les piles à combustible (environ un milliard d’euros). Du côté français les chefs de files sont le CEA et l’Air liquide. Un autre programme est en gestation, Clean Sky (Ciel propre), sera sans doute piloté par EADS. Il s’agit de construire des moteurs d’avions qui consomment moins d’énergie et émettent moins de polluant – notamment d’oxyde d’azote – dans l’atmosphère. Cette focalisation constitue une première tentative.
Je voudrais faire deux remarques :
Anne Lauvergeon l’a dit à propos des réacteurs eux-mêmes, on peut regretter que le nucléaire soit sous-évalué dans les programmes de recherches européens (à peine un milliard d’euros via le traité Euratom) compte tenu de l’enjeu que cela représente : il faudrait amplifier les efforts sur le retraitement des déchets, la sécurité.
Les biocarburants actuels ne tiennent pas la route. Il n’est pas raisonnable d’utiliser des produits agricoles à finalité alimentaire pour faire des biocarburants.
Que devrait faire l’Europe pour le moyen terme ?
Certainement une action sur la demande et l’amélioration de l’efficacité énergétique : la marge y est encore est importante. Des techniques et des procédés permettent d’améliorer les rendements des centrales électriques (en évitant les pertes par transmission) et des moteurs des véhicule de transport (mais la mise au point de véhicules hybrides, avec ou sans piles à combustible, dépend de la possibilité de faire sauter d’importants verrous technologiques).
La préparation de l’après-pétrole est aussi un enjeu important : carburants de substitution, production de carburants synthétiques par liquéfaction (mais on ne sait pas encore comment se débarrasser du gaz carbonique : les techniques de séparation et de stockage souterrain du gaz carbonique requièrent encore un effort technique important).
Un effort sur l’électricité (en particulier le stockage et l’interconnexion des réseaux électriques) est enfin nécessaire. Ce dernier problème est très compliqué : il ne suffit pas de fabriquer de l’énergie électrique avec de l’éolien ou du solaire, encore faut-il pouvoir se connecter à un réseau et éviter que les réseaux disjonctent.
D’où la nécessité, à court et moyen termes (horizon 2020), de lancer des programmes mobilisateurs pour focaliser davantage les choses. Sans doute, évitant de créer un centre européen (on a vu que l’Euratom a été largement un échec), faudrait-il fédérer les actions de l’Europe par le biais d’une agence qui financerait des projets. Le financement pourrait être assuré par la vente des droits d’émission des gaz carboniques (2). Dans le futur un plafond unique d’émission sera fixé par l’UE à partir de 2013 (l’UE a prévu d’abaisser de 20% ses émissions de gaz carbonique par rapport à leur niveau atteint en 2005, et d’autres gaz à effet de serre seront pris en compte). Par ailleurs, 60% des droits démission des industriels seront vendus aux enchères par Bruxelles. Les produits financiers pourraient pour partie être investis dans la recherche et des installations de démonstration.
Pour le très long terme, il est clair qu’un effort doit porter sur le nucléaire qui n’a probablement pas dit son dernier mot. On peut évoquer le nucléaire de quatrième génération utilisant le plutonium, mais aussi des recherches sur la transformation des déchets à vie longue en déchets à vie courte en utilisant la transmutation, les accélérateurs de particules. Un effort massif, plus structuré, s’impose donc.. Il faut trouve un biais pour le réaliser : compte tenu de la situation politique en Europe s’agissant du nucléaire, comme l’a rappelé Anne Lauvergeon, on ne trouvera pas d’accord à vingt-sept.
Il est nécessaire, enfin, de travailler sur le « nouveau solaire », pour utiliser l’énergie solaire avec un rendement satisfaisant, ce qui n’est pas le cas actuellement.
Nous voyons qu’un certain nombre de démarches structurées sont nécessaires.
Je terminerai par les transferts de technologies et ce que peut faire l’Europe dans ce domaine.
Lorsque l’on parle de transferts de technologies il faut préciser vers quels pays on les réalise.
On schématisera quelque peu le débat en distinguant:
– un groupe assez vaste et hétérogène de pays pauvres qui ont peu de ressources énergétiques (ou qui ne les exploitent pas directement) et dont le potentiel scientifique est faible ; typiquement ce sont les pays d’Afrique, une partie des pays asiatiques (le Bangladesh par exemple) et d’Amérique du sud
– les pays dits émergents, pourvus de certaines ressources énergétiques et dotés d’une expertise scientifique et technique (typiquement la Chine, l’Inde et le Brésil).
Les problèmes de transfert se posent différemment entre l’Europe et ces deux groupes de pays.
Pour les pays les plus pauvres (la très grande majorité des pays africains) on remarquera que la consommation d’énergie par habitant est inférieure à 0,5 tonne équivalent pétrole (0,5tep), huit fois moins que la moyenne européenne, et que la majorité de leur population n’a pas accès à l’électricité (1,5 milliard d’habitants de la planète n’ont pas d’accès direct à l’électricité).
Pour ces pays d’Afrique ou d’Amérique latine, les transferts de technologie et de connaissances scientifiques dans les domaines de l’énergie doivent d’abord aider ces pays à mieux utiliser leurs ressources en améliorant l’efficacité de leurs systèmes énergétiques (rendement des moteurs, des centrales thermiques, moyens de transport) et de la biomasse (une ressource importante) de façon moins polluante (dans la cuisson des aliments et le chauffage quand il est nécessaire, la biomasse brûlée dégageant des polluants qui sont à l’origine de maladies respiratoires dont sont souvent victimes les femmes et les enfants). Un effort massif est nécessaire.
Un effort s’impose donc aussi pour soutenir toutes les actions de production locale d’électricité : éolien côtier, solaire dans les endroits isolés, développement de la petite hydraulique. Cela suppose la mise à disposition de techniques. A plus long terme, il est nécessaire de préparer les pays africains par une coopération scientifique à un usage d’un solaire « massif » (par des grandes centrales pour la production d’électricité photovoltaïque ou par des systèmes à concentration) quand celui-ci deviendra rentable, à l’horizon de vingt ou trente ans.
Un autre effort considérable doit concerner la formation d’ingénieurs, de techniciens, de chercheurs, des gestionnaires. Ces cadres et ces techniciens sont nécessaires pour améliorer les performances des systèmes énergétiques et rationaliser l’utilisation des ressources.
Alors que fait l’Europe dans ces domaines ?
Je suis associé au travail d’un institut de science et de technologie créé il y a cinq ans pour former des techniciens à Pointe noire et des ingénieurs à Douala, notamment dans les techniques énergétiques. Là, l’Europe n’a pratiquement rien fait, ces sont les moyens des entreprises et des ONG qui ont permis de lancer cette action.
L’enjeu est réel. L’Afrique a lancé en 2001 une initiative importante sous l’égide de l’Organisation de l’unité africaine (OUA), le NEPAD (Le Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique, New Partnership for African Development en anglais). Le NEPAD a un volet énergétique à travers le Consortium pour les Infrastructures en Afrique (le CIA) et veut essayer de développer des opérations de transfert à partir de l’Europe mais là, encore une fois, l’Europe n’a pas fait grand-chose pour faciliter les transferts de techniques.
Compte tenu des liens que bon nombre de pays, dont le nôtre, entretiennent avec des pays africains, il y a très certainement une marge de manœuvre très importante en direction des pays africains.
Je termine par les pays que l’on dit émergents tels que la Chine, l’inde et le Brésil qui sont dotés de certaines ressources énergétiques. Ainsi la Chine est-elle le premier producteur mondial de charbon dont elle produit 2,5 milliards de tonnes (ce qui lui permet de produire 80% de son électricité). L’Inde est aussi un gros producteur de charbon. Ces pays ont clairement des capacités scientifiques et techniques. Les opérations à mener dans leur direction concernent l’amélioration de l’efficacité énergétique de leur économie et la diminution de la croissance de leurs émissions de gaz carbonique (le facteur le plus important du réchauffement climatique : la Chine est devenue en 2007 le premier pays émetteur de gaz carbonique).
Il faut donc viser l’amélioration de l’efficacité de l’utilisation du charbon, éventuellement par sa liquéfaction ou sa gazéification pour produire des carburants. La Chine est en train de construire deux usines de liquéfaction du charbon mais celles-ci vont être polluantes. Or nous avons les compétences techniques pour les aider dans ce domaine.
Dans le domaine du nucléaire, les opérations de transfert ne doivent pas faire l’objet de grands programmes de l’Europe mais plutôt emprunter la voie d’actions bilatérales impliquant à la fois des organismes publics et entreprises industrielles.
Je terminerai en soulignant que pour ces pays émergents, les transferts de technologies devraient se dérouler dans le cadre de deux traités en cours de renégociation :
Le premier est le Traité de non prolifération nucléaire (le TNP) qui doit être actualisé en 2010. On a vu récemment le problème que pose la coopération nucléaire avec l’Inde qui n’a pas signé ce traité. Ce traité doit être respecté et renforcé notamment en donnant des moyens supplémentaires de contrôle à l’AIEA de Vienne. La création d’une banque des combustibles sous contrôle international de l’AIEA pourrait être aussi une solution pour développer le nucléaire à une échelle mondiale.
Le deuxième est le Protocole de Kyoto qui limite les émissions de gaz à effet de serre, en cours de renégociation (le terme en a été fixé à décembre 2009 à Copenhague). Les transferts de technologie vers ces pays pourraient constituer une sorte monnaie d’échange pour qu’ils acceptent, après 2012, des mesures de limitation de leurs émissions, ce qu’ils n’ont pas fait jusqu’alors (l’actuel protocole de Kyoto les en dispense). Je crois comprendre que B. Obama, dans son programme sur l’énergie, a proposé de lier les transferts de technologies au renouvellement de signatures du Protocole de Kyoto avec des engagements fermes. Obama, tout comme Mac Cain d’ailleurs, a décidé de ratifier ce protocole, les Etats-Unis ne l’ayant pas fait jusqu’à présent.
Je terminerai en disant que s’agissant de l’avenir de l’Europe de l’énergie, la recherche et la technologie sont un moyen privilégié d’élargir l’éventail de nos choix futurs.
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1) Augmenter de 20% l’efficacité énergétique – réduire de 20% les émissions de gaz à effet de serre – atteindre une proportion de 20% d’énergies renouvelables dans la consommation énergétique totale de l’UE.
2) Ces droits ou permis d’émission créés en 2005 couvrent aujourd’hui 10 000 installations industrielles qui représentent 40 % des émissions. La Commission estime que les permis attribués jusqu’alors au niveau des Etats étaient trop laxistes.
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