Intervention de Jean-Pierre Chevènement, président de la Fondation Res Publica, au colloque du 20 octobre 2008, Quelle politique européenne de l’énergie ?
Nous avons parlé d’énergie, un sujet éminemment politique : votre exposé, d’autres auparavant, celui de Monsieur Claude Mandil notamment, l’ont montré. J’adhère au point de vue modéré qu’a exprimé Claude Mandil. La Russie ne doit pas être diabolisée. En 1982, j’étais ministre de l’Industrie dans le gouvernement qui a réquisitionné les entreprises américaines qui, en France, participaient à la construction du gazoduc sibérien, notamment Dresser France, sise au Havre, qui fabriquait les compresseurs. Alors que la guerre froide battait son plein, nous avons pris des décisions conformes à notre intérêt national et à l’intérêt européen bien compris. Je me souviens d’une conversation, à Washington, avec Monsieur Bush père, alors vice-président : j’essayais de lui expliquer que nous avions besoin du gaz sibérien et qu’il ne fallait pas tout ramener à la question de l’Empire du mal. Il n’a pas réagi – sans doute peu désireux de polémiquer – mais il m’a paru assez compréhensif. Il est vrai que la famille Bush s’intéresse beaucoup au pétrole.
Clémenceau disait déjà en 1918 qu’une goutte de pétrole est aussi précieuse qu’une goutte du sang d’un soldat. Chacun sait que le pétrole a gouverné puissamment le partage du Moyen Orient entre la France et la Grande-Bretagne, la Grande-Bretagne se réservant d’ailleurs le meilleur morceau, ne laissant à la France que le quart de l’Iraq Petroleum Company (1) d’où est née la CFP (Compagnie française des pétroles) – aujourd’hui Total – chose qu’on ne rappelle jamais. Je ne soulignerai pas le rôle important que joua le pétrole lors de la Deuxième guerre mondiale, déviant les offensives des armées de Hitler en URSS vers le Caucase. Pas davantage ne faudrait-il oublier que c’est l’embargo américain sur le pétrole qui décida les Japonais à lancer leur offensive suicidaire sur Pearl Harbour. Aujourd’hui, qui ne voit le rôle du pétrole dans la stratégie américaine au Moyen Orient et en Asie centrale pour s’accaparer les richesses de la région du Golfe mais aussi de la Caspienne (avec probablement quelques erreurs d’estimation) ? J’ai lu le rapport de Claude Mandil sur les richesses du Turkménistan. Il se trouve que je fus en tant que parlementaire président de France-Turkménistan à l’époque où le Turkménistan était classé comme le 4e pays quant aux réserves gazières : je vois que ces prévisions ont été revues à la baisse.
Je note aussi que le projet Nabucco (2) ne pourra réussir que s’il est alimenté avec du gaz russe, juste retour des choses car il avait précisément été conçu pour contourner la Russie ! Faut-il y voir un inconvénient? Je n’en vois guère car, comme le dit Monsieur Mandil, le gaz russe ne représente que 7% de notre consommation énergétique globale. Pour des raisons évidentes de proximité géographique, c’est beaucoup plus important pour les Pays baltes.
Les tensions qu’on observe aujourd’hui en Europe ne procèdent-elles pas aussi de la diplomatie américaine ? Les systèmes anti-missiles, la volonté d’étendre l’OTAN toujours plus à l’est trahissent les engagements qui avaient été pris en 1989-90 vis-à-vis des Soviétiques à l’époque Monsieur Gorbatchev) de ne pas étendre l’OTAN au territoire même des Länder d’Allemagne de l’est : je m’en souviens d’autant mieux que j’étais alors ministre de la Défense. Depuis on a fait beaucoup de « progrès » (au sens étymologique du terme), poussant jusqu’à la Tchéquie, la Hongrie, la Pologne, les Pays baltes et on parle pour demain de l’Ukraine de la Géorgie. Cette extension se nourrit évidemment d’une vision antagonique des rapports avec la Russie. Est-ce là une vue pertinente ?
Les Américains, à mon sens, devraient y réfléchir à deux fois : ils se sont mis à dos le monde musulman (1,2 milliard de personnes) en envahissant l’Irak et en lançant une grande guerre – soi-disant contre la terreur – qui dégénère en guerre de civilisations. Si le terrorisme doit être combattu, terrorisme et monde musulman ne sont absolument pas superposables. Aujourd’hui, on parle beaucoup de la Russie à propos du Caucase, de l’Ukraine etc. Un troisième discours suggère que le grand rival des États-Unis sera la Chine (dont le PIB dépassera en 2030 celui des États-Unis). L’adversaire est-il la Russie ? Le monde musulman ? La Chine ? Je n’ai pas de conseils à donner à nos amis américains mais il serait bon qu’ils choisissent et qu’ils ne nous entraînent pas sur des voies dangereuses et contreproductives. Je pense exprimer là, en un langage assez clair, des réticences de plus en plus sensibles dans la politique française. Le rapport de Monsieur Mandil est très nuancé sur ce sujet (il fallait un certain courage pour écrire ce qu’il a écrit en mars ou avril dernier). Entre l’Europe et la Russie, la complémentarité est, en effet, évidente.
On peut bien sûr envisager une diversification. Ni la Norvège ni l’Algérie ne produiront éternellement du gaz. L’Iran devra être réintégré dans la communauté des nations. Je note la présence de Monsieur l’ambassadeur Nicoullaud qui nous représenta à Téhéran pendant plusieurs années et qui a toujours tenu un langage modéré, comme il convient, sans jamais insulter l’avenir. Nous savons, d’autre part, que l’Iran et le Qatar vivent sur la même – énorme – bulle de gaz. Maintes possibilités de diversification se profilent donc à l’horizon.
J’ai émis l’idée que la question de l’approvisionnement énergétique de l’Europe – certes sujet technique – est aussi un sujet politique, nous venons de le voir à propos de la Russie. C’est un sujet politique parce que, si on veut diminuer l’émission de gaz à effet de serre, si on veut résoudre les problèmes de la mutation énergétique que posera l’épuisement du pétrole et du gaz à un horizon de quelques décennies, d’énormes investissements devront être réalisés. Qui ne voit que ce thème devrait être au premier rang des préoccupations, au moment où on réfléchit à la manière de dominer la crise qui est là ? La révolution énergétique devra être financée, quand on cherche de l’argent, on en trouve. On en a trouvé pour renflouer nos banques, pour les aider à se faire à nouveau confiance. L’Etat s’est manifesté.
Je voudrais terminer par la question du nucléaire. Dans le panel des sources d’énergie le nucléaire est indispensable. Je ne sous-estime pas l’importance de l’efficacité énergétique, des économies d’énergie. Il se trouve que j’ai créé en 1982 l’ANME (Agence nationale de maîtrise de l’énergie), devenue l’ADEME, dont le rôle est justement de financer les économies d’énergie. Mais on ne peut pas s’en sortir par la seule efficacité énergétique, comme le croient les Verts. Il y a place pour le nucléaire dans le bouquet énergétique. Grâce aux choix politiques faits par la France en d’autres temps, nous avons la chance d’avoir une maîtrise remarquable de cette filière nucléaire. Il faut combattre la puissance de l’idéologie régressive qui voudrait démoniser le nucléaire. Je ne nie pas que le nucléaire pose des questions mais ces problèmes sont solubles, comme nous l’avons vu lors d’un colloque organisé par la Fondation Res publica sur « Le nucléaire et le principe de précaution » (3). Pierre Papon a abordé la question de la prolifération. Anne Lauvergeon a écrit dans son livre qu’on ne peut pas vendre des centrales nucléaires à des pays qui ne peuvent pas maîtriser cette technologie. Il y a en effet un principe de responsabilité qu’on a parfois tendance à oublier dans les hautes sphères. Le nucléaire est une technologie difficile. Elle ne peut être maîtrisée que par des pays qui ont atteint un niveau de développement et de formation qui leur permet de gérer en toute sécurité une industrie de ce type.
Sur la question des coûts, l’exposé remarquable par ailleurs de Pierre Papon m’a cependant quelque peu laissé sur ma faim. Certes une incertitude subsiste sur les coûts de l’énergie mais si un mégawatt/ heure d’origine nucléaire coûte entre 30 et 40 euros, le même mégawatt/ heure provenant du charbon coûte 50 euros, c’est 60 euros dans le cas de l’éolien : une différence de un à deux n’est pas tout à fait négligeable. Sans vouloir apporter de l’eau au moulin de Monsieur Giscard d’Estaing qui en a fait un combat personnel, j’observe qu’il faudra bien que le contribuable paye les subventions qui nous permettront de développer ces éoliennes tous azimuts. On pourrait dire la même chose des biocarburants de première génération.
Ce sont des questions sur lesquelles il faudrait s’interroger sérieusement et publiquement. Une réflexion économique devrait guider le discours de la R&D. Moi-même, ayant voulu conseiller Madame Ségolène Royal pendant la campagne présidentielle, je me suis heurté à un fort lobby au sein de son entourage. Outre Monsieur Rebelle (4), une pléiade d’économistes affirmaient que, très rapidement, nous arriverions à des coûts compétitifs dans le domaine du solaire et même du photovoltaïque ; Monsieur Papon – un homme à l’esprit très ouvert – ne le croit pas, semble-t-il.
Nous sommes devant un défi immense : il s’agit de concevoir et financer un nouveau modèle de développement qui pourrait être, comme on le disait jadis, le ressort d’une nouvelle croissance. Il faut penser cette nouvelle croissance, lui donner des priorités : l’éducation, le social, l’hôpital public, la maîtrise des ressources rares et combien d’autres choses encore.
Je conclus sur l’Europe, puisque c’est notre sujet.
Monsieur Mandil nous a dit que la priorité est la création d’un marché intérieur concurrentiel. Est-ce vraiment la priorité ? La priorité ne consiste-t-elle pas d’abord à produire l’énergie dont nous avons besoin ? Les interconnexions sont nécessaires mais il faut aussi dégager les financements qui permettront de mener à bien une mutation énergétique qui n’est pas réductible à la mise sur pied d’un marché concurrentiel. Monsieur Grigoriev nous a dit que là n’est pas la priorité de la Russie.
La crise qui se développe sous nos yeux montre à l’évidence que l’Europe avance par saccades et à partir du fait national. Le « Paulson’s plan » a donné l’idée d’un « plan Paulson à l’européenne » que l’Allemagne a refusé. Monsieur Sarkozy a réuni le G4 des pays les plus importants par leur PIB ; ceux-ci ont défini quelques principes dont celui d’une concertation étroite que Madame Merkel a oublié dans la nuit en reprenant Hypo Real Estate sur fonds publics. On a alors réuni l’eurogroupe (à 15) auquel on a ajouté la Grande-Bretagne. Monsieur Gordon Brown – qui se souvenait sans doute d’avoir été socialiste – a proposé un plan de recapitalisation des banques. Chacun est reparti avec « sa » réponse à la crise mais au moins a-t-on coiffé d’un « chapeau » européen ces seize plans nationaux. Un contenu européen avec une substance nationale, ce n’était pas si bête ! De leur côté les Américains, réalisant que la recapitalisation pouvait avoir du bon, ont modifié le plan Paulson en injectant 250 milliards de dollars dans le capital de leurs banques.
Nous progressons donc, par saccades, mais le fait national est toujours très important et je doute qu’en matière énergétique on puisse aller vers une communauté universelle. Monsieur Mandil a comparé l’Union européenne à un mariage mais, en matière de mariage, il existe, à côté de la communauté universelle, la communauté réduite aux acquêts, les contrats de mariage etc. Je me demande si on peut progresser aussi vite vers la communauté universelle. Ne faut-il pas, avant d’aller plus loin, construire des politiques communes, comme l’a suggéré François Cœurmont. L’essentiel est d’avoir, sur l’essentiel, une raisonnable solidarité.
Je pense sincèrement que la Russie est assez avisée pour ne pas couper le gaz à l’Estonie, il faudrait vraiment que la situation évolue de manière dramatique ou que l’Estonie se conduise très mal à l’égard de ses habitants russophones. J’espère qu’on n’en viendra jamais à cette extrémité et que chacun saura peser en vue de trouver, en tous domaines, des solutions raisonnables.
Ce sujet éminemment politique doit alimenter notre réflexion pour l’avenir. Mais il va aussi alimenter le débat qui, maintenant va s’ouvrir (Madame Lauvergeon a dû nous quitter et ne pourra pas prendre part au débat).
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1) Compagnie pétrolière fondée en 1927 et remplaçant la »’Turkish Petroleum Company »’ pour l’exploitation pétrolière en Irak, l’IPC formait une société à capitaux occidentaux répartis comme suit :
* 23,75% Royal Dutch Shell (compagnie Shell)
* 23,75% British Petroleum Co. (BP)
* 23,75% NEDEC (Near East Development Corporation, elle-même 50% Mobil et 50% Esso) à capitaux américains
* 23,75% Compagnie française des pétroles (CFP), ancêtre de Total SA Total
* 5% Calouste Sarkis Gulbenkian (surnommé « Monsieur Cinq Pour cent »)
2) Projet Nabucco : projet de gazoduc censé livrer le gaz centrasiatique en contournant la Russie. L’Union européenne justifie ce projet par la nécessité de sécuriser son approvisionnement.
3) Colloque « Le Nucléaire et le principe de précaution » , cinquante ans de nucléaire civil : les acquis et les peurs, organisé le mardi 24 janvier 2006 par la Fondation Res Publica
4) Ancien directeur de Greenpeace, Bruno Rebelle rejoint en janvier 2007 l’équipe de la candidate socialiste à l’élection présidentielle en tant que conseiller sur les questions de développement durable, de protection de l’environnement et de solidarité internationale.
5) Hypo Real Estate (HRE), banque immobilière, 4e banque allemande.
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