Conclusion de Jean-Pierre Chevènement, président de la Fondation Res Publica au colloque du 26 mai 2008, Où va la société palestinienne ?
La situation actuelle est catastrophique. Le peuple palestinien est plongé dans la misère, privé des libertés élémentaires, en proie à une insécurité toujours plus grande, si j’en juge par le nombre de tués et de blessés en Cisjordanie et à Gaza qui n’a fait que croître dans des proportions exponentielles. La perspective politique se dérobe au fur et à mesure qu’on avance (la Conférence de Madrid date de 1992, les accords d’Oslo de 1993 !)
Nous sommes en présence d’une de ces figures du fameux New world order dont parlait le Président Bush père au moment où se terminait la première guerre du Golfe, qui devait, selon ses propos, « effacer le syndrome du Vietnam ». Une ère nouvelle devait s’ouvrir.
Puisque nous sommes une fondation de recherche, nous pouvons risquer une hypothèse heuristique : le processus de paix engagé à Oslo il y a quinze ans n’a-t-il pas fonctionné comme une gigantesque mystification ? On peut d’ailleurs se demander si les données de départ permettaient d’espérer un autre résultat ? En effet, au lendemain de la première guerre du Golfe, le rapport de forces était évidemment en faveur d’Israël et des Etats-Unis qui le soutiennent – ou l’ont soutenu – de manière quasiment inconditionnelle. La solution de deux Etats permettant à deux peuples de vivre libres côte à côte a reculé avec le temps et avec le progrès de la colonisation en Cisjordanie. Je ne parle pas seulement en termes de pourcentages des territoires car il faut avoir une vue spatiale. Une carte nous montrerait une colonisation en doigts de gant qui s’avance d’Israël vers le Jourdain, lui-même décrété zone d’intérêt sécuritaire pour Israël, avec la perspective d’être occupé pendant six ans ou peut-être davantage. Le problème de la continuité territoriale du futur Etat palestinien se pose. Outre cette détermination spatiale, à travers les infrastructures, les routes, les tunnels… les aspects économiques jouent un rôle important. Israël est un pays riche, le revenu par tête y est supérieur à ce qu’il est en Europe occidentale. La proportion d’ingénieurs y est la plus élevée au monde. Ce pays, de toute évidence, possède une telle avance sur la société palestinienne que la question se pose des moyens de survie d’un Etat palestinien (à supposer qu’il puisse exister dans des conditions raisonnables).
De quelles ressources disposera-t-il au-delà des salaires versés par les entreprises israéliennes qui emploient (jusqu’à quand ?) les habitants de Cisjordanie ou de Gaza ?
Comment développer et industrialiser toute cette région ?
On connaît les plans de co-développement évoqués par Shimon Pérez mais la décision appartient aux investisseurs.
Une conférence internationale s’est tenue récemment. Ses intentions peuvent-elles se matérialiser dans ce contexte relativement instable et peu sûr ?
Nous sommes en présence d’un peuple qui, aujourd’hui, est traité comme un « objet » des relations internationales. Il a été dit à juste titre que, sous l’Empire ottoman, sous le mandat britannique, pendant la période jordanienne, il n’y avait pas d’Etat palestinien… mais il y avait une société ! Quand ce peuple a voulu se doter d’un Etat, on lui a concédé l’Autorité palestinienne… mais on a interdit à l’Autorité palestinienne de devenir un Etat. Il me semble que l’absence d’un statut définitif à peu près clair au départ a fragilisé un processus de transition pour le moins chaotique, marqué par l’assassinat de Rabin, la venue au pouvoir de Netanyahu, puis celle de Ehud Barak. J’ai lu plusieurs versions de l’affaire de Camp David (celle de Shlomo Ben Ami diffère de celle de Charles Enderlin). On se rend bien compte que les conditions élémentaires n’étaient pas remplies, pas même sur le plan humain, si l’on considère les rapports entre Ehud Barak et Yasser Arafat. Cet échec a pesé lourdement sur la suite, il a été à l’origine d’une spectaculaire involution qui a conduit à cet état effroyable, indigne, insupportable devant lequel presque tout le monde se tait. Khaled Hroub a rappelé fort justement que l’Europe se tait et que les Etats-Unis soutiennent la politique israélienne.
Personne ne prend réellement au sérieux les propos qui ont été tenus à la Conférence d’Annapolis :
Y a-t-il une raison d’espérer qu’un Etat palestinien puisse naître à la fin de l’année ?
Ce sont des propos à caractère électoral !
La communauté internationale est représentée aujourd’hui par ce qu’on appelle un « quartette ». On ne voit pas qu’il y ait beaucoup d’objections à la politique américaine, même aujourd’hui de la part de la France – encore que j’observe qu’un ancien ambassadeur, Monsieur Aubin de la Messuzière, a été envoyé auprès du Hamas, sans doute pour essayer de prendre langue – Monsieur Thierry Le Roy a été l’un des observateurs des élections de 2006, il pourrait nous dire ce qu’il pense de ces élections, de leurs résultats et de la suite qui a été donnée. Le Hamas était majoritaire mais il a été mis dans l’impossibilité d’exercer ses compétences gouvernementales. Peut-être a-t-il eu tort d’accepter de gouverner dans ces conditions. Mais il y a là un déni de démocratie évident.
Tout se passe comme si chacun des partenaires se plaçait consciemment ou non dans le temps long.
Israël aurait-il vu dans une négociation indéfiniment prolongée le moyen de parvenir à ses objectifs sans les remettre en cause ?
Les Palestiniens quant à eux, ne comptaient-ils pas sur la « fécondité palestinienne » qui, selon la théorie d’Arafat finirait par submerger Israël ?
Y a-t-il dans tout cela une perspective politique et historique digne d’être considérée ?
L’intrication est telle que la situation est aujourd’hui réellement insupportable. Je me suis laissé dire d’ailleurs qu’elle était de plus en plus mal supportée de part et d’autre. C’est peut-être un des facteurs d’espoir.
Monsieur Legrain a présenté le Hamas comme l’héritier du nationalisme palestinien tout en notant qu’il ne considère pas la négociation comme centrale. Comment peut-on, en tant qu’héritier du nationalisme palestinien, considérer que la négociation n’est pas centrale, sauf à remettre en cause historiquement l’existence d’Israël ?
Peut-être faut-il repartir, comme l’a suggéré Monsieur Hroub, sur la base d’un processus différent de celui d’Oslo qui se situerait dans un cadre onusien. Après tout, l’ONU incarne la légalité internationale ! Est-ce totalement inenvisageable ?
Je voudrais attirer votre attention sur la situation mondiale actuelle.
Les Etats-Unis, pour préserver leur domination, se sont lancés dans une fuite en avant à tous égards, sur le plan économique comme sur le plan militaire. Militairement ils sont enlisés au Moyen-Orient.
Ne peut-on espérer du prochain Président, quel qu’il soit, qu’il essaye de résoudre ce problème qui s’apparente apparemment à la quadrature du cercle ?
Le bon sens n’est-il pas d’essayer de trouver un accord direct entre les Etats-Unis et l’Iran ? Accord qui modifierait très substantiellement la situation régionale parce que, depuis l’écrasement de l’Irak, l’Iran est devenu la puissance régionale dominante du monde arabe et musulman. A partir de là, n’est-il pas possible de reconstruire un processus de paix qui associerait le Hamas, dans des conditions déterminées, peut-être en organisant de nouvelles élections ?
Je ne suis pas en mesure de faire des propositions mais il me semble que le volontarisme très grand qui est nécessaire ne peut venir que des Etats-Unis. L’Europe, vous l’avez dit, succombe sous le poids de la culpabilité liée à la Shoah. Toutefois, personnellement je m’insurge contre l’idée que « l’Europe » tout entière serait responsable de la Shoah. Deux thèses s’opposent sur la question de l’extermination des Juifs : la thèse fonctionnaliste et la thèse intentionnaliste. Je penche pour la thèse intentionnaliste car la Shoah n’aurait pas été possible si Hitler n’avait pas donné l’impulsion. Mais il reste que cela a été possible. L’Allemagne nazie, avec ses complices, a rendu cela possible. Mais l’Allemagne nazie n’était pas tout le peuple allemand. Autant que je me souvienne, les sociaux-démocrates, les communistes et d’autres démocrates ne s’étaient pas associés à la venue au pouvoir d’Hitler en 1933. Quant aux nationaux allemands, ils ont cherché à arracher la tunique de Nessus qui leur tenait aux épaules depuis que Hindenburg avait fait appel à Hitler (c’est l’attentat de Von Stauffenberg en juillet 1944). Mais la culpabilité de l’Europe ne peut pas découler d’une entreprise d’extermination où si certains Européens évidemment sont les criminels, et même, selon le mot de Goebbels, « les plus grands criminels de l’Histoire », d’autres ne le sont pas.
On nous lance que la France a été pour quelque chose dans les origines du fascisme. Un historien israélien, Zeev Sternhell , prétend – thèse reprise par Ernst Nolte – que l’Action française fut en quelque sorte la matrice des mouvements fascistes en Europe. Cette thèse est contestable. L’Action française était un mouvement traditionaliste mais d’esprit positiviste, qui se voulait catholique, bien que son fondateur fût athée et se professât tel. Mais la France en tant que telle n’est quand même pas responsable des affrontements qui ont suivi la Révolution française tout au long du XIXe siècle, jusqu’à l’affaire Dreyfus et au-delà (Vichy étant un retour de ceux dont la République avait cru pouvoir se débarrasser). Je rappelle que la République avait eu le dernier mot dans l’affaire Dreyfus, celui-ci ayant été réhabilité en 1906. Instruire un procès général en culpabilité de l’Europe et de la France en particulier relève de la démesure et nous ne devrions pas l’accepter. Peut-être trouverai-je des contradicteurs que je suis prêt à écouter puisque nous sommes dans une démarche de recherche. Mais l’Europe, dans le conflit israélo-palestinien, ne devrait pas se mettre aux abonnés absents. En tout cas, le Général De Gaulle n’avait pas cru qu’on pût se mettre aux abonnés absents et si certains l’ont pensé, ils ont trouvé des contradicteurs. Moi-même, en 1991, j’avais trouvé qu’il y avait deux poids deux mesures et qu’on ne pourrait guère avancer sur cette voie-là.
Le volontarisme peut-il être au rendez-vous ? Il faudrait une réelle prise de conscience en Europe du caractère insupportable du statu quo actuel. Il faudrait que la Russie qui redevient incontestablement une puissance – et qui semble avoir des opinions plutôt raisonnables sur la question – s’avance elle aussi. D’autres pays, notamment en Asie, se taisent d’une manière surprenante car ce qui se passe au Proche-Orient intéresse l’humanité tout entière. Il est incontestable que la légitimité d’Israël est liée à la Shoah, sinon le projet sioniste, réponse minoritaire à l’antisémitisme qui se développait en Europe et particulièrement dans l’Empire tsariste, serait resté une simple entreprise de colonisation. Certes l’Etat d’Israël a été reconnu par l’ONU mais c’était après la Shoah (1947-48). Cette reconnaissance a été le fait à la fois des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne, de la France, de l’URSS et de bien d’autres pays. Mais j’observe que la Shoah est extérieure au monde arabe, et en particulier aux Palestiniens. Il serait donc absurde de leur en faire porter le poids.
Veuillez m’excuser de vous avoir égarés sur le chemin d’une réflexion historique, mais je crois que cette réflexion historique manque singulièrement à l’ère de la communication où les hommes politiques ont appris à conjuguer le verbe « ne pas pouvoir » (ils ne peuvent pas ne pas…). Ils ont cessé de penser et d’opiner et de prendre l’opinion à témoin. Ils ont renoncé à jouer un rôle pédagogique.
L’excès même de la situation dans laquelle nous sommes ne peut-il pas conduire à un sursaut de courage, y compris et peut-être d’abord dans les sociétés israélienne et palestinienne ? Encore serait-il indécent de demander à la société palestinienne autre chose qu’une certaine lucidité sur la situation qui prévaut aujourd’hui dans cette partie du monde, la légitimité de l’existence d’Israël ne pouvant plus être remise en cause.
Autrement dit, je ne vois pas d’issue en dehors d’un sursaut de la conscience et de la volonté. Cette volonté aujourd’hui n’existe pas mais à supposer qu’elle existe, il faudrait une base territoriale qui ne peut être que la Palestine dans ses frontières de 1967.
Quel gouvernement israélien pourrait ramener les colons de Cisjordanie en Israël ?
N’y aurait-il pas de solution ?
En 1921, un ministre anglais annonçait le retrait des troupes britanniques d’Irlande. Comme on lui demandait s’il n’était pas préférable de procéder de manière progressive, il répondit : « On ne franchit pas un abîme, dans quelque sens que ce soit, en deux sauts. » Cette réflexion pleine de bon sens a permis la création de la République d’Irlande. Peut-être pourrait-on créer ainsi la République de Palestine ! Mais nous sommes loin de cette indispensable résolution et il n’est pas certain que, dans le monde musulman, le désir de modernisation l’emporte sur la tentation du repli intégriste. A cet égard, pour m’être rendu en Iran, je pense que la société iranienne dans sa majorité aspire à la normalisation. Les propos d’Ahmadinejad n’ont aucune vraie résonance dans cette société. Si la possibilité d’un compromis avec les Etats-Unis existait, on pourrait voir émerger un contexte tout à fait différent. Mais, malheureusement, nous n’en sommes pas là et je ne voudrais pas donner dans le wishfull thinking.
Je voulais simplement vous confier ces quelques réflexions, en vous incitant à reprendre la réflexion historique indispensable pour éviter la tragédie que Régis Debray a fort bien décrite dans son dernier livre, une tragédie qui paraît aujourd’hui sans issue puisqu’elle nous renvoie à des identités meurtrières définies sous la seule garantie de l’autorité divine. Je fais donc appel à l’homme.
S'inscire à notre lettre d'informations
Recevez nos invitations aux colloques et nos publications.