Intervention de Jacques Toubon, Député au Parlement Européen, ancien ministre de la Culture, Président d’Eurimages, au colloque du 29 septembre 2008, Paradoxes du cinéma français.
La situation européenne des politiques cinématographiques résulte en effet de l’exception culturelle, une disposition des accords du GATT signés à Marrakech en 1994. L’exception culturelle se retrouve dans les textes constitutifs de l’Union européenne elle-même. Dans les traités, l’article 133 – qui n’a été modifié ni par le nouveau traité de Rome ni par le traité de Lisbonne – institue une dérogation aux principes de la politique commerciale commune pour l’audiovisuel, le cinéma, la culture en général. L’exception culturelle n’est pas seulement une disposition du commerce international qui veut qu’on ne libéralise pas les services audiovisuels comme les autres, c’est aussi une loi interne de l’Union européenne, une disposition dont notre pays a toujours voulu et obtenu qu’elle fût maintenue dans les textes successifs préparés depuis quelques années pour modifier les traités de Rome, de Maastricht et d’Amsterdam. Cette loi dispose que nous pouvons continuer, par exception au principe de libre-échange, à mener des politiques discriminatoires qui favorisent certains acteurs par rapport aux autres et, en particulier, n’appliquent pas la clause de la nation la plus favorisée.
Le deuxième élément, plus récent – déjà cité par Monsieur Auclaire et Monsieur Amiel – est la convention de l’UNESCO sur la diversité culturelle. Autant on a tiré parti de l’exception culturelle, autant la convention de 2005 de l’UNESCO est encore aujourd’hui à un stade très embryonnaire. Elle est ratifiée, l’Union européenne l’applique, mais elle reste à exploiter. Si on la mettait en œuvre, ce serait une formidable occasion pour l’Europe de faire bénéficier des pays émergents ou en voie de développement de son système d’aides au titre de la promotion de la diversité culturelle. Peut-être allons-nous nous y engager. Nous sommes plutôt en recul en ce qui concerne l’aide aux pays émergents. L’Union européenne est en train d’étudier la réalisation d’un programme tourné vers l’extérieur (aujourd’hui «Média international», il deviendrait « Média mundus » dans un stade ultérieur) qui consisterait à aider les cinématographies extra-européennes. La convention de 2005 est riche de virtualités, sa mise en œuvre doit se faire au niveau de l’Union européenne.
Le financement, en Europe comme en France concerne la production. Le financement de la production est excédentaire par rapport à ce que peut absorber l’exploitation. Il y a trop de films par rapport au nombre d’écrans en salle. La production domine la distribution. Le cinéma traditionnel d’avant la Deuxième guerre mondiale ou des années 50-60 était tiré et financé par la distribution (les messieurs avec gros cigares des majors américaines étaient des distributeurs !). Aujourd’hui, des sommes considérables sont consacrées à la production mais le secteur d’aval a du mal à suivre. L’Observatoire européen de l’audiovisuel (1), organisme dépendant à la fois du Conseil de l’Europe et de l’Union européenne, qui siège à Strasbourg, a mis en lumière que, chaque année, moins de 10% des films européens circulent. Sur cent films projetés dans les salles, moins de dix viennent des autres pays européens. Les seuls films qui circulent partout en Europe sont les films américains. La France connaît à cet égard une situation privilégiée : grâce à des salles comme L’Odyssée ou quelques salles du Quartier latin les Français peuvent voir tous les films européens.
Dans ce système tourné vers la production, où la distribution et la circulation sont déficitaires, il y a partout beaucoup d’argent public. Grâce à notre système de soutien, c’est moins vrai en France qu’ailleurs. Le prélèvement de 11% sur le ticket de chaque spectateur et la taxation des télévisions alimentent le fonds de soutien qui fait d’autant moins appel aux fonds publics. En Allemagne, la part apportée par les fonds des Länder et les fonds des télévisions régionalisées est proportionnellement plus importante. Le succès pérenne du système français tient beaucoup à ce mode de financement. Les systèmes d’aides des autres pays européens sont soumis au bon vouloir des gouvernements successifs, plus ou moins favorables au financement du cinéma. Alors qu’en France, c’est l’argent privé du spectateur qui, pour l’essentiel, finance le système, ce qui ménage le long terme. C’est pourquoi, devant la tendance à une dégradation du nombre de spectateurs en salles, on cherche éperdument, pour assurer la pérennité du fonds de soutien, à remplacer les recettes prélevées sur la salle par des recettes prélevées sur les autres moyens de diffusion du cinéma : il y a là une cohérence. On parle beaucoup de la politique culturelle publique dans notre pays, elle est en œuvre dans beaucoup de secteurs, mais le cinéma a un système « libéral », autofinancé par le marché.
Une réunion s’est récemment tenue à Cracovie (2), sous l’égide du Conseil de l’Europe, où les participants se posaient la question du cinéma de demain. Les « paradoxes » du cinéma européen y ont été évoqués. On s’y interrogeait sur l’opportunité de changer les systèmes de soutien, les systèmes de distribution, de mettre en cause les coproductions. Un débat (sans conclusion) a montré que les coproductions (c’est l’une des vocations d’Eurimage) circulent mieux, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’Europe. C’est donc un des moyens de la diversité culturelle. Or le nombre de coproductions internationales a aussi tendance à baisser depuis une dizaine d’années (surtout parce que les financements sont bloqués en amont, notamment par les télévisions).
De nombreux systèmes de financement de pays européens comportent des règles qui favorisent les « indépendants » (producteurs, distributeurs et exploitants), dont une règle cardinale : dans la limite de deux tiers, le diffuseur ne peut être en même temps le producteur.
Ce système d’indépendance est examiné par Pascale Ferran et les cinéastes réunis autour d’elle. On constate aujourd’hui que l’indépendance sied aux films à tout petit budget, qu’elle ne concerne pas les films à gros budget, financés par un système extérieur, mais que la question se pose pour les films « du milieu ». Je ne sais pas si les solutions préconisées par le Groupe des 13 sont les bonnes mais la question est bien posée et concerne tous les pays. Je note que les pays (l’Allemagne, l’Italie ou l’Espagne) qui ont connu dernièrement de gros succès ont rencontré dans la période récente moins de problèmes que nous pour le financement des films entre 5 et 10 millions d’euros.
Dans l’Union européenne, la culture n’est pas une matière communautaire mais une action d’appui, le cinéma n’est donc pas une politique culturelle. Le traité repoussé en 2005 par les Français et les Hollandais contenait sur ce point une évolution qui a été interrompue. Les programmes culture de l’Union européenne sont des programmes d’appui : par exemple le programme « Média » (80 à 90 millions d’euros par an) ne s’applique qu’à l’amont des films (écriture des scénarios, développement de la formation des professionnels du cinéma) et à l’aval de la production (distribution et exploitation, subvention des festivals etc.) mais les Etats membres ont toujours refusé que la partie « centrale » puisse être financée par l’Union européenne. La Grande-Bretagne y est farouchement opposée, pour des raisons politiques. Si Eurimage existe au Conseil de l’Europe, c’est parce qu’en 1988, le Royaume-Uni ayant refusé un système d’aide à la production dans le cadre de la Communauté européenne, douze pays – y compris la Grande-Bretagne – ont décidé de mettre en place un système au sein du Conseil de l’Europe, organisation purement intergouvernementale (qui n’a pas de Commission !).
Le cinéma est appréhendé au niveau européen par deux politiques communautaires : la politique du marché intérieur et la politique de la concurrence. C’est pourquoi la politique européenne du cinéma relève de l’exception culturelle dans le commerce international, et, à l’intérieur, d’une double dérogation :
Dérogation au principe du marché intérieur qui interdit toute discrimination. Selon ce principe, un film français ne pourrait prétendre, en France, à un traitement différent de celui qui serait appliqué à un film slovène ou belge.
De la même façon il relève d’une exception au régime des aides d’Etat (direction générale de la concurrence). Selon ce système, que nous avons accepté en 1989, on ne peut pas appliquer à aucune entreprise – pas plus aux entreprises de cinéma qu’aux autres – des aides d’Etat discriminantes (subventions, crédits d’impôts).
Nous avons réussi à obtenir la pérennisation d’un système d’exception à l’interdiction des aides d’Etat pour le financement du service public de l’audiovisuel : les télévisions publiques reçoivent des crédits budgétaires. Nous avons aussi réussi à obtenir provisoirement cette exception pour le cinéma ; elle sera rediscutée en 2011. Enfin, nous avons réussi à obtenir, pour l’instant, que les systèmes d’aides soient territorialisés. Le Conseil régional du Nord-Pas-de-Calais peut apporter une aide au tournage de « Bienvenue chez les Chtis » ou le Conseil régional de Rhône Alpes à un film de Planchon.
Au titre du marché intérieur, la règle est la libre circulation. A la fin des années 80, nous avions réussi à mettre en place la directive : « Télévision sans frontières » (libre circulation des signaux télévision). A l’intérieur de cette directive, il était prévu que les œuvres culturelles que sont la télévision, la fiction télévisée et le cinéma pourraient bénéficier d’un certain nombre de dérogations, d’exceptions au principe de libre circulation. Cette directive « Télévision sans frontières » a été remplacée en 2007 par la « Directive sur les services de médias audiovisuels » qui marque une avancée importante : elle étend aux services non linéaires, c’est-à-dire aux plates-formes et aux réseaux numériques les possibilités qu’elle ouvre pour les Etats membres de pratiquer une politique de promotion des films européens.
Dans ce paysage je voudrais souligner qu’Eurimage est le seul système paneuropéen d’aide à la coproduction. Chaque année nous disposons de 20 millions d’euros et nous aidons, sous forme de financement terminal, une cinquantaine de films. Eurimage est le seul système qui permette d’assurer une véritable diversité, notamment de financer les cinématographies des pays de l’Est qui, souvent, furent très puissantes du temps du régime communiste et sont en train de se relever, après avoir profondément décliné. Eurimage leur a apporté un soutien considérable sous forme d’aide aux coproductions.
J’évoquerai un dernier point, déjà souligné par les autres orateurs, c’est l’environnement numérique. Par définition, la question se pose à l’échelle européenne, ne serait-ce que parce que les réseaux numériques (la « toile ») ne connaissent aucune frontière.
L’environnement numérique pose trois questions :
Le CNC a publié un rapport sur la numérisation de la diffusion l’an dernier. Pour l’instant les exploitants, sauf exception n’en ont pas tiré les conséquences. On assiste aujourd’hui aux Etats-Unis à un grand mouvement dans ce sens.
La numérisation est comme la langue d’Esope :
D’un côté, elle permet une facilité considérable de projection puisque le support est un simple fichier (finies les bobines). Elle est aussi un gage de diversité en permettant par exemple de passer l’obstacle des langues (on peut en effet sous-titrer instantanément dans toutes les langues).
En même temps, la numérisation augure d’un système orwellien où l’on pourra depuis Bombay ou Hollywood, propulser simultanément par satellite le même fichier sur 50 000 salles de cinéma numérisées. Ce système d’uniformisation imparable fait extrêmement peur aux exploitants et aux tenants du caractère culturel du cinéma.
Comme pour la consommation du cinéma par Internet, on craint le téléchargement illégal, cette piraterie qui met en cause directement le système sur lequel est fondée toute la politique culturelle en Europe : la propriété intellectuelle et artistique. Depuis Beaumarchais, les artistes quels qu’ils soient, auteurs, compositeurs, interprètes, réalisateurs, techniciens etc. ont un statut propre qui n’est pas celui de salarié ni d’employé du prince, ni de fonctionnaire du parti. Grâce à leur droit moral (droit d’auteur) et à la rémunération qu’ils tirent de la propriété intellectuelle et artistique, ils ont la possibilité de n’être que des artistes, d’avoir une totale liberté de création. Si le système de diffusion illégale se poursuit, si on conteste la rémunération des artistes (comme le Parlement européen vient de le faire), le modèle s’effondrera économiquement. Qui pourra demain encore prétendre créer ? Peut-être, comme autrefois, quelques écrivains gagneront-ils leur vie comme employés de banque. Peut-être Studio 37, créé par Orange, achètera-t-il des talents pour fabriquer des films. Mais c’en sera fini de la liberté et de l’indépendance de l’art et de la culture.
Le troisième problème posé par la numérisation est le risque de formatage : on imagine mal Bergman créer pour les minuscules écrans où pourront très bientôt être diffusés la plupart des produits de télévision ou de cinéma.
C’est pourquoi il est important que l’environnement numérique – évolution technologiquement et socialement très positive – soit accepté. Mais il doit être régulé. Le système français est, de ce point de vue aussi, ce qui se fait de moins mal à la condition qu’on soit capable d’injecter dans le système des offres légales, c’est-à-dire des plates-formes où on puisse diffuser des films de cinéma en acquittant les droits de propriété intellectuelle.
C’est le but de la loi que le gouvernement veut proposer : « Création et Internet ». C’est le but de tous les efforts déployés pour développer ce type d’offres légales. C’est naturellement là que se pose la question de la chronologie des médias. Si l’on veut s’adapter aux nouveaux systèmes, si l’on veut favoriser les offres légales, il faut avoir le courage de raccourcir considérablement le délai entre la sortie en salle et les autres modes de diffusion. Je n’irai pas aussi loin que le cinéaste Luc Besson qui déclare que les films devraient être diffusés sur toutes les plates-formes et dans tous les réseaux le même jour. Loin de n’être qu’une question technique ou une affaire corporative, la chronologie est le fond des choses si l’on veut que demain, de manière légale, en payant les droits nécessaires, tous les films soient disponibles sur le mode de diffusion le plus répandu, notamment chez les jeunes, c’est-à-dire l’Internet.
Res publica a eu raison de mettre l’avenir du cinéma à son ordre du jour car il s’agit d’une question politique au sens le plus noble du mot.
Il s’agit de s’unir au niveau européen (car il est vrai que les intérêts sont souvent divergents), de se battre tous ensemble – comme on l’avait fait en 1993 – pour l’exception culturelle.
Il s’agit aussi de faire en sorte que la qualité de nos productions progresse. Je citais tout à l’heure la « renaissance » du cinéma allemand, il y a cinq ou six ans, avec, notamment, « La vie des autres » ou « Good bye Lénine », celle du cinéma italien depuis deux ou trois ans, l’essor du cinéma espagnol depuis vingt ans. Ces réussites montrent que la qualité de l’écriture et le développement des projets interviennent aussi dans le succès critique et commercial. C’est pourquoi Eurimage aide très souvent des projets d’animation : les enfants constituent un public formidable qu’on ne peut condamner aux seuls mangas, Dreamworks ou Disney.
On peut parler modèle économique, réglementation, mais au fond des choses il y a l’art. De ce point de vue nous devons progresser pour présenter un cinéma qui soit l’âme de l’Europe et qui rencontre le désir et l’âme des Européens.
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1) L’Observatoire européen de l’audiovisuel a été créé en 1992, au sein du Conseil de l’Europe qui siège à Strasbourg. Son budget est principalement financé par les contributions directes versées par ses Etats membres et l’Union européenne représentée par le Commission européenne.
2) « Elaborer des politiques pour le cinéma de demain » Forum du Conseil de l’Europe, Cracovie, septembre 2008.
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