Intervention prononcée lors du colloque du 17 octobre 2007, Crises financières à répétition : quelles explications ? quelles réponses ?

L’intérêt de la crise financière lancinante depuis le début de l’année, évidente depuis cet été, est au moins d’avoir permis l’émergence d’un consensus sur ce constat : le capitalisme financier, libéralisé et mondialisé, va de bulle en bulle, tirée chacune, comme le soulignait Michel Aglietta (1), par la course entre l’expansion du crédit et la valorisation des actifs financiers.

L’économie américaine est au cœur de cette course. Son endettement atteint des sommets. Son déficit extérieur est passé de 100 à 800 milliards de dollars depuis 1990, dorénavant à 6 % du PIB. Faut-il, avec Anton Brender, être redevable aux États-unis d’avoir offert un débouché à l’excès d’épargne du Monde, de l’avoir ainsi préservé d’une violente crise déflationniste mais craindre la saturation de ce modèle de croissance (2) ? Ou faut-il y voir avec Emmanuel Todd un signe de la « décomposition du système américain » (3) ou encore avec Paul Jorion un signe de « la crise du capitalisme américain » (4) ? La répétition de ces crises ne serait-elle pas le signe des mouvements tectoniques qui verraient se déplacer le centre de l’économie-monde des États-unis vers la Chine ?

Depuis 1983 et l’arrivée d’Alan Greenspan à la tête de la Fed, le taux d’épargne des ménages américains a régulièrement décliné jusqu’à devenir négatif en 2006. L’endettement des ménages atteint 120 % de leur revenu brut disponible contre 80 % dans la zone euro par exemple et 70 % en France. Le crédit immobilier représente les quatre cinquièmes de cet endettement. Les deux tiers des ménages américains sont propriétaires mais ils ne possèdent, en réalité, que 10 % de la valeur de leurs biens.

S’inscrivant comme un épisode supplémentaire de cette histoire répétitive, la crise du marché des crédits hypothécaires à risques, le subprime mortgage, a toutefois, comme toute crise, ses spécificités : elle trouve sa source dans la situation financière des ménages, plus particulièrement américains mais pas simplement, et elle a eu un impact spectaculaire sur le système bancaire mondial.

LES FAITS : LA CRISE DU SUBPRIME

Rappel incontournable des faits commençant par le saut d’une bulle à l’autre. En 2001, pour préserver les ménages des implications de la crise boursière des TNT (Télécommunication Nouvelles Technologies), Alan Greenspan veut orienter leurs investissements vers l’immobilier. Une politique de taux d’intérêt historiquement très bas les y incite d’abord à travers l’abaissement des frais financiers qu’ils ont à supporter mais également à travers l’augmentation des prix immobiliers qui se comportent dorénavant comme ceux d’un actif financier, c’est à dire que les prix montent quand le taux d’intérêt baisse, et vice-versa.

Le marché du subprime

Les intermédiaires financiers et immobiliers profitent de l’aubaine et incitent eux-mêmes une clientèle de plus en plus large de ménages à investir. De là vient le subprime mortgage, le crédit hypothécaire à sur-prime, jusqu’à 8 %, qui s’adresse à des ménages a priori insolvables. Leur solvabilité théorique vient de la structure du crédit : une période d’habituellement deux ans à des conditions privilégiées (taux d’intérêt bonifié, différé d’amortissement du capital….) suivie d’une longue période de remboursement régulier à taux élevé. Une difficulté de remboursement est, à ce stade, supposée être couverte par une « recharge » de l’hypothèque, supposée avoir elle-même gagné en valeur depuis l’acquisition initiale. In fine, une quote-part très significative du bien, parfois la moitié, est remboursable avec la dernière échéance, ce qui présuppose sa vente à un prix toujours avantageux. Facteur important : une large proportion de ces crédits sont octroyés à taux variable, structurellement plus bas que le taux fixe au moment de l’opération. Les emprunteurs sont donc exposés à la fois à une baisse du prix immobilier et à une hausse des taux d’intérêt.

Lorsque la Fed décide de monter ces taux directeurs en 2005, elle referme progressivement le piège. Les frais financiers croissent tandis que le prix des biens immobiliers stagne ou décline. Dès septembre 2006, le Forum pour la Stabilité Financière des banques centrales publie une mise en garde contre « les risques liés au fort taux d’endettement des ménages et d’ajustement brusque des prix immobiliers (…) au moment où [elles] se sont engagées dans une politique de relèvement de leur taux d’intérêt ». Au premier trimestre 2007, 14 % des emprunteurs de subprime font défaut. En septembre 2007, ce sont 200 à 300 milliards de dollars prêtés à 3 millions de ménages qui étaient directement menacés de défaut. Seuls 30 milliards de pertes auraient été déjà constatés.

Si cette dérive là était amplement américaine, il convient de rappeler qu’un mécanisme un peu analogue avait vu le jour en France il y a un vingtaine d’années avec les intérêts à taux progressifs qui anticipaient une perpétuation d’une inflation élevée. Le travers est donc partagé.

La suite est plus novatrice. Les banques prêteuses de subprime cèdent ces crédits à des fonds offerts aux investisseurs, souvent par l’entremise d’autres fonds intermédiaires. Les banques y gagnent en commissions et en possibilités de financement de nouvelles opérations. Les investisseurs y gagnent en rentabilité. Pour être placés plus facilement, ces fonds sont découpés en tranches. Les plus risquées et les mieux rémunérées encaissent les pertes au premier dollar : elles sont destinées aux fonds spéculatifs, les hedge funds. Les moins risquées, qui ne sont appelées en perte qu’après épuisement des autres tranches, bénéficient des meilleures notes des agences de rating et sont destinées à des fonds monétaires dits « dynamiques ». Et pour encore gagner en rentabilité et accroître leur capacité d’investissement, les fonds d’investisseurs s’endettent eux mêmes. Ils le font à court terme alors que les crédits en cause sont accordés à 30 ans d’échéance. Les banques du monde entier leur prêtent dans le cadre de leurs opérations de trésorerie courantes.

Les défauts en grand nombre des emprunteurs se sont fait sentir directement sur la valeur de ces fonds, y compris ceux qui étaient réputés peu risqués. Les investisseurs ont demandé des remboursements mais les fonds n’ont pu y faire face. Les crédits ne trouvaient plus acquéreurs et les banques étaient devenues réticentes à continuer à leur prêter.

L’emballement

La banque d’investissement de renommée mondiale, Bear Stern, a été la première à annoncer la suspension de tout remboursement de deux de ses fonds en mai 2007. Le numéro un du crédit immobilier aux États-Unis, avec 17 à 20 % de parts de marché, le groupe californien Countrywide Financial, est en difficulté à la mi août. En septembre, la baisse de son cours de bourse atteint 60 % depuis début 2007, il annonce une réduction de 20 % de ses effectifs et bénéficie finalement d’un plan de soutien des plus grands groupes bancaires américains.

Au mois d’août, la crise de liquidité s’est étendue au secteur bancaire qui était lui-même exposé, soit au travers d’opérations directement réalisées sur le marché du subprime, soit le plus souvent au travers de la gestion « dynamique » de leur trésorerie. Les banques allemandes IKB et Sachsen LB sont en difficulté. Le régulateur bancaire allemand annonce craindre la pire crise financière depuis 1931. La défiance mutuelle se développe rapidement, contraignant les banques centrales à injecter des centaines de milliards de dollars sur les marchés monétaires. Les agences de notation qui avaient labellisé le peu de risque de certains fonds sont mises en causes, notamment par Charlie McGreevy, le commissaire européen au marché intérieur, la commission bancaire du Sénat américain et le FMI.

Mi septembre, et malgré le soutien affiché du Gouvernement et de la banque centrale, cette défiance s’est étendue aux clients de la Northern Rock, huitième banque anglaise, recréant les queues de déposants oubliées depuis la crise de 1929. La Banque d’Angleterre, rétive au soutien des établissements « fautifs » à travers l’injection de liquidités, est contrainte à son tour de le faire.

Mais si la crise de liquidité est, par nature, très spectaculaire, le vrai mal vient de l’insolvabilité des emprunteurs immobiliers, plus particulièrement américains. Début septembre, le Président Bush annonce une extension des garanties publiques apportées aux ménages modestes. Surtout, mi septembre, la Fed procède à une baisse significative de son taux directeur, de 0,50 %, ce qui laisse présager des baisses prochaines. Si ces anticipations sont vérifiées, les subprimes pourraient être resolvabilisés et l’ampleur de la crise très réduite.

Tous ces évènements, dont la liste n’est pas encore achevée, sont chacun éclairants. Ils ne doivent cependant pas faire oublier le cadre répétitif de ces crises qui appellent des explications et des réponses plus structurelles. In fine, ce sont les régulations financière et bancaire mais aussi le fondement des politiques monétaires qui sont interpellés.

LA REPETITION DES CRISES

Le mouvement de déréglementation entamé au début des années 80 fût marqué à la fois par la libération complète des mouvements de capitaux et par une re-réglementation des acteurs des marchés de capitaux, au sens large du terme. Depuis les réglementations encadrant les banques, les fonds destinés au grand public, les émetteurs, les courtiers n’ont cessé d’épaissir, et les Autorités de contrôle d’être renforcées, d’année en année. C’est ce qui est désigné sous le vocable de « régulation » financière ou bancaire.

Pour autant, force est de constater que les imperfections du système financier sont demeurées telles qu’elles étaient connues avant tout le déploiement de cette régulation financière et bancaire. La surréaction des marchés de capitaux, l’overshooting, avait été décrite dès 1976 par Rudiger Dornbush. Cette surréactivité s’expliquerait en majeure partie, selon Michel Aglietta, par l’horizon de temps des investissements financiers, aujourd’hui estimé à 3 mois. Tant que l’éclatement de la bulle n’est pas anticipé dans les 3 prochains mois, il apparaît rationnel d’y participer. Le phénomène de répétition des bulles découle lui de la « théorie de la fragilité systémique » énoncée par Hyman Minsky dès 1977, soit antérieurement aux grands mouvements de globalisation financière et de régulation financière qu’il l’ont accompagnée.

Que dit Hyman Minsky qui part d’analyses séculaires, notamment du début du XXème siècle ? En substance, il décrit le cycle financier en trois phases : la première est prudente, c’est l’ère de la « hedge finance » où l’endettement et ses intérêts sont couverts par le taux de croissance courant ; puis, entraînée par les succès engrangés et par le souci des banques de surperformer leurs concurrentes, vient l’ère de la finance spéculative où l’exécution des plans de financement suppose une accélération de la croissance, où seul le paiement des intérêts est assuré par la croissance courante ; enfin, vient l’ère de la finance dite « Ponzi » où il est acquis dès l’origine de l’octroi des crédits que les défaillances ne pourront être évitées que moyennant un rééchelonnement des dettes. Avec le subprime, le système financier était clairement dans une situation « Ponzi ».

Pourquoi « Ponzi » ? En hommage à Charles Ponzi, célèbre fondateur d’une pyramide financière qui ravagea Boston en 1919-20. Est-on toujours à Boston en 1920 ? La régulation financière n’y a rien changé. Les crises se répètent à rythme accéléré : Amérique latine en 1982, marchés boursiers et obligataires en octobre 1987, Savings and Loan américaines en 1988, marché des changes européens en 1992-93, marché immobilier en 1993, marché obligataire en 1994, marché monétaire asiatique en 1997, dette russe et LTCM en 1998, bulle Internet et boursière en 2001-2003, subprime en 2007. Aujourd’hui, tous les marchés d’actifs financiers sont à leur étiage historiquement les plus hauts. La « finance spéculative » est devenu la norme, la finance « Ponzi » n’est jamais loin.

LA REGULATION FINANCIERE

L’opacité des fonds et des marchés de capitaux paraît contribuer fortement à cette fragilité systémique et semble mettre en cause la régulation financière. L’opacité des fonds est multiforme. Les fonds à usage des professionnels ou des investisseurs réputés « avertis » sont peu ou prou régulés. On y trouve les fonds « monétaires dynamiques » dont il apparaît qu’ils sont plus « dynamiques » que « monétaires ». Ils mêlent à des actifs monétaires, des actifs à long terme et plus risqués, dont les fameux subprimes, encadrés par une fourchette de notation dont on a vu les lacunes. On y trouve aussi les fonds de fonds qui rallongent la ligne de gestion, et l’obscurcissent, entre l’investisseur et son actif. Il en découle une impossibilité de traçabilité des risques que Catherine Lubochinsky (5) compare au syndrome de la vache folle : un investisseur ne peut plus savoir ce qu’il achète.

L’opacité dénoncée est également celle des positions prises par les gérants, essentiellement des hedge funds. Ces fonds spéculatifs consacrent les dépôts collectés aux versements de garanties qui couvrent le risque de pertes sur quelques jours, soit 2 à 5 % des investissements réalisés. Le solde est financé par emprunt bancaire. On en dénombre aujourd’hui autour de 8 500 et ils géreraient 1 500 milliards d’actifs. Lorsque le célèbre LTCM fit faillite en 1998, ses positions représentaient par exemple plus de 40 % du total des positions sur la bourse allemande. Sa liquidation aurait provoqué un carnage. La Fed était donc intervenue pour le soutenir après que ses pertes eurent atteintes 110 milliards de dollars.

Lorsque les hedge funds ou leurs cousins du « private equity », destinés aux investissements dans des sociétés non cotées, rachètent des entreprises, le capital est financé à crédit, généralement pour les deux tiers, au travers d’opérations de LBO (« Leverage buy-out »). Et des entreprises, comme Darty, ont subi 3 ou 4 LBO consécutifs. Le stock de dettes de LBO en recherche d’investisseurs aurait atteint 320 milliards d’euros en septembre. A nouveau, le soupçon d’une finance « Ponzi » avec des effets directs sur le tissu productif.

Cette confusion entre dette et capital permet à ces fonds, anglo-saxons pour la plupart, de jouer un rôle de plus en plus déterminant dans la stratégie des entreprises et d’y contester le rôle des actionnaires historiques. Maintien artificiel de la puissance de l’Empire ? Ce véritable tour de passe passe, créer l’apparence du capital avec de la dette, pourrait bien rencontrer une limite géostratégique. La Chine a créé cette année un fonds d’investissement, la China Investment Co, doté de 200 milliards de dollars à partir des réserves de change considérables accumulées depuis douze ans. Ce fonds a déjà pris 9,7 % de Blackstone, le principal gérant de fonds spéculatifs au Monde. Pourra-t-elle, un jour, en prendre le contrôle ? Ces fonds dits « souverains » créés par les pays émergents disposeraient aujourd’hui de 2 830 milliards de dollars. D’après la banque Morgan Stanley, ils en disposeront de 12 000 milliards en 2015, soit plus que la capitalisation de toutes les sociétés cotées à Londres, à Francfort et à Paris. Ils ont déjà acquis 48 % de la bourse de Londres.

La Chancelière allemande et le Président de la République demandent une réglementation des hedge funds, dans un contexte de défiance envers ces fonds utilisés par des gouvernements étrangers. Jusqu’à présent en vain. Jean-Claude Trichet plaidait au contraire, le 23 septembre dernier, pour un code de bonne conduite volontairement élaboré par les gérants pour garantir une transparence des marchés. C’est supposer que l’opacité tient à la conduite, au comportement des opérateurs. En réalité, il semble bien que ce soit la structure même des marchés de capitaux qui soit opaque, répondant au syndrome de la vache folle. L’« innovation financière », à coup de structuration et d’effets de levier, sans parler d’optimisation fiscale, mêle capital et dette, dissémine les risques puis finit par créer des illusions trompeuses. Or les régulateurs adoptent comme ligne de conduite d’accompagner cette innovation, s’estimant non légitimes à aller à son encontre. Cet a priori est déterminant dans les dérives des systèmes financiers.

LA REGULATION BANCAIRE

La régulation bancaire est aussi discutée. Les banques, occupant un rôle central dans le financement de l’économie et supportant des risques inhérents à cette activité, font l’objet d’une réglementation spécifique afin de s’assurer de leur solvabilité. Or, les dernières réformes de la régulation bancaire incitent les banques à transférer leurs risques, à systématiser les pratiques des agences de rating et à privilégier les prêts aux ménages plutôt qu’aux entreprises.

La dilution des risques dans l’ensemble de l’économie réduit les fonds propres exigés des banques par la réglementation. C’est la voie de la substitution des marchés financiers aux banques à travers la titrisation, cession de crédits à des investisseurs, ou du transfert des risques de taux d’intérêt aux emprunteurs, qui sont deux des caractéristiques de la crise du subprime. L’analyse des aspects néfastes de cette dilution est reprise par exemple par Catherine Lubochinsky qui relève que l’encours de crédits titrisés sur le marché monétaire atteignait au début de l’été 1 300 milliards de dollars.

Pour les banques, la contrainte de fonds propres se traduit directement par une contrainte de rentabilité. Depuis 30 ans, le ratio du capital au total de bilan des banques s’est considérablement accru : il est passé de 2 % à 5 % en France. Dans le même temps, les cours de bourse se sont déconnectés des valeurs comptables : la capitalisation boursière avoisine maintenant le double de la valeur comptable contre une équivalence il y a 30 ans. Tant et si bien que l’investisseur attend une rentabilité sur 10 % et non sur 5 % du bilan des banques : pour offrir à l’investisseur une rentabilité de 15 %, la norme mythique, sur son placement, il leur faut dégager une rentabilité de 30 % sur les fonds propres. L’économie en fonds propres permise par le transfert des risques aux agents non bancaires revêt donc un caractère stratégique pour les banques.

Mais les banques restent le carrefour de tous les flux financiers. Elles ne peuvent échapper aux risques, même transférés. La crise du subprime l’a montré : le transfert du risque de taux d’intérêt se transforme en risque de crédit ; le transfert du risque de crédit en risque de marché… A l’échelle macroscopique, le système bancaire n’est pas indépendant des autres agents économiques. Par la conjonction de contraintes en fonds propres très fortes et de permissivité en matière de dilution des risques, les régulateurs bancaires inciteraient les spécialistes de leur gestion, les banques, à s’en débarrasser auprès de non spécialistes, les ménages, les entreprises, voire des collectivités publiques. Et ce, à nouveau pour l’illusion d’une immunisation des banques contre les risques financiers. La régulation bancaire aurait pêché par un penchant trop microscopique et aurait perdu de vue la stabilité du système économique dans son ensemble. Au lieu d’inciter à la désintermédiation des risques ne faudrait-il pas au contraire pousser à leur réintermédiation par le système bancaire ?

Deux autres critiques sont émises à l’encontre de la nouvelle régulation bancaire. Tout d’abord, elle donne une place centrale aux agences de rating et à l’application de leurs méthodes au sein des banques. Au vu des critiques dont elles ont fait l’objet à chaque crise et des doutes profonds quant à la capacité prévisionnelle de leur méthode d’analyse, il peut paraître étonnant que les régulateurs bancaires continuent à leur conférer ce rôle majeur dans l’appréciation des risques et à exposer ainsi le système financier à une fragilité systémique.

Ensuite, la nouvelle régulation innove par une approche différenciée selon les catégories d’emprunteurs. Par rapport aux règles pré-existantes, la dernière réforme constitue une puissante incitation à prêter aux ménages au détriment des entreprises. Cette régulation pousse ainsi au développement d’un modèle économique d’endettement au travers des ménages. Or, ce sont eux qui sont structurellement épargnants. Ce modèle économique n’est rien d’autre qu’une universalisation du modèle américain, ce qui serait se condamner à une instabilité perpétuelle.

Si les régulations financière et bancaire ont été mises en cause et expliquent sans doute des caractéristiques importantes des crises périodiques, et notamment de la dernière, c’est bien la politique monétaire qui est au cœur du débat sur la fatalité de leur résurgence.

LA POLITIQUE MONETAIRE

Les banques centrales sont-elles « les incendiaires » (6), comme l’affirme Patrick Artus ? Selon ce dernier, elles sont dépassées par la globalisation : elles agissent comme si les zones monétaires étaient domestiques alors que les marchés monétaires sont complément perméables les uns aux autres. Ce qu’on a appelé le « carry trade » consistant à emprunter en yen pour investir en dollars en est un exemple. Plus largement, ce sont les objectifs des banques centrales qui sont en cause.

L’objectif de maîtrise de l’inflation est restreint aux prix des biens et des services tandis que le prix des actifs financiers est laissé hors du champ d’action des banques centrales. Lorsque, devant une commission sénatoriale, Alan Greenspan avait évoqué en 1996, « l’exubérance irrationnelle » des marchés financiers, il lui avait été rappelé que le niveau de la bourse n’était pas de la compétence de la Fed. Depuis 25 ans, les banques centrales ont naturellement accompagné la désinflation par une baisse des taux puis par des politiques de taux nominaux bas. Ce faisant, elles ont favorisé le gonflement des liquidités qui ont été aspirées par les marchés d’actifs financiers, entretenant par là même une augmentation, en réalité en grande partie inflationniste, de leurs prix. En bref, dès lors que l’expansion des liquidités est rapide et que l’objectif de maîtrise des prix des biens et des services est exclusif, l’augmentation irrationnelle des prix des actifs financiers devient mécanique et inévitable.

Les banques centrales apparaissent prisonnières d’un dilemme : mener une politique plus stricte pour endiguer l’enchaînement des bulles et, en même temps, jeter l’économie réelle dans une dépression, ou au contraire s’accommoder de la perpétuation des crises. Manifestement, elles font le choix de s’en accommoder. Elles ont aussi leurs avocats. Gérard Maarek (7) et Anton Brender (8) jugent qu’elles jouent leur rôle en prévenant les crises systémiques et en privilégiant l’économie réelle. D’ailleurs l’évolution contrainte de la position de la Banque d’Angleterre sur l’intervention des banques centrales ces dernières semaines est un signe révélateur : il est naturellement stupide de tuer le malade pour éliminer les microbes qui l’ont envahi. Il n’en demeure pas moins que la potion recèle en elle-même le terreau sur lequel prospérera la prochaine crise.

Cette contradiction découle de l’indétermination du système monétaire. Il y a deux inflations à maîtriser, celle des biens et services et celle des actifs financiers. Et il n’y a qu’une politique monétaire réduite à un instrument : le taux d’intérêt. Ce truisme qu’il faut autant d’instruments de politique économique qu’il y a d’objectifs, entre autres, valut à son auteur, Jan Tinbergen, le premier Prix Nobel d’économie. Les banques centrales y répondent en abandonnant un objectif, l’évolution des prix des actifs financiers. L’alternative serait de créer un instrument de politique monétaire supplémentaire. Il y en eut : l’encadrement du crédit et le réescompte, par exemple, ont été abandonnés dans le mouvement de déréglementation des années 80.

Tant et si bien qu’aujourd’hui, alors que les marchés de capitaux sont hyper-sophistiqués, les fondements des politiques monétaires apparaissent simplistes. Réintroduire le réescompte, réservé aux crédits à des agents non financiers à des taux très privilégiés permettrait ainsi de distendre la relation entre le taux d’intérêt ou la liquidité destinés, d’une part, au marché des biens et services et, d’autre part, aux marchés d’actifs financiers. Ceci permettrait aux banques centrales de mener une politique plus rigoureuse tout en se prémunissant contre des effets malheureux sur l’activité économique. Le taux de change devrait être le troisième instrument dédié à un objectif de compétitivité externe.

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Des pistes existent donc, à la fois en termes de régulation financière ou bancaire et de politique monétaire, pour tenter d’endiguer la répétition des crises financières. Mais cette prévention passe nécessairement par une rupture avec l’évolution du prix des actifs financiers constatée depuis 25 ans.

Cette réorientation vient donc se heurter à des intérêts importants, à des intérêts particuliers et sectoriels mais aussi à la position centrale des États-Unis dans l’économie mondiale. En effet, s’agit-il d’autre chose que de restaurer un taux d’épargne normalisé aux États-Unis et, se faisant, de réévaluer leur rang dans l’ordre mondial, de mettre un terme à une Puissance à crédit ? La dépréciation du dollar peut-elle y amener ou est-elle une nouvelle fuite de l’économie américaine ?

L’incertitude la plus importante porte sur la volonté politique d’impulser cette rupture. La possibilité de faire émerger un consensus politique dans ce sens paraît encore très éloignée comme l’ont montré les débats du G7, aux objectifs bien limités, sur l’éventuelle régulation des hedge funds. Faut-il persévérer dans cette voie ? Si oui, comment créer les conditions de ce consensus ? Autant de questions préalables encore sans réponse.

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* Conseiller auprès du directeur général de la Caisse Nationale des Caisses d’Épargne, l’auteur n’exprime ici que ses opinions personnelles
1)« Le capitalisme de bulle en bulle », Le Monde des 2-3 septembre 2007
2)« Les capacités d’endettement des ménages sont saturées », Boursoma, 27 avril 2007
3)Après l’Empire : essai sur la décomposition du système américain, Gallimard, 2003
4)La chute du capitalisme américain, La découverte, 2007
5)« Crise du subprime et syndrome de la vache folle », La Tribune du 13 septembre 2007
6)Les Incendiaires, Perrin, septembre 2007
7)« La crise des subprimes sur le divan », La Tribune du 13 septembre 2007
8)« Le mauvais procès fait à Alan Greenspan », Le Monde du 20 septembre 2007

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