Intervention de Philippe Humbert, Co-Président de l’Europe-India Businessgroup, au colloque du 8 septembre 2008, L’Asie vue d’Europe.
Entre pitié et peur, je vais m’efforcer, en développant trois remarques, de tenir un cap à peu près juste.
Première remarque : l’Inde est en train de traverser une véritable mutation culturelle au niveau de ses valeurs.
Elle vit une révolution démocratique. Depuis l’Indépendance, la démocratie indienne reposait sur deux piliers : les institutions – qu’on appelle Westminster tant elles ressemblent aux institutions britanniques – et la dominance du parti du Congrès qui, grâce à sa légitimité historique, faisait le grand écart entre « dalits » et brahmanes, musulmans et bourgeoisie industrielle. Ces bases se sont peu à peu effritées sous l’effet de l’apparition d’un parti à base culturelle hindoue, le Bharatiya Janata Party (BJP), – au pouvoir de 1998 à 2004 – et surtout de la création dans les Etats, de nombreux partis régionaux, fondés sur des affinités communautaires et de castes et des solidarités économiques et culturelles, qui utilisent l’outil démocratique, par les élections, pour influer la politique et faire en sorte que les orientations de la société aillent dans leur sens. Un exemple éclatant est celui des élections dans l’Etat de Uttar Pradesh (180 millions d’habitants) gagnées l’année dernière par un parti régional de castes pauvres, le Bahajun Samaj Party, avec l’émergence d’un leader politique, Mayawati Kumari, une intouchable, en qui certains voient déjà le prochain premier ministre de l’Inde (elle dit elle-même en avoir l’ambition). Si on ajoute à cela le foisonnement des organisations non- gouvernementales, on a une bonne image de cette extraordinaire effervescence démocratique qui met en mouvement la société indienne, des villages jusqu’au sommet de l’Union.
Le deuxième élément de cette mutation est la libération de l’esprit d’entreprise et l’aspiration au bien -être, éléments qui, en réalité, ont toujours existé en Inde. Il n’y avait que l’imaginaire occidental pour ne pas le voir. Il suffit de regarder Lakshmi, la déesse indienne de la prospérité, ou Ganesh, ce sympathique petit dieu à tête d’éléphant, qui, avec son ventre rebondi, n’a rien d’un ascète. Le groupe industriel TATA a été crée en 1865. Esprit d’entreprise, aspiration au bien-être ont été bridés, d’abord par la colonisation britannique, ensuite par un Etat extrêmement bureaucratique. Ce n’est qu’à partir de 1991 que, menacé d’insolvabilité et encouragé par l’émulation chinoise, le gouvernement indien a libéré les énergies par des réformes économiques ambitieuses instaurant de nouvelles règles du jeu.
Notons encore l’estime de soi, la fierté d’être indien, la conscience d’une possibilité d’ascension sociale, symbolisés par les grands succès des sociétés relevant de l’information technology, qui regroupent un million de personnes, cela est peu par rapport à la population, mais les présidents de ces sociétés sont des icônes qui magnétisent la jeunesse indienne.
N’oublions pas l’affirmation de l’indianité : Gujerati, Tamil, Bengali, on est indien. Le pan-indianisme se développe à la vitesse des moyens de communication. L’Inde aura dans peu de temps le deuxième parc de téléphones mobiles dans le monde après la Chine, dépassant les Etats-Unis.
Enfin, la dernière valeur est la mondialisation… qui peut être heureuse. C’est une révélation. Bien sûr elle est tragique pour les paysans que leur endettement conduit au suicide, mais elle est heureuse pour la diaspora indienne, pour beaucoup de sociétés indiennes et pour …Bollywood.
Deuxième remarque, cette mutation culturelle au niveau des valeurs conduit à des traits nouveaux de la société indienne.
C’est une société qui croît sur le plan économique. C’est très connu : un taux de croissance atteignant 8% à 9% depuis 2002, des « fondamentaux » solides, un capitalisme de marché, souvent à structure familiale, extrêmement agile, entreprenant, à la vision mondiale, un potentiel intellectuel et scientifique souvent de haut niveau, puis un rattrapage – rarement souligné – des grandes industries manufacturières.
C’est une Inde qui passe du régional au global. On voyait l’Inde comme une puissance auto-centrée, au mieux régionale, échangeant avec ses voisins immédiats. C’est beaucoup moins vrai aujourd’hui. Ce pays s’asiatise : la Chine est en train de passer au premier rang de ses partenaires commerciaux, dépassant les Etats-Unis. L’Inde a rejoint l’ASEAN, illustrant la « Look East Policy » et se globalise, à la mesure de ses grandes entreprises multinationales et de ses ambitions : le gouvernement indien veut participer à la gouvernance mondiale.
Troisième trait nouveau : l’Inde devient plus pragmatique (pour ne pas parler de « real politik »). Les théoriciens de la puissance « soft » avaient inventé l’image d’une l’Inde pacifique, non impériale qui, assise sur ses valeurs morales, aurait bâti une diplomatie d’influence, cette image relayant l’idéalisme prêté à Nehru, pourtant fracassé par l’attaque chinoise de 1962. C’était oublier un fil rouge dans la diplomatie de ce pays, le fil rouge de l’ attachement à l’indépendance, fondé sur des partenariats non exclusifs, qui conduit à maintenir de bonnes relations avec la Russie, à rester silencieux à propos de la Birmanie, prudent lors de l’affaire du Tibet ; si l’Inde est très présente sous forme civile dans la coalition en Afghanistan, c’est pour des raisons de lutte contre le terrorisme et essayer d’éviter la dislocation du Pakistan, un souci majeur ; l’Inde est aussi est très active en Asie centrale, au Moyen Orient, en Afrique (énergie et matières premières aidant).
Donc la mutation culturelle conduit à ces trois caractères : un pays qui croît, un pays qui se globalise, un pays qui devient plus pragmatique.
Dernière remarque, l’Inde affronte des défis. Je les résumerai en trois mots : inégalités, Naxalites sécurité.
La montée des inégalités pose un premier défi : comment concilier croissance et développement ?
La croissance est là, mais elle est très inégale, comme en Chine, selon les régions et les classes sociales. Ces disparités de revenus qui s’accroissent d’année en année se traduisent en très fortes inégalités en termes de développement : la santé, l’éducation, la mortalité infantile, l’espérance de vie (les fameux index du développement humain). Le défi est donc celui, massif, de la redistribution sociale : lutter contre la pauvreté en faisant en sorte que la richesse créée par la croissance se transfère par cercles concentriques dans l’ensemble de la société. Si 150 ou 200 millions de gens constituent une classe moyenne, il reste plusieurs centaines de millions de paysans pauvres. Il s’agit certes de trouver des moyens financiers supplémentaires (l’instauration progressive de la TVA depuis 2005 est un levier fiscal très important), mais aussi savoir mobiliser les administrations des Etats pour que l’argent atteigne effectivement les plus nécessiteux.
L’Inde affronte ce défi au moment où elle doit apprendre à gérer les cycles économiques. On a longtemps plaisanté sur le « taux hindou de croissance » (les fameux 3%), celui d’un pays autocentré qui ne connaissait pas les cycles et les chocs économiques externes. Maintenant plus ouverte sur le monde, l’Inde doit affronter la montée des prix du pétrole (elle dépend à 70% des importations), des matières premières, surtout le choc des mouvements de capitaux volatils. Ces capitaux avaient hissé la bourse de Bombay sur des sommets vertigineux, ils sont en train de partir, ils reviendront peut-être. C’est un phénomène nouveau pour la politique économique indienne.
Le deuxième défi est celui des Naxalites : un mouvement – qu’on peut qualifier de terroriste – d’agitation, de guérilla dans de nombreux districts (on parle de 100 districts sur les 600 que compte l’Inde), notamment dans les Etats pauvres de l’Orissa, du Bihar et du Madhya Pradesh.
Ces populations s’estiment abandonnées, négligées, réduites à des zones de non-droit, souvent déplacées sans ménagement par les grandes exploitations minières. Au lieu de choisir la voie démocratique, la création de partis politiques, elles recourent à la violence, les armes à la main.
Pour faire face à cette menace importante, l’Inde doit canaliser les aspirations de ces populations vers les partis régionaux, cités plus haut, seuls capables de faire prendre en compte les revendications des pauvres et délaissés dans le champ politique.
Ce faisant, un autre défi apparaît, celui de faire « digérer » par la démocratie indienne les partis régionaux qui jouent le jeu démocratique, mais dont les objectifs ne sont pas forcément ceux des deux grands partis nationaux, Congrès et BJP. Le populisme de certains de ces partis conduit au désintérêt pour la politique (c’est l’électorat qui vote le moins) des classes riches qui se réfugient dans le « business » ; le multiculturalisme est mis en danger par les partis dits religieux et l’émiettement des partis conduit à l’affaiblissement du pouvoir fédéral voué aux gouvernements de coalition.
Le troisième défi est celui de la sécurité.
La puissance militaire, la puissance diplomatique, pour quoi faire ?
Une réponse vient immédiatement : l’Inde se trouve dans un environnement dangereux. Ses voisins immédiats sont instables. Le premier objectif est donc de préserver la sécurité et l’indépendance du pays, le fil rouge de la diplomatie de ce pays allergique aux disciplines des traités internationaux, et du multilatéralisme pour autant qu’il n’y participe pas (Conseil de sécurité).
Autre réponse : la défense des intérêts indiens aux côtés d’autres puissances émergentes : on l’a vu récemment à l’OMC, à Genève, on l’a vu à Bali : comme la Chine, l’Inde refuse l’objectif d’abaissement de 50% des émissions.
Un autre objectif de cette diplomatie est d’être reconnue comme un partenaire de poids par les Etats-Unis, au côté d’autres démocraties asiatiques (Japon, Corée du sud, Australie, Nouvelle-Zélande) dans la poursuite d’intérêts communs, en particulier, montrer qu’il y a compatibilité entre démocratie et développement (c’est un message subliminal pour d’autres pays), lutter contre le terrorisme (avec le risque de radicaliser une fraction de la minorité musulmane indienne), et enfin, à long terme, contenir la Chine.
Pour faire face à ce troisième défi, la sécurité, il faut être puissant. Le symbole nous en a été apporté le 6 septembre dernier, lors de l’accord signé à Vienne par les quarante-cinq pays membres du NSG (fournisseurs de technologies nucléaires) ouvrant la perspective d’un traité international sur le nucléaire civil avec l’Inde. Ce traité permettrait à ce pays – quoi que n’étant pas signataire du TNP – de recevoir des Etats-Unis, mais aussi de France (nous en saurons plus à la fin du mois lorsque le Premier ministre indien sera à Paris), de la Russie et d’autres pays, de la technologie dans le domaine du nucléaire civil et autres domaines sensibles.
Ce positionnement de l’Inde a une portée pour l’Asie : l’Inde contribue à une Asie plus solidaire, plus compacte sur le plan économique et commercial. Mais ce n’est pas une Asie plus sûre : on assiste à une montée en puissance du champ de forces en Asie.
Mais il porte également un message à destination de l’Europe car, contrairement à la position de l’Europe vis-à-vis de la Russie et de la Chine, l’Europe a une pensée unique sur l’Inde, ni controverse, ni divergence : tout chef d’Etat européen qui se rend en Inde tient le même discours. Il y a donc des conditions favorables pour bâtir une relation privilégiée entre l’Europe et l’Inde, en tout cas pour faire en sorte de créer un pôle de stabilité et de progrès. Encore faut-il que les Européens sachent mutualiser leurs positions.
Peut-être le « sommet UE/Inde » qui va avoir lieu à la fin du mois à Marseille en sera-t-il l’occasion.
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