Interventions prononcées lors du colloque du 17 octobre 2007, Crises financières à répétition : quelles explications ? quelles réponse ?

Jean-Pierre Chevènement
Merci Henri Guaino. Vous avez ouvert un certain nombre de pistes. Je pense que le mot de « responsabilité » qui transparaissait à travers certaines de vos réflexions avait déjà été au cœur de beaucoup d’exposés précédents, je pense en particulier à Monsieur Gréau, Monsieur Noyer, Monsieur Bébéar sans parler du rapport introductif de Dominique Garabiol, et, bien sûr, de l’exposé tout à fait clair de Monsieur Le Boucher.
La responsabilité, ça s’organise. Elle doit s’organiser à tous les niveaux : les banques, les épargnants, les agences de notation. Il y a aussi les banques centrales, les Etats, la gestion des Etats et la vision d’ensemble qu’on peut en avoir. En effet, les déséquilibres peuvent être de plus ou moins grande ampleur.
J’ouvre le débat en donnant la parole à la salle.

Question de la salle
Ma question s’adresse aux économistes et aux financiers.
Comment élargit-on la notion de risque à la réalité des risques dans le monde aujourd’hui ?
Qui les prend en charge ?
Je pense à deux risques majeurs qui s’aggravent tous les jours : les risques environnementaux et les risques sociaux, avec un développement économique qui accroît les inégalités dans le monde. Comment peut-on faire pour que le monde financier, le monde des assureurs, élargisse la notion de risque et comment vont-ils le rémunérer ?

Jean-Pierre Chevènement
Merci, je pense que cette question s’adresse naturellement à Monsieur Bébéar. Je vais donc lui donner la parole.

Claude Bébéar
Je ne suis pas convaincu du tout que les inégalités augmentent. Je pense que les pays pauvres émergent et qu’il existe moins de différences que dans le passé entre pays pauvres et pays riches. Je pense en revanche qu’une inégalité très forte subsiste, c’est celle de la connaissance qui porte en germe des inégalités futures.
Quant à couvrir ces risques, étant inhérents, ils ne sont pas assurables. Le risque économique n’est pas assurable parce qu’il n’est ni prévisible ni quantifiable. On peut le quantifier a posteriori mais pas a priori. Les économistes sont parfaitement adaptés à l’économie : ils se trompent toujours quand ils font des prévisions mais expliquent admirablement le passé. L’assureur, quant à lui, a besoin, pour ne pas faire faillite, de prévoir l’avenir. Ne comptez donc pas sur les assureurs pour couvrir les risques économiques, pas plus que pour couvrir les risques écologiques. On peut couvrir certains risques écologiques dans la mesure où ils sont prévisibles. Mais l’irrationalité des marchés – dont nous avons parlé – est une chose difficile à couvrir, le côté moutonnier du marché fait que chaque crise peut se transformer en catastrophe comme elle peut s’arrêter, grâce à l’habileté des régulateurs et à celle des banques centrales qui ont fait de formidables progrès. Il est certain qu’aujourd’hui la crise de 1929 n’aurait pas lieu parce qu’on saurait réagir, mais d’autres crises peuvent survenir. Ce domaine comporte une large part d’irrationnel, d’imprévisible et, dès l’instant où c’est imprévisible, ce n’est plus de l’assurance, c’est du pari, c’est du loto.

Christian Noyer
Je voudrais dire un mot sur l’autre partie de votre question. Je suis très profondément d’accord avec ce que vous avez dit, Monsieur le ministre, sur les déséquilibres mondiaux. Si quelqu’un arrivait de la lune et voyait les Chinois pauvres prêter massivement à des Américains riches pour leur permettre de consommer plus tandis qu’eux-mêmes se serrent considérablement la ceinture, il penserait fort justement que notre monde est organisé d’une façon bizarre.
Le diagnostic est fait : c’est absurde, c’est ce qui provoque des déséquilibres globaux et il faut que cela cesse.
Comment corrige-t-on cela ? Je suis mille fois d’accord avec vous, c’est une question politique absolument centrale. Mais cela supposerait que les Etats-Unis acceptent de consommer plus raisonnablement donc de réduire leur demande interne, réduisant du même coup cette croissance très largement faite d’une consommation sans production (faite simplement de services intermédiaires qui apportent la consommation jusqu’au lieu de distribution). Et il faudrait que les Chinois appliquent leur programme politique en augmentant vraiment leur consommation interne et le bien-être de la population. Mais cela nécessiterait des réformes structurelles fondamentales comme, par exemple, la mise en place d’un système de sécurité sociale, retraite et assurance maladie sérieux pour 1 400 000 000 habitants ! C’est facile sur le papier, en pratique ça ne se fait pas en cinq minutes.
Ce sont ces déséquilibres, identifiés depuis des années, objets de discussions dans maintes enceintes internationales mais qui n’ont jamais été traités à fond qui forgent l’épée de Damoclès menaçant le marché des changes et nous savions depuis des années qu’à tout moment ça pouvait déraper.

Jean-Pierre Chevènement
Je pense que nous sommes très près d’un point de rupture, indiscernable certes, mais qu’on pressent à différents signes. Il y a d’autre part des échéances politiques gravissimes à l’horizon.

Question de la salle
J’ai l’impression qu’on n’a pas affaire à des bulles mais à une bulle générale et permanente, puisque les transactions financières sont infiniment plus importantes que les transactions de biens réels dans le monde.
La finance sert-elle vraiment l’économie ou sert-elle seulement, quand il y a une crise, à empêcher l’économie de fonctionner, comme cela a failli se produire si les banques centrales n’avaient pas réagi ?
J’ai l’impression que c’est lié à cette économie de rente dont parlait Monsieur Guaino.
N’est-ce pas lié avec le fait que les banques centrales pratiquent des taux trop bas qui augmentent la rente financière, diminuant le prix du travail ?
On s’interroge aussi sur l’euro. Monsieur Gréau a dit que la Suède, hors zone euro, s’en tire bien.
Le principal problème n’est-il pas le contrôle politique des banques centrales ?

Henri Guaino
Je veux bien essayer de répondre.
Je ne crois pas qu’il y ait de rapport entre les taux d’intérêts bas et les effets de rente. Le taux d’intérêt bas ne dévalorise pas le travail, il ne crée pas d’effet de rente ; au contraire, c’est quand les taux d’intérêts sont très élevés qu’on s’enrichit en dormant et que les capitalistes obtiennent une rémunération sans contrepartie de création de richesse, rémunération qu’ils prennent donc aux autres.
Je ne suis pas convaincu que les taux d’intérêts soient trop bas. Nous avons, en économie, quelques repères simples qui ne sont pas d’ordre théorique mais quasiment arithmétique.
Le premier c’est que les taux d’intérêts à très court terme, donc sans risque, normaux, sont des taux d’intérêts réels proches de zéro. Le taux d’intérêt à court terme ne doit couvrir que l’érosion monétaire. Si je place mon argent jusqu’à demain matin, je n’ai aucune raison d’être rémunéré pour quoi que ce soit, je ne prends aucun autre risque que l’érosion monétaire entre ce soir et demain matin. Les taux au jour le jour, à un mois et même à deux ou trois mois n’ont donc pas de raison d’être, sinon on s’enrichir en dormant. Quand on regarde l’histoire monétaire sur la très longue durée (les statistiques valant ce qu’elles valent quand on remonte très loin), on s’aperçoit que dès lors que les taux réels à très court terme deviennent significativement positifs, donc que la rémunération devient significativement positive au-delà de l’inflation, le capitalisme entre toujours en crise, ce qui est assez logique puisque dans le capitalisme on ne s’enrichit pas en dormant.
Pour ce qui est des taux à moyen et long termes, la règle est assez simple, même si ce n’est pas toujours facile à calculer : le taux réel ne doit pas être durablement supérieur au taux de croissance à long terme de l’économie. La raison en est très simple : si c’est le cas, le partage de la valeur ajoutée est de plus en plus favorable aux profits et de moins en moins aux salaires. Cette situation a évidemment une limite : si les profits absorbent tout, il n’y a plus de rémunération du travail, il n’y a plus que la rémunération du capital.
Ces repères ne sont jamais d’une précision parfaite mais je ne crois pas qu’aujourd’hui les taux soient excessivement bas, ils sont conformes au régime normal du capitalisme.
En revanche je pense que la maîtrise de la création monétaire est un vrai problème dans la situation où nous nous trouvons parce que les banques centrales ont perdu leurs repères traditionnels. Contrairement à ce qui se passait dans les années 1950-1960, les agrégats monétaires ont perdu de leur signification, Monsieur Noyer pourrait vous en parler plus savamment que moi. C’est plus compliqué à piloter et il y a de nouveaux types d’inflations, l’inflation des actifs.
Mais le problème est plus dans la création monétaire par les banques. Les banques, aujourd’hui, ne font pas leur métier d’analyse du risque de crédit parce que ce risque est dilué, parce qu’elles ont par moments l’impression que ce risque n’existe pratiquement plus. Quand une crise surgit brusquement, le risque prend alors à leurs yeux des proportions énormes et elles font ce que les Américains appellent du credit crunch : elles resserrent dramatiquement le crédit. J’espère que ça n’arrivera pas mais cela pourrait se passer dans les mois qui viennent, ce qui aggraverait considérablement la crise du secteur réel.

Question de la salle
Ce que vous avez dit tout à l’heure, Monsieur Guaino, m’a fait penser au climat. Le capitalisme est comme le climat, il y a des zones chaudes et des zones froides, ça ne se régule pas.
Quelqu’un pourrait peut-être quand même manipuler le climat, c’est la Chine, avec ses milliards de dollars. Quel serait le risque pour nos économies si cet Etat ne jouait pas l’éthique ?

Henri Guaino
Je n’ai pas dit que le capitalisme ne se régule pas, je dis que l’idée qu’on pourrait trouver une régulation parfaite qui éliminerait les crises et les déséquilibres est une illusion absolue. C’est comme le monde en paix, prospère, qui ne connaîtrait ni pauvreté ni criminalité… Je ne suis même pas sûr qu’avec Big brother nous atteindrions cette perfection. En tout cas ce serait un monde terrifiant.
Quant à la Chine, je ne crois pas qu’elle ait une éthique économique extrêmement forte. La Chine a une politique de puissance, elle défend ses intérêts par tous les moyens. La question est de savoir comment on se comporte face à cette puissance. Sommes-nous capables d’unir nos efforts ? Quand les Américains sont allés voir les Chinois pour leur demander de réévaluer le Yuan, l’Europe n’était pas là. C’est quand même extravagant, pour une fois qu’il y avait quelque chose d’intelligent à faire ensemble, nous n’étions pas là ! Maintenant l’Europe y va de son côté, en ordre dispersé. Elle a enfin compris qu’il y avait un problème de distorsion monétaire qui rendait le système économique mondial moins parfait qu’on ne le pensait.
Il y a de vrais sujets.
Les Américains ont une conception du libre échange qui permet de temps en temps d’engager des rapports de force. Quand les Américains trouvent qu’il y a une distorsion de concurrence, ils commencent par fermer avant d’envisager de discuter. Les Européens proposent la discussion en déclarant qu’ils ne fermeront jamais !
Il ne faut pas attendre que la Chine devienne un modèle d’éthique capitaliste, pas plus d’ailleurs que les Etats-Unis.

Question de Patrick Quinqueton
J’ai entendu ce soir les plus modérés parler d’un renouveau de « régulation » bancaire ; les plus audacieux employaient un gros mot : une nouvelle « réglementation » bancaire.
Dans l’un et l’autre cas, y aurait-il quelques idées sur le contenu de ces formes de réglementation ou de régulation ?

Jean-Luc Gréau
Parlons d’abord de la politique de régulation monétaire.
Je voudrais dire que la politique de la Banque centrale européenne est extrêmement difficile. Ce n’est pas pour exonérer ses dirigeants de toute critique, c’est purement factuel. La zone monétaire européenne est hétérogène économiquement. Entre une économie espagnole, une économie allemande, italienne, française, il y a des ressemblances mais beaucoup de dissemblances. J’ai évoqué le cas de la bulle immobilière espagnole qui est avérée : au printemps, le ministère du logement disait que sur cent logements neufs mis à la vente, soixante seulement trouvaient preneurs, nous allons donc avoir un affaissement du marché. En même temps, si l’on suit les courbes de consommation en Allemagne et en Italie, on s’aperçoit que, sur la durée, elles ne décollent pratiquement jamais de zéro. Comment la Banque centrale peut-elle piloter (je parle uniquement des aspects la sphère productive) une zone aussi hétérogène ? Je serais très flatté d’être au conseil de politique monétaire de la Banque centrale européenne mais il me serait extrêmement difficile de prononcer un avis digne de ce nom ! On ne peut pas lutter contre la bulle immobilière en Espagne, avec des taux qui devraient être à 7% ou 8% et soutenir la consommation en Italie et en Allemagne, avec des taux qui devraient être à 1% ou 2%.

S’agissant de la réglementation, pourquoi les Etats renoncent-ils à toute forme de réglementation ?
Est-il anormal de demander à un ménage quelconque, qui a un certain revenu, qui veut acheter un logement, de faire un apport personnel limité (25%, 30%) ?
Est-il anormal de limiter la durée des prêts ? Les prêts de cinquante ans, consentis par certaines banques espagnoles sont inadmissibles, trop dangereux ! Il paraît qu’en Angleterre on réfléchit sur une dette perpétuelle, transmissible de génération en génération !
Ne peut-on arrêter ces excès ?
Ne peut-on prévoir que tous les prêts soient amortissables (on rembourse le capital en même temps que les intérêts) ?
J’ai évoqué le cas des L.B.O. Ne peut-on pas contraindre les gens qui rachètent le capital des entreprises à apporter en épargne et en fonds propres la majeure partie des fonds nécessaires à ce rachat ?
Tout cela est possible. Ce n’est pas du dirigisme économique et encore moins du socialisme. Mais on n’en veut pas parce que les opérateurs financiers accusent : vous entravez l’expansion économique en même temps que l’innovation financière.

Question de la salle
J’ai une question à poser à Monsieur Gréau.
Vous avez dit qu’il n’y a pas eu de krach cet été avec la crise du subprime. Mais il y a quelque chose qui est pis que le krach, c’est le « bear market » pour la Bourse. Cela annonce en général une récession.
La zone euro est une chose un peu bizarre puisqu’on n’arrive pas à déterminer une moyenne économique. Pourtant la France est quelque part au milieu de l’Europe. Quand la bulle espagnole éclatera, du côté de Perpignan, Toulouse et peut-être un peu plus au nord, ça aura forcément des répercussions, comme a des répercussions à Strasbourg et même un peu plus loin le fait que l’économie allemande s’en sort plutôt bien. Elle bénéficie du marché du travail à bas prix des pays de l’est, ce qui lui permet de déterminer une politique monétaire qui ne convient pas à la France. L’euro, qui était censé nous protéger, ne nous protège pas de grand-chose du point de vue de la mondialisation.
Je voudrais m’adresser à Monsieur Guaino à propos de la rente.
Effectivement, il y a des phénomènes de rente mais il n’y a pas que cela : quand le baril de pétrole est à quatre-vingt dix dollars, ce n’est pas un effet de rente, c’est simplement l’effet de la demande mondiale qui monte, c’est la main invisible qui le fait monter parce que les Chinois en demandent. Prenons l’exemple du prix de l’acier. Il monte parce qu’on a détruit la sidérurgie en France. Elle nous manque cruellement aujourd’hui, face à la demande mondiale d’acier. La main invisible, ce sont aussi les salaires chinois à cent dollars. Cela explique beaucoup de choses.

Question de Michel Scarbonchi
Pendant cette crise, il y a eu un fait marquant. Alors qu’on vit à une époque où on dispose de moyens techniques et informatifs de prévision, d’analyse, d’anticipation, on a senti, dans les premiers temps de la crise une fébrilité, une indécision, un manque de coordination au niveau des Etats, au niveau des politiques et au niveau des institutionnels, et nous ne sommes plus en 1929.
Considérez-vous que le temps de réaction a été normal ou décalé ?
Ne pensez-vous pas qu’il devrait exister (je ne sais pas sous quelle forme mais ça mériterait qu’on y réfléchisse) une structure de coordination qui permette non seulement à la Banque centrale européenne et à la FED américaine de se coordonner ou de se conjuguer mais aussi à d’autres grandes banques centrales ? On sent qu’il manque un organisme de coordination face à ce type de crise.

Jean-Pierre Chevènement
Je ne sais pas si la Banque des règlements internationaux, qui en principe réunit les gouverneurs périodiquement (mensuellement, je crois), pourrait jouer ce rôle. Cela dit, c’est tout le problème du système monétaire international qui est posé.
Il me semble que les questions s’adressaient plus précisément à Monsieur Gréau et à Monsieur Guaino.

Jean-Luc Gréau
Les financiers les plus sincères (je pense au patron de Dexia, je pense au chef stratégiste d’UBS) ont dit, après l’épisode du 9 août effectué par la Banque centrale européenne que le problème est d’évaluer le risque et de le localiser.
Vous avez parlé de fébrilité. En effet, on ne savait pas où était le risque ni quelle était son ampleur. Donc ces financiers, que je dis honnêtes parce qu’ils ont reconnu une situation difficile, ont en même temps diagnostiqué le problème posé par ces marchés où le risque est disséminé et, par conséquent, dissimulé. C’est pourquoi je me permets de reposer, malgré le crédit (sans jeu de mots) dont elle bénéficie encore, la question de la titrisation et de la responsabilité des prêteurs.
S’agissant de ce qui va se passer dans les mois à venir, très courageusement, je l’ignore. Sachez simplement qu’il y a deux ans, alors que tout allait bien, les premiers indices que je suivais étaient ceux du marché immobilier et du marché hypothécaire américains qui étaient manifestement les indices d’une bulle concernant rien moins que la première puissance économique mondiale. Cette affaire n’est pas résorbée, elle va se poursuivre au moins jusqu’en 2009 si tout se passe bien, si on arrive à piloter et à maîtriser. Une aggravation n’est pas exclue. Pour l’instant la consommation américaine se tient grâce, surtout, aux classes aisées et riches. Beaucoup d’Américains voient leurs revenus augmenter d’au moins 10% par an : les comptables, les financiers, les juristes, les médecins. En même temps la bonne performance à l’exportation de l’économie américaine endigue le déficit budgétaire. Ces facteurs se contredisent mais il faut rester attentifs parce que la crise de l’immobilier américain s’aggrave.

Christian Noyer
Je suis tout à fait d’accord sur les remèdes possibles. Il y a beaucoup de choses à faire mais il faut responsabiliser ceux qui mettent en place les crédits.
J’ai été trop elliptique tout à l’heure, je précise donc qu’aux Etats-Unis les distributeurs de credit subprime étaient en majorité des entités non réglementées, non contrôlées. En Europe ce ne serait pas possible.
Je crois que c’est une des questions à poser : Peut-on laisser faire du crédit à des entités non régulées, sachant qu’elles s’en débarrassent ensuite ? Si on le laisse faire, il faut que celui qui prend le crédit pour le « repackager » ait une certaine dose de responsabilité qui suive. J’ai eu l’impression qu’il y avait ici un assez grand accord sur cette idée-là. Il y a d’autres choses à faire mais on voit bien que la question de la responsabilité est centrale.

Sur la question concernant le délai de réaction après ce qui s’est passé cet été, la réponse définitive ne pouvait pas être apportée en vingt-quatre heures pour la raison qu’il fallait le temps d’y voir clair. Je peux vous dire que j’ai vécu ce mois d’août avec des liaisons extraordinairement bien organisées entre les banques centrales, l’ensemble de l’euro-système (ses parties composantes) et du système de réserve fédéral plus les autres banques centrales des pays du G7 ou du G10. On a vraiment eu une coordination très forte. Je dis « de l’ensemble de l’euro-système et du système de réserve fédéral » parce que la connaissance ou la compréhension de ce qui se passait sur ce terrain était plus facile à Paris (où on pouvait suivre heure par heure) qu’à la BCE, plus facile à New York, à la Banque de réserve fédérale qu’à Washington au siège. Il fallait vraiment que ce fussent les systèmes qui réagissent. Les relations ont été constantes avec les gouvernements, partout, et constantes avec les autres régulateurs des marchés financiers.

Sur le plan institutionnel, quelque chose existe qui travaille actuellement sur toutes ces questions : Quelle est l’ampleur du problème ? Que faut-il faire ? Que faut-il proposer aux Etats ? C’est ce qu’on appelle le Forum de stabilité financière, créé par les pays du G7, dont le secrétariat est assuré par la Banque des règlements internationaux et qui, en ce moment, constitue un groupe de travail spécial sur le sujet. Je ne suis pas sûr qu’on ne puisse faire encore mieux dans notre organisation, on peut toujours faire mieux, mais nous avons les embryons d’une réactivité assez forte.

Jean-Pierre Chevènement
Merci, Monsieur le Gouverneur. Je donne la parole à Henri Guaino.

Henri Guaino
Je n’ai pas grand-chose à ajouter à ce qui vient d’être dit. Il est clair que les banques centrales ont déjà un système de coordination très efficace. Il n’est pas nécessaire, pour gérer une crise, de créer une institution de plus. Aujourd’hui, on est capable de discuter en temps réel et d’échanger des informations, ce qui s’est passé de façon tout à fait normale au cours de cette crise. Cette coordination s’est effectuée aussi sans problème avec les gouvernements, notamment ceux du G7 et du G8.

A propos de la régulation des banques, il ne faut pas perdre de vue qu’il est impossible de laisser tomber les établissements bancaires, pour toutes les raisons qui ont été évoquées. Quand il y a une crise, il faut remettre des liquidités et sauver les banques en difficulté. En revanche, je crois qu’il est extrêmement dangereux de sauver aussi le banquier. Si vous sauvez les banques et les banquiers, il n’y a pas de raison de ne pas recommencer : si ça marche bien vous gagnez, si ça ne marche pas vous ne perdez rien ! Cela devrait être un sujet de réflexion pour le G8 : Quand on a conduit sa banque dans une situation difficile et que les banques centrales sont obligées de venir au secours de l’établissement, il serait normal que l’état-major soit viré, s’il y a eu défaut d’information, qu’il soit sanctionné et, peut-être, qu’il leur soit interdit d’exercer ensuite le métier bancaire ou le métier de la finance. Je pense qu’un certain nombre de gens réfléchiraient davantage. C’est l’aléa moral, on ne peut pas effacer les fautes. Il faut sauver le système, il serait irresponsable de faire autrement, mais il faut trouver un moyen – objet d’un accord international – de sanctionner les comportements anormaux, excessivement téméraires ou les tricheurs qui n’ont pas donné l’information aux autorités de régulation.
Il me paraît nécessaire de mener sur ce sujet une réflexion de même nature que celles qu’on mène pour la moralisation du capitalisme dans les grands groupes où les gens trichent sur les comptes ou commettent des délits d’initiés. Il faut être beaucoup plus sévère qu’on ne l’a été jusqu’à présent.

Jean-Pierre Chevènement
Merci, Monsieur Guaino.
Nous avons donc le choix : tuer quelques banquiers ou les mathématiciens français. Il est vrai que, dans une politique de recherche, les mathématiciens ne coûtent pas cher. Je me rappelle l’époque où Monsieur de la Génière venait me voir avec le professeur Léon Motchane pour me demander de subventionner l’Institut des hautes études scientifiques de Bures-sur-Yvette. Cette très brillante école mathématique française (12% des publications mondiales) ne coûtait vraiment pas cher.

Henri Guaino
Vous avez raison mais il est dommage que tant de brillants cerveaux filent aujourd’hui vers la finance au lieu d’aller vers les sciences ou l’ingénierie où ils seraient beaucoup plus utiles à l’économie mondiale et à la prospérité du monde. Il est regrettable qu’autant d’élèves de grandes écoles scientifiques françaises s’en aillent faire les traders sur les marchés financiers ou diriger les services de recherche de grandes institutions financières. On assiste à une véritable fuite parce que les rémunérations sont exorbitantes. Cette déformation des rémunérations a non seulement des conséquences morales mais agit sur le fonctionnement de l’économie mondiale et sur l’épuisement d’un gisement d’intelligence qui pourrait servir à bien d’autres choses.

Jean-Pierre Chevènement
Pour responsabiliser il faut sanctionner, il faut payer et aussi ne pas trop payer mais cela pose un problème qui nous dépasse : le problème de la politique des revenus n’est pas l’objet de notre réunion.
Je retiens que, comme l’a dit Monsieur Gréau, la crise de l’immobilier américain n’est pas terminée, qu’une récession se profile aux Etats-Unis et que, par conséquent, il faudra se dépêcher de responsabiliser.

Claude Bébéar
J’aimerais ajouter un mot. On n’a pas évoqué un point essentiel, qui est probablement fauteur de tout, c’est le court termisme des marchés. L’économie a besoin d’être dans le long terme et les marchés financiers sont de plus en plus dans le court terme. Je pense qu’il y a là des choses à faire et des réglementations à passer. Or les réglementations que l’on édicte vont à l’inverse de ce qu’il faudrait faire. Toutes les réglementations actuelles poussent vers le court termisme. Par exemple la comptabilité IFRS est une comptabilité Mark to market qui oblige à passer des provisions instantanées sur des risques qui, en réalité, ne mériteraient pas d’être provisionnés. Je crois que cette recherche de profit immédiat est largement imputable à ces évolutions de mentalités vers le court termisme. On évoquait tout à l’heure les fonds de pension, sachez qu’il y a dix ans, les fonds de pension américains gardaient une valeur en moyenne sept ans. Aujourd’hui ils les gardent en moyenne sept mois. Or un fonds de pension devrait normalement réfléchir à trente ou quarante ans. Là encore, c’est le greed, le désir du profit immédiat, de la spéculation, qui pousse les marchés à être de plus en plus court termistes alors que ce dont on a besoin, c’est du long terme.

J’approuve tout à fait ce qu’a dit Monsieur Guaino à propos des bourses. Je ne comprends pas pourquoi on a besoin de cotations instantanées, un fixing quotidien est largement suffisant.
De même, les comptes trimestriels n’ont aucun intérêt, il n’y a pas une profession dans laquelle les comptes trimestriels aient un sens ; le compte annuel lui-même n’a souvent pas de sens. Certaines professions, comme la réassurance, devraient faire un compte tous les cinq ans.
Luttons contre ce court termisme. Il faut changer les réglementations actuelles qui poussent vers le court terme.

Jean-Pierre Chevènement
Nous resterons sur la réhabilitation du long terme.
Merci aux intervenants et merci à vous tous.

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