Intervention de Jacques Huntzinger, Ancien Ambassadeur de France en Israël, Président de la Fondation France-Israël, au colloque du 16 juin 2008, Où va la société israélienne ?
La société m’intéresse beaucoup plus que la politique. Pourquoi ? D’abord parce que c’est une société unique. Aucun Etat au monde n’a connu ce phénomène d’ « un peuple sans terre qui va occuper une terre (dite) sans peuple ». Cette relation entre la diaspora et l’Aliyah est fondamentale et ce n’est pas terminé : Le processus de fabrication de la nation israélienne est encore en cours, il n’est pas achevé (je parle seulement des Juifs, je ne parle même pas des minorités arabe et druze).
Ensuite, s’intéresser à la société est fondamental pour ce pays, dont le système politique, totalement proportionnel et parlementariste, vit au plus près de la société. L’osmose est permanente entre ce qui se passe dans la société et ce qui se passe dans le système politique. Pour comprendre ce qui se passe dans le système politique en Israël il faut d’abord comprendre ce qui se passe dans la société.
Une troisième raison de l’intérêt à porter à la société israélienne est illustrée par la phrase fameuse de Kissinger : « En Israël il n’y a pas de politique étrangère, il n’y a qu’une politique intérieure ». Elle est fondamentalement vraie. La société israélienne est favorable à deux Etats, elle est favorable à la solution du problème palestinien, tous les sondages l’ont montré, y compris au plus fort de l’Intifada. Je me souviens des moments les plus terribles de la seconde Intifada. Ils ne faisaient pas varier le pourcentage d’Israéliens favorables à la solution des deux Etats. Ceci dit, ils votaient comme un seul homme pour Ariel Sharon. Pas tant pour des raisons liées au conflit israélo-palestinien que pour des raisons internes. L’Israélien pense d’abord à lui-même, la dimension palestinienne n’est qu’une dimension seconde de son regard. La politique intérieure israélienne est fondamentale pour comprendre ce qui se passe dans la politique extérieure israélienne.
L’ « israélisation », la modernisation et la droitisation me semblent aujourd’hui être les trois caractéristiques essentielles de la société israélienne.
L’ « israélisation » : si l’Etat d’Israël existe depuis soixante ans, la nation israélienne est encore en voie de fabrication. Quatre-vingt-dix nationalités qui forment la diaspora du peuple juif vont, à différentes époques, depuis 1880 jusqu’à aujourd’hui, venir s’installer en Israël, chacune venant avec sa culture, son tempérament, sa mémoire, ses spécificités. Le melting-pot n’a pas véritablement fonctionné. Les aliyah ont marché, mais pas l’intégration. L’intégration des Marocains n’est pas achevée : les Juifs du Maroc, traumatisés par la façon dont ils ont été accueillis, surtout par le Parti travailliste et par la société ashkénaze, restent profondément marqués. Ils ont été méprisés et quasiment marginalisés par la société élitiste israélienne de l’époque (c’est-à-dire les Juifs européens) et ce traumatisme trouve encore ses prolongements aujourd’hui dans le comportement culturel et politique des Juifs du Maroc (le Shass).
Il est intéressant d’observer que les premiers Juifs à être venus sur la terre palestinienne en 1880 étaient russes (les Amants de Sion) et les derniers à y être arrivés sont encore les Russes. Les Russes auront marqué, tout au long de son histoire, la fabrication de cette société israélienne. Ce petit peuple de six millions d’habitants a vu arriver dans les années 90 un million de Russes ! Ce pays a vécu au rythme de 20% à 30% de transformation de sa population tous les vingt ans. Les Russes sont arrivés avec leur tempérament, leurs spécificités. La communauté russe n’est pas encore intégrée. Elle se développe dans la société, dans l’économie, moins dans la politique (les partis russes n’ont pas été une réussite). Les Russes (plus ou moins juifs comme on le sait) qui sont en Israël ont gardé leur mode de vie, leur langue, ils ont leur télévision, leurs écoles, bref, ils forment un îlot au sein de la société israélienne actuelle.
Qu’en sera-t-il dans vingt ans ? Nul ne le sait.
Le processus d’israélisation va certainement se développer mais il n’est pas achevé et cette intégration qui s’exprime par l’oupalm (1), par un certain nombre de rituels que viennent pratiquer tous les Juifs qui arrivent en Israël ne suffit pas, ne permet pas aujourd’hui de parler d’une « nation » israélienne homogène. Il y a une nation multiethnique, multiculturelle – en dehors même des Arabes israéliens – dans laquelle la Little Russia cohabite avec les Juifs du Maroc ; la petite communauté des Falashas n’est absolument pas intégrée et vit dans des conditions précaires.
Bref, ce peuple juif en diaspora, venu pour moitié de l’Aliyah, est en voie de fabrication dans sa nation. Pour l’heure, les observations doivent rester prudentes : On parle aujourd’hui du Russe raciste, anti-arabe (il est vrai que les Russes israéliens ont été un formidable renfort pour la droite israélienne). Mais qu’en sera-t-il dans vingt ans ? Comment les nouvelles générations vont-elles évoluer ? Même chez les Juifs marocains, qui en sont entre la deuxième et la troisième génération, il y a une évolution en cours.
Donc, l’israélisation est en cours. Le peuple juif, dispersé depuis deux mille ans, dans quatre-vingt-quinze nationalités, est en partie revenu, avec à ses semelles des éléments ramenés du pays d’origine, sur cette terre qu’il estime être la sienne mais où les uns et les autres n’ont pas encore fabriqué un melting pot commun. L’Israël ashkénaze des années cinquante est en train de s’engloutir (Shimon Pérès fait partie des derniers survivants).
Vers quel Israël va-t-on aller ? On ne le sait pas.
Aujourd’hui, cette société est chaotique et multiethnique.
Ma seconde perception est la modernisation. Tous les intervenants ont souligné cet aspect. Mais il s’agit d’une modernisation à l’israélienne. En soixante ans, on est passé d’un Israël « à la soviétique » (vie agraire collective, kibboutz, esprit de sacrifice, prédominance du public sur le privé, rôle central du syndicat unique, la Histadrouth) à une société israélienne qui aujourd’hui peut être qualifiée d’ « anglo-saxonne ».
On a longuement parlé de la modernisation économique. Le processus d’urbanisation dévorante qui s’est produit en Israël est venu créer tout à la fois les inégalités et une formidable concentration autour de ces grandes villes mais a favorisé les pôles technologiques, la recherche, le développement des universités. Ceci a conduit (et on arrive à la modernisation sociale, corollaire de la modernisation économique) à la désintégration de la société israélienne initiale, à l’effondrement du monde ben gourioniste.
Tout l’esprit collectif des années 1950 s’est effondré, non pas à cause de la politique mais à cause du processus de transformation économique et sociale de ce pays et de la disparition des kibboutz, devenus aujourd’hui des sites touristiques. La crise des grandes institutions sociales de la Histadrouth, par exemple, a été essentielle dans la déperdition d’un certain esprit civique et d’une certaine culture « de gauche » qui va conduire au processus dont je parlerai dans mon troisième point : la « droitisation » de la société israélienne. La modernisation sociale, c’est aussi les inégalités, les nouvelles pauvretés, les nouvelles fractures sociales (le parti des retraités en est directement issu, encore qu’on voie en Israël les partis naître et disparaître bien plus vite que les champignons).
Mais, dans cette modernisation, il faut souligner une chose fondamentale : une société jeune et forte. Sa jeunesse n’est pas seulement due à l’âge moyen des nouvelles générations, elle est inhérente à ce pays car malgré la perte de l’esprit égalitariste et de l’esprit kibboutzim des origines, il reste un esprit pionnier chez tout Israélien.
Je prendrai comme exemple la séquence des jeunes Israéliens entre 16 et 24 ans.
Tout jeune Israélien fait sa Bar Mitzva. Religieux ou pas, pendant trois jours, il part dans le désert avec son père, lequel lui raconte l’histoire du peuple juif, la Bible, l’histoire d’Israël. Au retour de ces trois jours, c’est la fête car le jeune est initié.
Quelques années plus tard, il part pour l’armée (trois ans pour les garçons, deux ans pour les filles). Le service militaire demeure un élément essentiel de référence pour les Israéliens. Au cœur des luttes de l’Intifada… au moment même où était fortement contesté le comportement des soldats israéliens, on a enregistré tout au plus 150 ou 200 cas d’objection de conscience. Le jeune Israélien (j’ai tenu pendant toute cette période à passer beaucoup de mes soirées avec de jeunes soldats israéliens) ne remet absolument pas en cause le service militaire qui, pour lui, est lié à son identité, fait partie des référents fondamentaux en liaison avec sa terre et sa patrie.
Après l’armée, avant d’aller à l’université, il part en voyage pendant un an, il fait le tour du monde car il faut découvrir le monde.
Dans ce passage de la Bar Mitzva à Tsahal et de Tsahal à la découverte du monde, apparaissent les deux éléments constitutifs de cette modernité israélienne, l’enracinement profond dans sa terre et l’ouverture à la mondialisation. Le jeune Israélien est tout à la fois totalement enraciné dans sa terre et totalement mondialisé. Cette sorte d’équilibre fait qu’il est optimiste. On rencontre rarement dans le monde des jeunes aussi optimistes que les jeunes Israéliens. Un mélange de patriotisme fondamental, d’enracinement dans une histoire et de goût pour la recherche, pour l’aventure, pour le monde, pour l’ailleurs, constitue encore aujourd’hui les traits de caractère du jeune Israélien. Cette société jeune a une force qui vient – et viendra pour des dizaines d’années encore – nourrir et générer la dynamique à l’oeuvre dans ce pays.
A cela, on peut ajouter d’autres exemples de modernisation, telle la laïcisation de la société. C’est une société en laïcisation croissante. 70% des Israéliens aujourd’hui estiment que leur rapport au judaïsme et à la religion est un rapport lointain, neutre. Il faut se rappeler le succès du parti Shinouï, fondé sur la laïcité et la modernité, dans les élections de 1999 et de 2003. Il faut avoir à l’esprit l’image de la Gay pride de Jérusalem en 2007, dans la ville des religieux, symbole de ce choc des cultures et de cette poussée de la laïcité et de la modernité dans une société où le facteur religieux demeure fondamental.
Cette société israélienne, entre identité profonde et mondialisation, est de plus en plus étrangère à son environnement ; le regard n’est plus tourné vers le monde arabe mais vers New York, vers l’Europe, vers l’Australie. C’est là où se trouvent, pour le jeune Israélien, les enjeux, et plus du tout au Jourdain. La relation entre Israël et son environnement arabe est objectivement en train de s’éloigner, malgré le discours de Shimon Pérès sur le rôle des intérêts communs. Il y a maintenant un « village Israël », un « village arabe » et un « village global ». Le village israélien se situe beaucoup plus dans le village mondial que dans le village arabe.
Ma troisième perception est celle de la « droitisation » et (j’utiliserai le terme employé par Dominique Moïsi) de l’ « italianisation ».
Cette droitisation de la société israélienne n’est pas liée à la seconde Intifada qui n’est venue qu’accélérer un processus. Ce sont d’abord les transformations économiques et sociales, l’urbanisation, l’individualisme, qui ont généré à la fois une nouvelle bourgeoisie d’affaires en Israël et des « petits blancs ». Il y a beaucoup de « petits blancs » au sein de la société israélienne, dans les villes dortoirs et pas seulement dans les colonies.
Tous ces petits blancs et la bourgeoisie d’affaires sont les deux éléments forts qui vont venir alimenter la droite israélienne. D’abord par un processus de dissociation de l’Etat d’Israël d’avec le travaillisme. De 1948 à 1970, le seul parti légitime était le Parti travailliste, le Labour. La victoire de Ben Gourion sur Jabotinsky avait forgé l’Etat d’Israël. Malgré le système proportionnel, le Parti travailliste était le parti structurellement dominant parce que le parti légitime, porteur de toute l’histoire d’Israël. Ce lien s’est progressivement distendu. Le déclin progressif mais irréversible du Parti travailliste a commencé au début des années 1970. Le choc de la guerre des Six jours a été fondamental, puis l’évolution de la société, puis – on oublie souvent de s’y référer – le désintérêt total du Parti travailliste (à commencer par Shimon Pérès et les siens) pour les nouveaux immigrants. Le mépris dans lequel le Parti travailliste a considéré les Juifs séfarades a conduit ces derniers vers les partis de droite. Shimon Pérès a une responsabilité capitale dans le déclin du parti travailliste. D’abord il a coupé toutes les têtes chaque fois qu’il l’a pu dans les nouvelles générations du parti, ensuite il a complètement négligé la stratégie de conquête des nouvelles couches sociales, des nouvelles couches immigrantes. L’indifférence à la société de la nouvelle gauche israélienne a fait que la droite a ramassé les morceaux. Quant au Likoud, c’est un grand parti, c’est, pour reprendre une expression sociologique, le Catch all party (le parti attrape-tout).
Dans le Likoud, se retrouvent le chauffeur de taxi, le »petit blanc », le bourgeois d’affaires, le colon, le Juif marocain, le Juif russe et les défavorisés. Tous votent pour le Likoud parce que ce parti est beaucoup plus proche des besoins des gens. Malgré la politique ultralibérale pratiquée par Netanyahu, subsistera au Likoud tout un populisme inexistant dans le Parti travailliste.
Le déclenchement de la seconde Intifada sera un accélérateur terrible de cette droitisation. L’obsession sécuritaire, apparue à ce moment-là, va se reporter directement à l’encontre de ceux qui avaient fait Oslo, c’est-à-dire les travaillistes et Barak car l’opinion israélienne va leur imputer l’échec d’Oslo. Mais la victoire de Sharon, accompagnée de la déroute électorale des travaillistes de 2001 et de 2003, n’est pas seulement une victoire électorale mais une victoire idéologique. Les partis de gauche ont sombré corps et biens, Labour et Meretz, Yossi Beilin, Yossi Sarid, Avraham Burg, Mitzna, ont disparu. Je connais bien chacun de ces hommes. Ils ont disparu politiquement. Ils ne reviendront pas.
Après trente ans de règne travailliste, après trente ans d’alternances et de coalitions après la guerre des Six jours, va-t-on connaître trente ou quarante ans de gouvernement de droite en Israël ?
Je pense en effet que nous sommes dans une phase de gouvernement durable de la droite israélienne, partagée aujourd’hui entre le Likoud et le Kadima, parti fondé par la scission de Sharon vis-à-vis du Likoud. Alors, intéressons-nous à la droite israélienne, à la dissociation qui s’opère au sein de la droite israélienne entre l’aile radicale et l’aile centriste, c’est-à-dire ceux qui sont prêts à travailler avec les travaillistes. Considérons le virage amorcé par Sharon dans sa politique sécuritaire, la fabrication de Kadima, la politique d’Olmert et demain, peut-être, de Tzipi Livni. Cette droite israélienne « attrape-tout », où se retrouvent l’homme d’affaires, le colon, le riche, le pauvre, le Séfarade, le Russe, va devoir faire la paix demain, en coalition avec des forces de gauche. Il faut savoir qu’aujourd’hui le Parti travailliste, ce qui reste du Meretz, mais aussi les petits partis arabes sont plutôt favorables au maintien d’Olmert parce que si Olmert disparaît demain, si Tzipi Livni n’arrive pas à reprendre le flambeau de façon efficace, on sait parfaitement que c’est Netanyahu qui arrivera au pouvoir et, aujourd’hui, on peut le dire, la politique de Netanyahu n’est plus tout à fait la même que celle de Kadima.
Autrement dit, cette société israélienne est en pleine ébullition, en pleine fabrication, en pleine modernisation mais elle est en pleine fragilisation. Cela se traduit sur le plan politique par des mouvements de va-et-vient dans lesquels à moyen terme, structurellement, on ne voit pas réapparaître une véritable gauche, même si demain Barak reste au pouvoir dans ce parti. Je rappelle que la victoire de Barak quand il a fait les négociations d’Oslo était une victoire de l’homme et non du parti. Le problème qu’a rencontré Barak, c’est qu’il a été élu Premier ministre sur son nom car il y avait dissociation entre l’élection du Premier ministre et l’élection du parti. Les gens n’ont pas voté travailliste, ils ont voté Barak qui, de ce fait, a dû faire une coalition de gouvernement avec des partis de droite lesquels se sont retirés progressivement au fur et à mesure que Barak négociait avec les Palestiniens. Aujourd’hui une majorité de gauche à la Knesset est inconcevable et demain, après-demain, on ne la voit pas poindre. Par contre, on voit poindre des mouvements de coalition entre Kadima les Travaillistes et d’autres forces contre la droite dure. Tout cela est lié à une société qui n’est pas encore totalement installée, dans laquelle des dynamiques formidables sont à l’oeuvre, une société caractérisée par l’enracinement national, le patriotisme et l’enthousiasme des jeunes mais où le déboussolement de la classe politique est à l’image des formidables problèmes que rencontre Israël aujourd’hui.
On dit que la classe politique n’est pas à la hauteur des enjeux, ce n’est pas tout à fait vrai. Le problème réside surtout dans le système institutionnel. Comment former des majorités de gouvernement durables et efficientes avec un système proportionnel intégral ? Le débat sur la réforme des institutions court en Israël depuis une bonne trentaine d’années car tout le monde est conscient de ce problème mais toucher à la proportionnelle, c’est toucher à la richesse et à la diversité de la société israélienne. Or chacun se retrouve dans cette diversité. C’est là que le serpent se mord la queue : Dans quelle mesure peut-il y avoir adéquation entre un système politique et une société lorsque ni l’un ni l’autre n’est encore véritablement forgé et installé ?
Jean-Pierre Chevènement
Merci, Monsieur l’ambassadeur, pour cet exposé extrêmement éclairant qui nous montre combien l’Israël d’aujourd’hui a peu à voir avec l’Israël que vous connaissiez quand vous étiez jeune kibboutznik.
Il est évident que la société israélienne est profondément transformée. Elle a été transformée d’abord démographiquement par les vagues successives de l’aliyah, elle a été transformée par l’occupation de la Cisjordanie. 1967 est un point tournant très important. On n’a peut-être pas assez parlé ce soir de ce que cela signifiait et des conséquences que cela a pu avoir sur l’évolution politique intérieure d’Israël. L’afflux des Séfarades, déjà ancien, est à la base des succès remportés par le Likoud ; maintenant les immigrants venant de l’ex-Union soviétique sont des laïcs.
Mais il y a quand même dans la société israélienne un retour du religieux : La critique du libéralisme comme forme politique vide conduit à l’émergence de certaines forces qui affirment une identité par rapport à la religion, que ce soit le sionisme religieux, l’ancien Parti National Religieux ou les mouvements orthodoxes ou ultra-orthodoxes.
Une chose me frappe : depuis 1967 (peut-être même depuis 1961, date du procès d’Eichmann), le thème de la Shoah, comme valeur constitutive de l’israélité prend de plus en plus d’importance. Il est clair que la Shoah est le facteur de légitimation de l’Etat d’Israël ; c’est ce qui, en 1947-48, permet la création, reconnue par les Nations unies, de l’Etat d’Israël. Il n’y avait auparavant qu’un proto-Etat, le Yishouv, mais il n’y avait pas d’Etat. Si l’Etat devient légitime à ce moment-là, c’est lié à la Shoah. Or on parle peu de la Shoah à cette période, on ne va en parler qu’après la guerre des Six jours, après l’occupation de Gaza et de la Cisjordanie. La Shoah va remplir l’espace.
La hantise d’une deuxième Shoah fait partie constitutive de la sensibilité israélienne d’une manière qu’on peut juger excessive. C’est la thèse que développe Avraham Burg : la naissance d’un peuple de victimes, une victimisation qui fait voir dans la moindre menace, fût-elle périphérique, l’ombre d’une nouvelle Shoah. Ce phénomène n’a pas été relevé ce soir.
Cette prégnance de la Shoah ne contribue-t-elle pas à enfermer Israël dans une certaine idée de lui-même ? Avraham Burg parle beaucoup de l’Allemagne parce que son père était d’origine allemande et qu’il habitait la « Petite Allemagne », un quartier de Jérusalem. Il parle d’une nouvelle synthèse judéo-arabe. Comment serait-elle possible si la Shoah occupe tout l’espace ?
La société israélienne évolue, se droitise.
Le problème d’Israël se pose dans une nouvelle configuration mondiale : la relation structurelle avec les Etats-Unis, le changement de position des pays de l’ex-Union soviétique (et d’abord de la Russie), l’approche nouvelle de la France, de l’Europe. On va vers la signature d’un accord commercial israélo-européen très favorable aux intérêts économiques israéliens. En même temps des liens se créent avec l’Inde, avec la Chine. Israël n’est plus du tout un pays isolé. Bien sûr, il est confronté au problème palestinien, en interne et en externe, il est confronté à la montée de l’islamisme radical mais en même temps il peut compter sur un contexte international qui lui est beaucoup plus favorable.
Je veux introduire ici un bémol : Israël a pu compter sur des aliyahs successives qui lui ont permis de passer de 600 000 habitants en 1946 à 7 000 000 aujourd’hui. Une grande partie de cette augmentation est liée en effet à des phénomènes d’immigration. Or, aujourd’hui cette source est tarie parce que les Juifs de la diaspora sont presque tous des Juifs occidentaux : six millions aux Etats-Unis qui émigrent très peu vers Israël, 600 000 en France, 400 000 en Grande-Bretagne. Seulement 1000 à 2000 Juifs français migrent par an vers Israël. Certes il y a encore près de 400 000 Juifs dans les pays de l’ex-Union soviétique. Il me semble que- sauf peut-être ceux qui sont encore en Russie – cette source potentielle d’immigration est vouée à se tarir. La relation entre la diaspora et l’Etat d’Israël ne peut manquer d’évoluer car ces Juifs occidentaux se sentent reliés à Israël mais pas au point de les amener à l’aliyah. Nous sommes donc dans une situation très nouvelle.
Nous sortions du colloque sur la société palestinienne avec la conclusion que c’était une société très déstructurée, sans Etat, en perdition, avec un Hamas qui prenait la suite du nationalisme palestinien ; nous voyons aujourd’hui une société israélienne très différente de ce qu’elle était à l’époque du sionisme socialiste dans un environnement international qui s’est beaucoup modifié mais avec un défi immense pour le monde entier qui est la montée de l’islamisme radical. C’est un contexte entièrement nouveau par rapport à celui que nous avons connu depuis soixante ans.
Jacques Hunztinger
Je voudrais rebondir sur votre première observation. Cette peur dont tout le monde a parlé qui habite fondamentalement l’Israélien, cette peur qui habite l’ « âme juive » révèle une contradiction qui pour moi est un véritable mystère :
D’un côté, « Israël est une grande puissance » (je cite un de nos diplomates qui avait employé cette formule dans une communication).
Cette expression choc vient dire qu’Israël est un Etat qui sait qu’il ne subira jamais les contraintes ni les pressions de la communauté internationale, il ne subira jamais les foudres du Conseil de sécurité.
C’est un Etat qui a des alliances stratégiques avec les grandes puissances : pas seulement avec les Etats-Unis. La relation entre Israël et la Russie est tout à fait intéressante, très forte. Israël a aussi des relations stratégiques avec de grands acteurs du Tiers-monde (l’Inde), avec la Turquie (les avions israéliens s’entraînent dans l’espace aérien turc, sinon ils ne pourraient pas s’entraîner). Il y a une permanence de la réalité stratégique : Israël a développé une profondeur stratégique au-delà du monde arabe par des alliances pérennes avec de grandes puissances, occidentales ou non.
Israël a toutes les capacités dans son environnement régional d’être une puissance dominante par son économie.
Bref, Israël est « une grande puissance » …
De l’autre côté, ce sentiment de peur, de crainte d’être jeté à la mer habite tout israélien.
Cette contradiction est un élément très important.
Dominique Moïsi
Je voudrais revenir sur ce que vient de dire Jacques Huntzinger. Au fond, l’hypersensibilité israélienne est le produit direct de l’hypersensibilité juive. On perçoit ce sentiment double d’une force extrême et d’une sensibilité extrême, et ce passage presque quotidien de « On est au sommet de la montagne » à « On danse sur un volcan ».
Le sentiment d’être au sommet de la montagne était perceptible lors des célébrations du soixantième anniversaire avec deux tables rondes sur l’avenir des relations entre la Chine et Israël. Emergeait l’idée que non seulement pouvait exister cette alliance dont parle George Bush (307 millions contre le terrorisme), mais aussi celle de trois milliards de personnes derrière la légitimité d’Israël : les Chinois, les Indiens (il y avait à Jérusalem, outre George Bush, Lakshmi Mittal, le premier industriel indien). Il y a trois milliards de gens qui considèrent que pour la stabilité, la croissance… l’existence d’Israël est incontournable, indépassable.
A l’inverse, il existe par rapport à l’histoire un sentiment de fragilité extrême dont joue évidemment le Président Ahmadinejad avec ses déclarations quotidiennes, leurs retombées dans le monde arabe et un certain discours révisionniste que les Israéliens connaissent et entendent. Quand un diplomate de haut rang peut se laisser aller à dire que l’Etat d’Israël, comme le royaume Croisé de Jérusalem sera enseveli par les sables du désert et donc condamné à terme, par son artificialité même, à disparaître , l’opinion se nourrit d’une expérience historique de survie.
Jean-Pierre Chevènement parle du rôle de la Shoah. J’ai toujours pensé qu’une solution sera envisageable quand Israël saura dépasser la Shoah et quand les Palestiniens sauront l’intégrer. C’est un discours que j’avais tenu en 1995 à Jérusalem : « Quand les Israéliens sauront demander pardon aux Palestiniens pour le mal qu’ils leur ont fait et quand les Palestiniens sauront comprendre la spécificité de leur voisin ».
Vous connaissez peut-être la formule d’un Palestinien d’aujourd’hui : « Je vis l’expérience de quelqu’un qui marche dans la rue, au-dessus de moi une fenêtre s’ouvre par laquelle on jette quelqu’un qui m’écrase ». La fenêtre qui s’ouvre, c’est l’Europe ; l’homme qui est jeté, c’est le Juif ; au moment où il tombe sur le sol, il devient un Israélien et il écrase le Palestinien. Ce sentiment revêt un double sens, il concerne à la fois l’homme qui est jeté par la fenêtre et celui qui est écrasé. Comment intégrer cette double spécificité d’une victime qui devient coupable ? Comment dépasser cela ? Le problème est que « le temps n’est pas galant », l’histoire devient toujours plus prégnante, plus forte, non seulement elle ne passe pas mais on peut parler d’« overweight of History ». C’est en ce sens que je parle d’Israël comme matrice des relations internationales : il y a, dans un espace extrêmement réduit, une réunion excessive d’émotions, d’intérêts.
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