Intervention prononcée lors du colloque du 17 octobre 2007, Crises financières à répétition : quelles explications ? quelles réponses ?

Je vais vous livrer quelques réflexions, non conclusives, avant de donner la parole à Henri Guaino
D’abord il me semble évident, même si ce point de vue n’est pas partagé par tous, que cette crise de l’immobilier américain exprime une crise plus profonde du capitalisme globalisé tel qu’il fonctionne aujourd’hui.
Nous venons d’entendre diverses thèses. Je remercie les intervenants pour leurs observations, toujours judicieuses, et leurs suggestions.

Au fond, deux théories s’affrontent. Selon la thèse de Monsieur le Gouverneur, il s’agit de crises particulières, chacune requérant une médication adaptée. D’autres pensent qu’il y a une logique sous-jacente : une surliquidité de l’économie mondiale liée à des politiques trop expansives de crédit, liées aussi à certain déséquilibre sur lequel je voudrais pour ma part insister

L’économie mondiale marche sur la tête. La croissance mondiale dépend de la croissance américaine qui ne s’entretient plus qu’à force de dopages qui paraîtraient incongrus s’ils n’étaient pas d’abord dangereux pour la santé de ceux auxquels on les administre : les consommateurs américains qui, déjà frappés d’obésité, si je puis dire, puisque surendettés à hauteur de 120% de leurs revenus, c’est-à-dire l’équivalent du PIB américain, sont sommés d’ingurgiter toujours plus pour soutenir le rythme de la croissance mondiale, incités qu’ils sont depuis 2002 à s’endetter toujours plus par Monsieur Greenspan. Nous récoltons maintenant la crise de l’immobilier.
Mais ce modèle de croissance, fondé sur une épargne insuffisante des ménages américains et le drainage vers la puissance la plus riche du monde de 80 % de l’épargne mondiale y compris à partir des pays les plus pauvres, n’est plus soutenable du fait de l’ampleur des déficits américains (5 % du PIB) et surtout du fait que ces déficits sont assurés à 80 % par des investisseurs privés non-résidents et seulement à 20 % par les Banques centrales des pays tiers (Chine-Japon), selon mes plus récentes informations. Pour ces agents privés, l’intérêt individuel prime sur l’intérêt collectif. On ne peut donc attendre d’eux qu’ils s’« autodisciplinent » au nom de l’intérêt supérieur du système. La question qui se pose est de savoir quel est le seuil de titres américains que les investisseurs étrangers acceptent de détenir. Cette limite n’est pas décelable a priori. L’Etat fédéral américain dont l’endettement reste contenu (37,5% du PIB, à peu près celui de la France au moment de la signature du Traité de Maastricht) peut-il se substituer par de nouvelles baisses d’impôts à la défaillance de l’épargne privée ? Ce serait sans doute reculer pour mieux sauter. Il est d’ailleurs peu probable qu’une telle politique puisse être mise en œuvre à l’échelle nécessaire, autrement que dans un contexte de crise gravissime.

Nous sommes amenés à penser que la seule garantie réelle que l’Etat américain pourrait apporter aux détenteurs d’avoirs en dollars serait de réduire son déficit extérieur, ce qui commence à se faire du fait de la dévaluation du dollar mais ne touche que la zone euro parce que les monnaies asiatiques sont épargnées. C’est extrêmement grave : l’euro vaut 1,417 dollar et pourrait valoir demain 1,50 ou 1,60 dollar, c’est une hypothèse dans laquelle il faut se placer. Donc, si on veut éviter une crise de défiance profonde, le bon sens voudrait que l’administration américaine mène une politique de retour à l’équilibre budgétaire. Ce retour à l’équilibre budgétaire est-il possible en dehors d’un certain désengagement sur le plan de certaines ambitions impériales (je pense au retrait des troupes américaines d’Irak, par exemple ou à la désescalade avec l’Iran) ? Les Etats-Unis n’ont-ils pas atteint le point que décrivait Paul Kennedy en 1987, dans un ouvrage célèbre (Rise and fall of the great powers). N’y a-t-il pas un moment où tout empire (il prenait l’exemple de l’Empire romain) dépasse le point où sa base ne lui permet plus de soutenir la masse des engagements de toute nature qu’il a contractés à l’échelle du monde ?

Donc, en l’absence d’une correction profonde des déséquilibres américains, la hausse des taux d’intérêt réels et la baisse incontrôlée du dollar ne manqueront pas d’avoir des conséquences dramatiques pour le monde entier et d’abord pour la zone euro que l’impotence de ses institutions économiques et monétaires expose en première ligne. Un ajustement réussi voudrait au contraire que la baisse du dollar soit compensée par des politiques expansives dans la zone euro et au Japon et par un recentrage de la croissance des pays émergents, comme la Chine, sur leurs besoins internes (c’est d’ailleurs le propos officiel du Président Hu Jintao au 17e congrès du parti communiste chinois).

Mais ce ne sont que des pistes. La restauration d’une stabilité durable de l’économie mondiale impliquerait à plus long terme un complet renversement des déséquilibres financiers actuels : Actuellement, ce sont les pauvres qui financent les riches, et particulièrement les Etats-Unis. Pour des raisons à la fois démographiques et technologiques, les pays anciennement industrialisés devraient dégager une épargne positive pour devenir fournisseurs de capitaux au bénéfice des pays émergents. C’est déjà relativement le cas pour la zone euro et pour le Japon, mais ce ne l’est pas du tout pour les Etats-Unis. Et rien n’indique que l’immense correction qui serait nécessaire soit praticable en dehors d’une crise gravissime. Paradoxalement la Chine dégage aujourd’hui une forte épargne grâce à ses excédents extérieurs mais au prix d’une forte compression de sa demande interne. Ainsi, peut-on dire, selon la boutade bien connue, que « le char de l’économie mondiale navigue sur un volcan ». Cette asymétrie paradoxale, constitutive de l’économie mondiale contemporaine, a en effet peu de chance de se corriger d’elle-même, du fait de la rigidité des choix qui commandent aux politiques économiques disparates des différents pôles de l’économie mondiale et plus profondément de l’incapacité des Etats-Unis à penser pour eux-mêmes une transition douce de leur statut actuel d’hyperpuissance hégémonique à une place normalisée dans l’échelle des puissances. Jusqu’à présent, c’est la tentation de la fuite en avant qui a toujours prévalu dans les choix de la politique américaine. J’espère qu’il n’en sera rien dans les mois qui viennent mais je n’en suis pas sûr, malheureusement.

Par ailleurs, suite aux crises des années quatre-vingt-dix, les pays émergents, jusque-là soumis à la tutelle du FMI et au « consensus de Washington », ont conquis une position créditrice dans le système financier international, avec de fortes dévaluations, avec une expansion extravertie, dégageant d’énormes excédents commerciaux leur permettant d’accumuler de fortes réserves, de s’autonomiser par rapport aux exigences du FMI (ce qui était la grande caractéristique de la décennie précédente) et de nourrir des « fonds souverains » menaçants quant à l’autonomie de certaines de nos entreprises « stratégiques ».

Il y a une telle rigidité dans les politiques des différents ensembles (Etats-Unis, zone euro, Japon, Chine et quelques autres) que je ne pense pas que les déséquilibres majeurs qui sont à l’arrière-plan de ces crises à répétition puissent se corriger d’eux-mêmes.

Ainsi les crises financières à répétition sont-elles vouées à se renouveler et à s’aggraver. Je ne pense pas qu’on puisse concevoir ce qu’avance Monsieur Greenspan, très optimiste, dans son dernier livre (que je me permets de vous recommander). C’est un libéral, partisan du benign neglect, qui considère que le déficit américain n’a pas une grande importance. Il relativise beaucoup le problème de la dette : « Ce n’est pas grave, l’endettement a toujours crû plus vite que le revenu et le produit, ce fait traduit simplement le développement de la division du travail depuis le début de la révolution industrielle… »
Donc, rien de nouveau sous le soleil ! Mais je pense qu’on peut se poser une question que je pose en politique : Peut-on amener les Etats-Unis à ce que Monsieur Greenspan appelle un « atterrissage en douceur » ? Le problème dépasse, selon moi, l’économie, c’est aussi un problème politique, notamment en ce qui concerne un relatif désengagement militaire au Moyen-Orient.
Naturellement, il faut aussi penser à ce que nous pourrions faire au niveau de l’Europe, au niveau de la gouvernance économique et monétaire de la zone euro.
Il me semble que le nouveau traité européen, qui doit être adopté à Lisbonne, a été qualifié de « simplifié » par erreur ; j’ai essayé de le lire, c’est absolument illisible. D’ailleurs, j’ai observé que ses auteurs l’appelaient, à juste titre, traité « modifié » : il modifie les articles des traités antérieurs de Rome et de Maastricht. Il faut être Vichnou soi-même pour manier tous ces traités et comparer les différents articles qui changent de numéro, c’est vraiment très compliqué. ! Mais j’observe que ce traité modifié a omis de traiter le seul sujet important, un sujet qui, il est vrai, dans l’état actuel des esprits inféodés à la pensée dominante, est un sujet qui fâche, c’est celui du gouvernement économique de la zone euro, du statut de la Banque centrale (J’ai, à ce sujet, une petite nuance, bien connue, avec Monsieur le Gouverneur). Monsieur Garabiol a évoqué l’encadrement du crédit ; d’autres préconisations ont été faites par Monsieur Gréau et Monsieur Bébéar. Y a-t-il la volonté d’aller dans ce sens-là et les traités européens le permettent-ils ?

Un immense volontarisme politique serait nécessaire pour sortir notre pays de la nasse dans laquelle il s’est laissé enfermer depuis au moins une quinzaine d’années. Il serait inconcevable que le rôle de l’Eurogroupe dans la politique monétaire, englobant la politique du crédit et la politique du change, soit seulement de discuter des responsabilités évanescentes que lui confie le traité de Maastricht en matière de monnaie unique, confirmé par le traité de Lisbonne. La France pourrait trouver des alliés d’autant plus que l’appréciation de l’euro et l’aggravation de la crise suscitent désormais des inquiétudes chez la plupart de nos voisins. Il y a bien sûr de fortes résistances à l’horizon mais le moment n’est-il pas venu de les nommer et d’appeler un chat un chat : il y a la résistance technocratique, celle de la BCE et celle de la Commission européenne qui s’appuie sur le conformisme des élites mais surtout sur la résistance politique des milieux financiers, attachés à la seule valorisation des actifs financiers, vision soutenue par le capitalisme financier anglo-saxon qui a trouvé le moyen dans le système actuel de faire, selon le mot de Michel Aglietta, du capital avec de la dette ainsi que par une vision traditionnelle mais de plus en plus à courte vue de la Bundesbank. Mais peut-être Monsieur Guaino va-t-il nous rassurer sur la perspective…

On se souvient que François Mitterrand avait accepté, au moment de la négociation du traité de Maastricht et pour prix de la monnaie unique, les règles souhaitées par le Chancelier Kohl et le Président de la Bundesbank, M. Karl Otto Pöhl, pour la mise en place de l’Union monétaire et le fonctionnement de la Banque Centrale. Je l’ai entendu dire, au cours d’un petit déjeuner : « Nous, Français, nous nous en sortirons toujours ; nous sommes les plus malins et nous finirons par retomber sur nos pieds ». J’observe que voilà plus de quinze ans que nous ne sommes pas vraiment retombés sur nos pieds ; je n’observe pas qu’un certain dogmatisme de la Bundesbank ait tendance à fléchir : Madame Merkel est toujours très ferme, Monsieur Peer Steinbruck, le ministre des finances tient des propos tout ce qu’il y a de plus orthodoxes. Je me pose donc la question de savoir comment dans le traité non pas « simplifié » mais « modifié » (où le rapport de forces entre la France et l’Allemagne sera d’ailleurs modifié à notre détriment) nous allons pouvoir faire entendre raison. Comment pourrait-on aider les Etats-Unis à « atterrir » ? Une croissance européenne plus forte, en effet, aiderait les Etats-Unis à réduire leur déficit. Si l’Europe et le Japon étaient des zones de plus forte croissance, les Etats-Unis pourraient corriger leurs déséquilibres mais ce n’est pas le cas actuellement.

Laurent Fabius m’a dit qu’il y avait dans le traité de Maastricht une « clause de revoyure institutionnelle » (c’est pourquoi il l’avait voté). Cette clause a fonctionné plusieurs fois : c’est le traité d’Amsterdam, puis le traité de Nice et même le traité modifié. On va de rendez-vous en rendez-vous mais on les rate tous, me semble-t-il, car on ne traite pas le sujet.
Ce n’est que mon point de vue que je voulais donner avant que vous interveniez, Monsieur le Conseiller spécial, pour ne pas vous prendre par surprise mais au contraire vous donner le champ libre.

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