L’Allemagne au début 2007 : la fin de la cohésion sociale ?

Intervention prononcée lors du colloque L’Allemagne, l’Europe et la mondialisation du 12 février 2007

Merci, Monsieur le ministre, Mesdames, Messieurs. Je suis ravie de parler aujourd’hui à la Fondation Res Publica et je vous remercie beaucoup pour votre invitation. Je suis désolée de ne pas pouvoir poursuivre en français mais, mis à part quelques voyages magnifiques en France, mes rudiments de français remontent à l’école. Je remercie donc Edouard Husson qui a accepté de traduire (en consécutif) mes propos.

Vous venez d’entendre un exposé de Monsieur Gréau sur les gains de productivité de l’économie allemande ces dernières années mais il faut bien comprendre qu’il y a un revers à la médaille : la société allemande connaît ces chiffres, bien sûr, mais elle est aussi confrontée à une autre réalité. C’est de cette réalité que je voudrais vous parler ce soir.

Je vais me fonder sur trois études réalisées par la Fondation Friedrich Ebert : deux études qualitatives été menées avant la dernière élection au Bundestag, en 2004 et en 2005 et une étude quantitative réalisée en 2006.
Nous sommes partis d’une première question :
Numérisation de beaucoup de secteurs de l’économie, mondialisation, bouleversements géopolitiques mondiaux, évolution démographique, évolution de l’Union Européenne, comment tout ce contexte de la mondialisation se traduit-il pour la société allemande ?

La question était de réfléchir en termes de « milieux politiques », comme on dit en Allemagne, de groupes de population. Bien sûr, cette enquête a aussi des motivations électorales : il s’agit, pour la classe politique, de savoir comment s’adresser aux différentes catégories de population.
Après la mondialisation, après la question des groupes-cibles de l’argumentation politique, un troisième motif immédiat était la perception de l’insatisfaction de la population devant les réformes de Gerhardt Schröder, largement reprise par les médias. Nous voulions donc mesurer plus exactement comment la population réagissait à la politique de réformes.

Nous avons travaillé à partir de la notion assez traditionnelle de milieux politico-sociaux, en posant la question des valeurs et de l’attitude fondamentale des individus concernés vis-à-vis de l’Etat d’une part, de la société d’autre part.
Nous avons recensé en tout neuf milieux politiques.

Ce qui a d’abord frappé l’opinion, c’est l’introduction de la notion de précarité et de décrochage. En effet, l’estimation chiffrée du groupe des personnes précarisées, en situation de décrochage social, a de quoi impressionner : 8% de la population en âge de voter, jusqu’à 25% dans les nouveaux Länder de l’est. Il est important de savoir que nous avons mesuré, non seulement des données objectives : bas revenus, chômage… mais aussi le sentiment subjectif d’une exclusion sociale, d’une fracture et de l’impossibilité de monter dans l’échelle sociale. Cela se traduit par une perte de confiance dans les partis politiques et une disposition à voter pour les partis extrémistes.

Autre élément fondamental : les incertitudes, l’angoisse devant l’avenir ne se limitent pas à la catégorie de population que je viens de décrire. Ce sentiment de précarité diffuse jusque dans les classes moyennes la peur d’un décrochage social. Environ un tiers des électeurs interrogés sont fondamentalement inquiets en ce qui concerne le maintien de leur emploi et de leur situation sociale.

On constate aussi un autre type de décrochage : la perception diffère suivant qu’on envisage l’avenir de la vie privée, l’encadrement ou la sécurité qu’on peut trouver dans le milieu familial ou les perspectives concernant l’emploi et la vie économique.

L’étude nous a montré que les transformations sociales posent des défis considérables à la classe politique. Toutes les études menées révèlent un grand sentiment d’incertitude, d’angoisse devant l’avenir. On voit se répandre une grande défiance vis-à-vis de la politique de réformes tandis que grandit le sentiment d’une absence de communication entre la classe politique et la société. Les défis principaux concernent le rétablissement de la confiance envers l’Etat et la politique.

L’étude montre une société qui se répartit en « trois tiers » : un premier tiers n’a aucun souci à se faire, un deuxième vit dans un sentiment d’insécurité et un tiers réellement touché par l’exclusion. La notion d’exclusion est difficile à définir, elle a un versant politique, la perte du sentiment qu’on doit à la société autant qu’elle nous doit mais elle désigne aussi, bien sûr, une exclusion sociale bien réelle.

Le « tiers supérieur », si j’ose dire, représente en fait plus du tiers, c’est 45% de la population.
Parmi ces gens qui se sentent en sécurité, ont un emploi et voient la mondialisation et la politique de réformes comme quelque chose de positif, deux types de milieux politiques sont bien repérables, que nous qualifions de « libéraux conservateurs » et de « libéraux de gauche ». La différence entre ces familles identifiées concerne les choix de politique économique et l’attitude vis-à-vis de l’Etat-providence. Les « libéraux conservateurs » misent sur l’initiative privée et souhaitent limiter le rôle de l’Etat ; les « libéraux de gauche » continuent à faire une place à l’Etat-providence et sont prêts à le financer. S’il est important de distinguer dans ce « tiers supérieur » les nuances dans la perception de l’Etat-providence, c’est parce que le gouvernement Schröder a posé la question de la réforme de cet Etat-providence et de la réorientation de ses priorités.

Le« deuxième tiers » insécurisé dont je parlais tout à l’heure représente en fait un peu moins du tiers, 29% des personnes interrogées. Il est important de noter l’apparition d’un phénomène nouveau que les enquêtes précédentes n’avaient pas perçu : dans la classe moyenne, à côté de ceux qui sont satisfaits, un certain nombre de personnes se sentent menacées et voient l’avenir comme quelque chose d’inquiétant. On ne peut plus parler de stabilité des classes moyennes.

Ce que j’appelais le « tiers inférieur » représente environ 26% de la population. C’est là que monte l’insatisfaction, l’hostilité aux partis politiques traditionnels et le sentiment d’un décrochage. Il faut distinguer, dans ce « tiers inférieur » différentes catégories suivant les secteurs d’emploi et les milieux sociaux.

En même temps, si l’on essaie de trouver des points communs à ces trois « tiers » – qui n’en sont pas – on remarque partout un attachement à la notion de justice sociale. Certaines évolutions par rapport aux études précédentes sont intéressantes à observer : l’idée, par exemple, qu’on ne peut plus évoquer la question de la justice sociale sans parler de la performance économique, que les deux sont intimement liées.
Si l’on revient aux différences : dans les 26% « inférieurs », en particulier dans les 8% les plus précarisés, on ne croit plus à l’égalité des chances.

Il est évident que partout se répand le sentiment que la cohésion sociale a disparu : plus la situation est difficile, plus grand est le sentiment de cet éclatement de la société.

Si on réfléchit en termes de stratégie politique, la question est d’identifier ceux qui, dans les 46% « supérieurs » attachés à la cohésion sociale, accepteraient de développer des objectifs communs avec les classes moyennes et avec ceux qui, dans le « tiers inférieur », seraient prêts à renouer avec la politique.
Le sentiment croissant d’insécurité en matière sociale conduit à une perception toujours plus forte de fractures dans la société allemande.

La vision conservatrice qu’on avait d’une classe moyenne homogène a complètement disparu. La question de l’acceptation d’avoir à se battre pour établir sa situation marque une séparation nette entre les 46% « supérieurs » et les deux catégories inférieures.

Bien sûr, il faut introduire une autre distinction : le contraste entre Allemagne de l’Est et Allemagne de l’Ouest. A l’Est, ce sont les jeunes qui devraient causer le plus de soucis à la classe politique.
Dans tous les milieux politiques et sociaux que nous avons identifiés, apparaît un grand besoin de sécurité. Partout aussi, comme je l’ai déjà dit on observe l’aspiration à des valeurs qui transcenderaient les clivages sociaux, telle la justice sociale. Il en résulte une difficulté des deux grands partis à afficher des différences. En revanche, l’introduction d’autres notions, comme la compétitivité, différencie clairement les deux grands partis. Bien sûr la question est de savoir ce que les différentes catégories entendent par « justice sociale » et « retour à la confiance ».
Les débats entre les deux partis de la grande coalition, à propos de justice sociale, par exemple révèlent leur difficulté à définir un dénominateur commun. Les points d’ancrage sont à chercher dans le résultat de la dernière élection au Bundestag qui a montré le refus du néolibéralisme par la société allemande.

Comment définit-on un nouveau type d’Etat-providence ?
En fait, l’évolution de la grande coalition entraîne une « social-démocratisation » de la CDU.

Qui des deux grands partis va décrocher le « brevet » de la social-démocratie ?
Si la CDU réussit à changer son image de ce point de vue, elle suscitera l’inquiétude d’une partie de ses adhérents.

Le positionnement est délicat pour les deux grands partis : d’une part la social-démocratie ne doit pas se faire voler son étiquette, d’autre part la CDU ne peut pas aller trop loin dans sa social-démocratisation.
Merci.

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