Une politique cinématographique ambitieuse

Intervention d’Alain Auclaire, ancien président de la FEMIS, au colloque du 29 septembre 2008, Paradoxes du cinéma français.

Au risque de sortir quelque peu des rails que vous avez tracés dans votre introduction, Monsieur le sénateur, je partirai d’un paradoxe qui ne figure pas parmi ceux que vous avez évoqués. Il me semble en effet que le titre choisi pour ce colloque se fait l’écho d’une problématique traditionnelle selon laquelle le cinéma français survivrait dans un état de crise chronique. Plusieurs constats viennent généralement étayer cette affirmation : surabondance supposée de la production nationale, faible rentabilité d’un grand nombre de films français, présence trop modeste de notre production sur le marché international, manque d’ambition ou narcissisme de beaucoup de cinéastes par ailleurs portés aux nues par une critique complaisante. On en conclut ainsi que la puissance et la constance du soutien de l’État et des collectivités publiques a permis la constitution d’un secteur professionnel clanique et indifférent au monde extérieur.

Je ne doute pas que les personnes présentes à cette tribune évoqueront plus savamment que je ne pourrais le faire les questions posées par la production, la place du cinéma français au niveau international ou les questions du numérique.

Mais je souhaite aborder pour ma part une autre question, en amont de celles que je viens de citer. Cette question est au cœur de la politique du cinéma depuis la création du ministère des affaires culturelles, voici près de cinquante ans, par André Malraux. Il disait alors que le cinéma était « l’industrie du rêve », mais il a tenu à l’intégrer au sein du ministère de la culture. Elle est toujours actuelle, même si la formulation a changé. Les débats qui ont fleuri à ce moment-là – et n’ont d’ailleurs pas cessé depuis – tournaient autour de la question : Le cinéma est-il un art ? Une industrie ? Un art et une industrie ? Un art ou une industrie ? Cette question n’est pas tranchée et sans doute est-ce heureux.

Aujourd’hui, chacun admet que nous sommes dans l’ère des industries culturelles, et que le cinéma en est l’une des clés. Les débats actuels portent donc sur des questions apparemment très prosaïques. Quel est l’impact des technologies numériques ? Quelle est la contribution des nouveaux marchés au financement de la production ? Quel est l’apport de l’industrie audiovisuelle en matière d’emploi ? Faut-il ouvrir le secteur plus largement à la concurrence ou maintenir une forte régulation ? Mais à travers le thème de la diversité culturelle défendu par la France et par la majorité de ses partenaires, la question demeure posée : le cinéma est-il un objet de culture et/ou de consommation ?

C’est pourquoi je crois nécessaire de s’arrêter un instant sur cette question : en quoi le cinéma est-il un objet de consommation ? Comment ? Par qui ? Est-il encore un objet culturel ? Le restera-t-il à l’avenir ? De quelle manière ?

Pour tenter d’éclairer ce débat en faisant appel à des données objectives, je vous proposerai d’observer l’évolution du public de cinéma et des modes de consommation des films. Mais ce faisant, il s’agira bien de s’interroger sur la réalité et le rôle de la culture cinématographique aujourd’hui, notamment à partir de la question de l’éducation au cinéma.

1) La consommation de cinéma.

S’agissant de la consommation des films, il convient de s’appuyer sur les données très précises dont nous disposons pour la télévision, pour les nouveaux médias et, bien entendu, pour la salle de cinéma.

a) La consommation des films à la télévision.

À la télévision, le cinéma fait l’objet d’une consommation effrénée.

Plus de 1500 films sont diffusés chaque année par les chaînes hertziennes en clair, TF1 Antenne 2, France 3, M6. Si le cinéma obtient une part d’audience relativement importante, ce n’est plus le programme dominant comme ce fut le cas naguère. À titre indicatif, la part d’audience moyenne enregistrée en 2007 pour les films de cinéma est la suivante (1% = 566 000 spectateurs) : TF1 : 13,6%, A2 : 8,1 %, F3 : 6,1 %.

De son côté, Canal+ dispose selon sa convention de la possibilité de diffuser jusqu’à 500 films annuellement sur sa chaîne « premium », (453 en 2007). Rappelons que Canal+ dispose d’un public de l’ordre de 5,3 millions d’abonnés.

Quant aux nombreuses chaînes cinéma du câble et du satellite, elles proposent plusieurs milliers de films par an, chaque film étant rediffusé cinq ou six fois. Enfin les chaînes de la TNT ont programmé en 2007 près d’un millier de diffusions de films.

Ce sont donc des milliers de titres qui sont mis à la disposition du public gratuitement ou par un abonnement qui place la consommation du film à un tarif extrêmement bas. Cette concurrence fait l’objet de débats toujours recommencés entre les représentants de l’État, de la profession cinématographique et de la télévision. C’est aussi un des paradoxes du cinéma français : la télévision est indispensable à sa survie en même temps qu’elle est à l’origine de sa faiblesse chronique.

b) Le DVD et le téléchargement.

Le deuxième moyen de consommation des films est le numérique, via le DVD et le téléchargement.

Le DVD est certes en déclin – et sans doute en déclin inexorable -, mais il représente encore des masses extrêmement importantes. En 2007, 130 millions de supports vidéo ont été vendus dont la moitié sont des films, soit un chiffre d’affaires de 775 millions d’euros, ce qui équivaut aux trois-quarts du chiffre d’affaires des salles de cinéma. Le DVD reste donc pour l’instant un mode de consommation massif.

Mais aujourd’hui le relais est pris par le téléchargement. Là aussi les chiffres sont impressionnants, surtout en raison de la rapidité de la montée en puissance de ce nouveau média. On compterait plus de 20 millions de « téléchargeurs ». Le tiers de ces internautes déclarent, selon les enquêtes du CNC, avoir visionné ou téléchargé un film dans le mois qui a précédé la question. Dans ce tiers, la moitié a entre quinze et vingt-quatre ans, tranche d’âge cruciale pour la consommation cinématographique. Les internautes les plus actifs disent télécharger environ six films par mois. Au total, on estime que environ 40 millions de films auraient été téléchargés en 2007 : une surconsommation massive qui ne fait que commencer. Il faut préciser que, en moyenne, plus de 60 % des films téléchargés sont américains. On peut aujourd’hui télécharger tous les titres du cinéma mondial, si ce n’est bien sûr ceux qui n’ont jamais été enregistrés en numérique ! On peut le faire de façon légale, – plus de cinquante plates-formes de téléchargement légal tentent de se faire une place -, mais on le fait de préférence de façon illégale et sans contrôle. On peut stocker ces films, on peut les échanger, on peut même les manipuler en sélectionnant certaines séquences d’images et de sons. C’est une dimension tout à fait nouvelle qui s’est ouverte, un mode de consommation à la fois collective et individuelle devenu un élément majeur, non seulement de l’économie du film, mais de la conception même que nous pouvons avoir d’un film de cinéma.

c) Le public du cinéma en salle.

Les remarques qui précèdent pourraient laisser penser que l’ère de la salle de cinéma est terminée, qu’elle appartient désormais au passé et que les derniers efforts pour maintenir en activité des lieux menacés de désuétude sont vains. Remarquons toutefois que ces derniers efforts font eux aussi appel aux solutions numériques.

Nous avons connu un épisode de ce genre, à partir de 1956. Au moment du grand développement de la télévision, le cinéma français a perdu très rapidement la moitié de ses entrées. Il s’est relevé de cette crise absolument majeure à partir des années 70 en s’établissant à un niveau de fréquentation de l’ordre de 180 millions. Les très bonnes années, on approche les 200 millions, parfois on est un peu plus bas. Vers 1990 la fréquentation est tombée à 120 millions, mais depuis une dizaine d’années, on tourne autour de 180 millions de spectateurs. Étrange constat : alors qu’on produit plus de films, qu’on en offre de plus en plus sur le marché, qu’on en consomme considérablement plus grâce aux nouveaux médias, le public du cinéma en salle demeure relativement stable.

Qui constitue ce public de cinéma ? Peut-on penser qu’il existe un socle sur lequel peut s’appuyer le secteur pour poursuivre son action de manière durable?

L’apparente stabilité de la fréquentation masque des changements profonds du public du cinéma. S’il s’est maintenu en volume, il a considérablement évolué dans sa composition. Ce qu’on appelle la « population cinématographique », celle qui va au cinéma au moins une fois par an, continue à atteindre près de 60 % de la population française. Le taux de fréquentation annuelle par spectateur est stable : il va au cinéma environ cinq fois par an. C’est la composition de ce public qui change.

Pour ne pas être trop long, je ne traiterai ni les aspects socioprofessionnels ni les niveaux d’instruction, je me contenterai d’évoquer la répartition par âges. La fréquentation des 25/34 ans a baissé de 15 % au cours des dix dernières années. Cette population, qui représentait un cinquième des entrées il y a une dizaine d’années n’en représente plus aujourd’hui qu’un sixième, un déficit considérable. Le même constat s’applique aux moins de vingt-cinq ans dont la part a baissé de 20 % en une dizaine d’années. Les chiffres ne sont favorables que pour la tranche des moins de dix ans. Ils vont un peu plus au cinéma qu’avant.

L’autre fait nouveau est l’augmentation massive de la population des plus de cinquante ans qui, autrefois, n’allaient pas souvent au cinéma. Il y a quinze ans, les moins de vingt-cinq ans représentaient 45 % du public de cinéma, aujourd’hui c’est moins de 35 %. Les plus de cinquante ans représentaient 20 % du public, aujourd’hui c’est plus de 30 %. Ce sont plusieurs millions de spectateurs qui se sont déplacés vers les tranches d’âge plus élevées. À l’explication par les facteurs démographiques (la France vieillit) s’ajoutent des facteurs culturels. Les spectateurs assidus (est assidu celui qui va au cinéma une fois par semaine) des très cinéphiliques années 70-80 continuent d’aller au cinéma, mais ils ont plus de cinquante ou de soixante ans. Il y a donc un déplacement démographique du public : les jeunes ne vont plus aussi souvent au cinéma, leurs parents continuent à le faire.

Ceci pose, à terme, des problèmes complexes de politique cinématographique. Les plus jeunes sont les cibles d’une catégorie de films dits « grand public » ou à « effets spéciaux » qui enregistraient des résultats importants notamment grâce aux multiplexes, mais ce public se tourne désormais vers les nouvelles technologies, jeux vidéo et mobiles en tous genres. Sans doute les tranches d’âge comprises dans les 11/25 ans sont-elles visées par les dispositifs d’éducation à l’image ainsi que les actions de promotion culturelle du cinéma, mais cela peut-il suffire à rétablir le désir pour le cinéma ? Les jeunes enfants voient leur part augmenter légèrement mais, à cet âge, ils ne vont guère au cinéma s’ils ne sont pas accompagnés et encadrés, ce qui suppose une organisation différente des séances de cinéma. À l’opposé, la forte proportion de spectateurs d’âge mûr peut amener les exploitants et les producteurs à modifier les contenus et les programmations vers des thèmes moins sensibles aux modes, moins sujets au déferlement des technologies numériques, peut-être même à se tourner vers des films de répertoire ou des cinématographies plus exigeantes. Mais c’est souvent aussi une population sensible à la proximité géographique et à l’accueil, ce qui peut demander aux professionnels de l’exploitation cinématographique de nouveaux modes de fonctionnement.

2) Le cinéma et le territoire.

On vient de voir que si la consommation de cinéma s’est diversifiée avec les nouveaux médias, elle demeure un fait de société qui se manifeste par la présence « physique » du public dans les salles de cinéma. Quelle est donc la place de la salle de cinéma dans l’aménagement culturel du territoire ?

Là aussi on observe en apparence des constantes. Depuis trente ans, le nombre de salles de cinéma évolue de façon modérée dans les statistiques globales du CNC, de 4500 à 5500 salles. Il est aujourd’hui dans une phase haute avec plus de 5300 écrans en 2007. En revanche, la composition du parc et sa répartition géographique ont été totalement bouleversées. Si le nombre d’écrans a augmenté depuis dix ans, de près de 15 %, le nombre d’établissements cinématographiques, c’est à dire de lieux consacrés au cinéma, diminue de 5 % par an.

Le cinéma était autrefois d’abord parisien. Les salles parisiennes étaient dites des « salles-clefs » et jouaient un rôle directeur dans la programmation. C’est moins vrai aujourd’hui : plus de 150 multiplexes, situés pour l’essentiel dans la périphérie des villes, représentent la moitié des entrées et plus de la moitié des recettes. Des modifications très importantes ont affecté le parc à l’intérieur des différentes zones. À Paris, le nombre d’établissements a diminué depuis quinze ans alors que le nombre d’écrans est resté à peu près stable, autour de 380. Les secteurs clés qu’étaient les Champs Élysées ou le Quartier Latin sont devenus presque secondaires, alors que le public s’est déplacé vers les Halles et l’Est parisien. Il n’a pas seulement changé de quartier, il a aussi changé de mode de consommation. Ceci tenant à deux raisons principales : la profusion du choix offert par les multiplexes (10 à 20 écrans) assure qu’il y aura toujours de la place et quelque chose à voir, la politique des abonnements permet d’optimiser la dépense cinéma. On ne choisit plus un film, on fréquente une enseigne.

En province, la « géographie » cinématographique a aussi subi d’importantes modifications. Le nombre d’établissements est resté stable alors que le nombre d’écrans a augmenté de près de 20 %. Cette évolution a une double cause. D’abord la création de multiplexes qui a produit les mêmes effets qu’à Paris. Ensuite la question de l’accès au film, longtemps cruciale, a été en partie résolue par la multiplication du nombre de copies de films. Toutes les villes de quelque importance sont désormais servies en même temps pour les plus grosses sorties.

Mais en même temps que se produisait une concentration sur certains sites, en faveur d’un nombre réduit de grands opérateurs nationaux et quelques régionaux, le parc s’est beaucoup diversifié. Le cinéma est aujourd’hui, peut-être avec les bibliothèques, l’équipement culturel le plus accessible en France. On remarque d’ailleurs que la question de l’installation d’un cinéma est désormais posée presque chaque fois qu’une ville entreprend la rénovation de son centre, ou l’urbanisation d’une nouvelle partie de son territoire. Ceci s’est traduit par une politique d’équipement massive, encouragée par l’État mais menée par les collectivités publiques, principalement les communes, soutenue par les départements et souvent les régions. 1700 communes ont une salle de cinéma : toutes les unités urbaines de plus de 20 000 habitants sont équipées, comme 80 % des unités urbaines de 10 000 à 20 000 habitants et 30 % des unités urbaines de moins de 10 000 habitants. Le cinéma est redevenu un équipement de proximité. Certes ce n’est pas toujours un multiplexe, pas même toujours une salle permanente, c’est souvent une salle publique, mais c’est une salle qui est familière et facile d’accès.

Cette salle reste-t-elle un lieu de culture ? Sur les 2000 établissements cinématographiques français, environ 1000 sont classés « art et essai ». Dans le milieu professionnel, on ne cesse de gloser sur ce classement « art et essai », – je ne veux pas entrer dans ce débat – mais cela veut dire qu’il y a mille lieux dont la programmation est d’une qualité culturelle suffisante, au regard de leur situation géographique, pour mériter un classement et un soutien de la part du CNC. Ce réseau s’est accru continuellement au fil des années, augmentant d’un bon tiers depuis les années 90. C’est pour une bonne part l’effet de l’engagement des collectivités publiques, principalement des communes et des associations liées à ces communes, qui ont considéré que le cinéma était une affaire importante pour elles. Environ la moitié des salles de cinéma sont gérées par des exploitants privés, qui réalisent 90 % de la recette pour la France entière. L’autre moitié est constituée des salles à gestion associative ou communale. Leurs résultats globaux paraissent faibles, mais le nombre d’entrées par séance est le même dans les différents modes d’exploitation. L’exploitation privée se place sur des marchés porteurs et optimise l’investissement. Les salles à gestion publique font moins de recettes, mais sont présentes sur tout le territoire. Leur action est souvent caractérisée par un effort de programmation très diversifiée, par la recherche de l’accueil de publics spécifiques, en particulier les publics scolaires, par un travail d’animation locale en direction de tous leurs publics.

Un autre paradoxe apparaît ici. Le secteur fait l’objet d’une très forte concentration, autour de quelques groupes nationaux, autour de quelques sites. En même temps, le cinéma n’est plus considéré seulement comme un commerce mais de plus en plus comme un équipement culturel ; il s’ouvre d’ailleurs, de ce fait, sur la diversité culturelle, il change sa relation avec le public, il répond à un besoin d’animation des villes.

3) Culture et création cinématographique.

À ce stade reste la question de savoir si la culture cinématographique correspond à une demande de la société, comme les villes ont l’air de le penser.

Alors que la consommation quotidienne de télévision dépasse trois heures par jour et par personne, que les adolescents se précipitent vers les jeux vidéo, que la musique demeure constamment présente grâce aux mobiles, le cinéma paraît en position d’infériorité. Il demande du temps, un lieu équipé, il se présente comme un objet clos, à l’inverse des consommations de flux dominantes. Néanmoins il a des atouts, il reste un spectacle dont les qualités techniques s’améliorent continuellement : très grand écran, très grande qualité de l’image et du son. C’est aussi un espace de liberté alors que la télévision est bridée par ses cahiers des charges et ses objectifs d’audience. Certes on souhaiterait parfois moins de narcissisme dans les films français. Mais le cinéma conserve la faculté d’aborder, presque sans censure et en tous cas sans « formatage », tous les genres, tous les thèmes, toutes les sortes d’effets, et cette diversité là est irremplaçable.

Certes il y a des obstacles à la fréquentation. On dit que la place de cinéma est chère. Pour un spectateur occasionnel, elle peut coûter dix euros, mais l’immense majorité des spectateurs ne paie pas le tarif plein. Le prix moyen de la place de cinéma calculé par le CNC est inférieur à six euros, ce qui en fait le spectacle le moins cher, sauf ce qui est gratuit !

Ce sont là des éléments qui expliquent le maintien de la fréquentation cinématographique. Mais on attend du cinéma désormais, ou à nouveau, autre chose. Car non seulement le film est un moyen de connaissance et de compréhension du monde, mais il est aussi, peut-être d’abord, le meilleur outil de compréhension de la représentation de la société telle qu’elle est offerte aujourd’hui aux consommateurs des médias.

Je terminerai donc mon propos en évoquant un point particulier mais me semble-t-il significatif des interrogations actuelles dans notre domaine : l’éducation au cinéma. Les spécialistes s’interrogent : le cinéma est-il un domaine d’éducation ou convient-il de porter l’accent sur le décryptage de l’image considérée comme suspecte ?

L’image de la télévision est en effet objet de suspicion. Je me réfèrerai à une conférence prononcée en 2004 par Philippe Meirieu. Cette conférence s’intitulait « Images, de la sidération à l’éducation ». La sidération, c’est l’absence de toute distance par rapport à l’objet regardé. La télévision, le jeu vidéo, grâce aux télécommandes, jouent sur cet effet de sidération, qui s’exprime en termes de marketing par la recherche de la « fidélisation du public ». Quand ils font leurs grilles, les programmateurs de la télévision savent très bien que c’est toujours l’émission d’avant qui détermine en grande partie le public de l’émission qui suit, c’est la raison d’être des logiques de l’ « access prime time » au « prime time », pour employer le jargon professionnel. Il s’agit de jouer de cet effet de sidération, de sorte que même le « zappeur » reste « scotché » à son écran.

Au contraire, la salle du cinéma exige du spectateur qu’il se déplace, qu’il paye, et le met assez à distance de l’écran pour qu’il manifeste son adhésion, son refus, sa critique, voire quitte la salle… Cela ne signifie pas que le spectacle de tout film soit à lui seul un moment éducatif. Mais au moins la séance de cinéma offre-t-elle un lieu propice à une approche libre et intelligente des films. Qu’est-ce qui est en jeu dans cette approche ?

Se former à l’image ou au cinéma, c’est d’abord se former à la compréhension d’une intention, celle du réalisateur qui s’exprime dans le film que l’on regarde. C’est ensuite, à travers le rituel d’une séance de cinéma, la prise de conscience par le spectateur qu’il est dans une position distante par rapport au récit cinématographique et que, de ce fait, il peut entrer dans sa lecture propre de ce récit et non pas être capté par l’image qu’il a sous les yeux. C’est enfin un troisième élément, que Meirieu appelle la « construction du symbolique ». Pour simplifier, je dirai que c’est la capacité à comprendre le sens de l’image au delà de ce qui est montré, et que le spectateur doit donc construire mentalement. Les critiques et les spécialistes évoquent parfois la notion du « hors champ narratif » pour souligner l’importance d’une action que le spectateur ne voit pas ou ne voit que partiellement dans le déroulement du récit. Un film est riche à la fois de ce qu’il montre et de ce qu’il cache ou sous-entend. Ce travail de construction symbolique est un élément important dans le rapport entre le spectateur et le film lui-même. Certes le cinéma n’est pas toujours vertueux dans ce domaine, il a souvent la tentation de trop en faire ou de trop en montrer. Pour prendre l’expression de Philippe Meirieu, il passe parfois du symbolique à l’obscénité.

Cette analyse peut s’appliquer à tous les publics. Tous les publics peuvent se poser ce type de questions et éprouver ce genre de relation. C’est pourquoi il est important de maintenir la possibilité d’un spectacle cinématographique, quelle que soit par ailleurs la qualité des films.

C’est aussi pourquoi il importe aujourd’hui de regarder ce qui se passe pour le jeune public, celui dont la fréquentation cinématographique décroît, et qui sera néanmoins le public de demain. Les professionnels ont bien compris leur intérêt à ce propos lorsqu’ils multiplient les opérations promotionnelles et les produits dérivés des films à succès. Pour les responsables publics, la solution d’avenir a consisté à mettre en place des programmes d’éducation au cinéma.

Il existe désormais trois dispositifs d’éducation au cinéma. L’un pour l’école primaire : « École au cinéma », l’autre pour le collège « Collège au cinéma », le troisième pour le lycée et toutes les formations pré-bac : « Lycéens et apprentis au cinéma ». Au départ c’est un partenariat entre la Fédération nationale des cinémas français, le Ministère de la Culture, le Centre national du cinéma et le Ministère de l’Éducation nationale. Ces trois dispositifs reposent sur des principes communs.

D’abord l’association entre l’établissement scolaire et les enseignants d’une part, et une salle de cinéma d’autre part, car il s’agit toujours de montrer des films à des enfants dans une salle de cinéma.

Deuxièmement, trois films sont présentés aux enfants chaque année, choisis par les enseignants sur une liste de films établie par un collège de spécialistes. Le CNC met à disposition des copies de ces films, et fait éditer des documents pédagogiques à l’intention des enseignants. Les films sont fournis par les distributeurs dans le cadre d’une négociation globale, évidemment dans des conditions préférentielles. Les collectivités territoriales, des communes aux régions, jouent un rôle essentiel dans le développement de ces dispositifs, par leur soutien aux coordinations locales, le financement des déplacements des élèves, voire l’aide aux familles, puisque les salles perçoivent un prix de place conventionnel destiné à équilibrer leurs frais.

Pour chaque dispositif, une convention est conclue, notamment entre le ministère de l’Education Nationale et le CNC, qui prévoit la coordination au niveau départemental ou régional par une association ou un organisme culturel régional, ce qui implique à nouveau les collectivités territoriales. C’est une action de très longue haleine, mais qui est extrêmement importante pour l’avenir de la culture du cinéma dans ce pays. Par ailleurs comme elle suscite des vocations et des comportements militants extrêmement forts, elle a permis la création de nombreux ateliers de création. Beaucoup de collectivités financent des caméras ou des systèmes de traitement de l’image dans les écoles, les élèves peuvent donc filmer eux-mêmes et comparer leurs propres images à celles des films qu’ils voient, exercice profondément pédagogique.

Quels sont les résultats ?
L’année dernière « École et cinéma » a touché environ 8 % des élèves du primaire, soit 550 000 enfants, « Collège au cinéma » a touché 16 % des collégiens, soit environ 500 000 collégiens. Enfin « Lycéens et apprentis », plus récent, a touché 227 000 élèves, soit 7,5 % des effectifs. Ces chiffres sont importants si l’on considère qu’il faut déplacer une classe, choisir un film, organiser une sortie, convaincre les familles, les collègues, le chef d’établissement, toutes choses extrêmement compliquées. Néanmoins on peut ne pas se contenter de ce résultat. Au début de l’année, la ministre de la Culture a annoncé, conjointement avec son collègue de l’Éducation, un grand plan de développement de l’éducation artistique. Ce plan comportait pour le cinéma l’objectif de doubler le nombre d’élèves touchés par ces trois dispositifs. C’est un objectif très ambitieux mais c’est un objectif important et nécessaire si on se situe dans une perspective de longue durée. Il exigera une mobilisation extrêmement forte des services de l’État, des collectivités locales, des enseignants, des professionnels. Cela demandera des moyens matériels, des formateurs, un peu d’argent à l’échelon national (ce qui dans la conjoncture actuelle peut devenir problématique), une collaboration sans exclusive de tous les acteurs concernés par de tels enjeux. On peut y voir un nouveau paradoxe du cinéma, et qui ne se limite pas au cinéma français : créer, consommer, éduquer, transmettre, tout cela se conjugue dans la même activité et dans le même spectacle.

C’est pourquoi, en conclusion, je me contenterai de souhaiter que les choix ministériels puissent être confirmés et mis en œuvre pour le plus grand bien des artistes, des professionnels, et du public. Je vous remercie.

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