Débat final

Interventions prononcées lors du colloque Où va la société américaine du 4 décembre 2006.

Emmanuel Todd
Obligé de vous quitter, je dirai simplement que je suis d’accord avec tout le monde, au contraire de ce qui est apparu. En écoutant Monsieur l’ambassadeur et Steve Kaplan, notamment, je n’ai bizarrement pas compris ce qui nous opposait. L’exposé de Steve Kaplan, particulièrement, semblait combler tout ce que je n’avais pas eu le temps de développer sauf l’optimisme final qui ne reposait sur rien. Je me suis demandé si les Américains étaient les seuls à avoir le droit de dire des horreurs sur l’Amérique [je précise que j’avais un grand père américain].

Jean-Pierre Chevènement
Monsieur Kaplan, souhaitez-vous répondre ?

Steve Kaplan
Volontiers. Un mot, d’abord sur la confiance américaine dans la force militaire évoquée par monsieur Frachon. J’ai été très frappé par le fait que la corporation qui, aux Etats-Unis, était la plus hostile à l’utilisation de la force militaire, c’étaient précisément les militaires. Je crois donc que le lobby antimilitaire se trouve chez les militaires. Je ne sais pas si cela nous donne beaucoup d’espoir mais il me semblait important de le noter.

Ce qui me gêne dans le genre d’exercice – difficile et brillantissime – auquel se livre Emmanuel Todd, c’est qu’on risque des postulats, des suppositions historiques difficiles à fonder.
Quand on évoque une histoire américaine linéaire et simple, ça me vexe, non que cela touche chez moi la corde patriotique – j’étais plutôt dans le shtetl à ce moment là, familièrement parlant – mais simplement parce que c’est faux. Du XVe siècle à nos jours, l’histoire américaine est tout sauf une histoire linéaire. Ce qui apparaît avec évidence dans l’histoire américaine – et je ne dis pas cela dans un souci apologétique ni par engagement citoyen – c’est la capacité constante de réorienter, de se reprendre. Le mouvement populiste de la fin du XIXe siècle, ce soulèvement des paysans contre les chemins de fer dans tous les Etats-Unis était extraordinaire. Le New Nationalism (un mouvement contre les trusts) de Teddy Roosevelt était assez étonnant et complètement inattendu. Je ne vois rien dans cette histoire américaine qui soit unilatéral ou ressemble à une espèce d’eschatologie protestante, gouvernée par la prédestination.

Parler d’une économie Potemkine est faux. C’est une économie compliquée dont je ne crois pas qu’elle soit complètement creuse. Elle est même assez maligne dans la mesure où, avec tous ses équilibres, elle s’est imbriquée dans un système mondial où les Chinois sont obligés de remettre constamment de l’argent aux bons du Trésor. Ce n’est pas favorable aux équilibres fondamentaux mais je ne vois là rien de totalement factice, ce serait plutôt machiavélique.

Alain Frachon
J’ai justement une question à poser aux économistes et à François Bujon de l’Estang.
Quand on présente les déficits comme témoignant d’une grande fragilité du système, je me demande si on ne parle pas de l’économie du passé.

Qu’est-ce qu’une exportation chinoise aux Etats- Unis ? De quoi se compose-t-elle ? Le produit a été inventé aux Etats-Unis, son marketing est fait à Hongkong ou à New York, il est fabriqué en Chine et enfin il revient aux Etats-Unis. Je crois que ce type de produit représente une part énorme dans la structure du déficit commercial américain. On parle donc du déficit commercial comme si on était dans un système prémondialisation. Or on est dans un autre système.

De même, d’une certaine manière, je suis d’accord avec ce qu’a dit Steve Kaplan :
Pourquoi les Chinois, à la suite d’une crise au Proche Orient arrêteraient-ils d’acheter des bons du Trésor américain ? Il suffirait que les Etats-Unis prennent une toute petite mesure protectionniste pour mettre dans la rue cent millions de travailleurs chinois. Qui est le plus fragile dans cette relation dialectique qui s’est installée entre l’économie chinoise et l’économie américaine ? Je ne suis pas économiste, je ne sais donc pas quelles déductions, quelles spéculations politiques on peut faire à partir du niveau des déficits américains mais ma tendance serait plutôt de les relativiser et de les apprécier à l’aune de ce qu’est l’économie aujourd’hui.

Jacques Mistral
Deux observations peuvent être faites à propos de ce qui a été dit des déficits.

Je commence par la dernière observation de Monsieur Frachon consistant à poser des questions sur le contenu des exportations, des importations, des flux d’échanges, sur le rôle des multinationales etc. Vous avez suggéré là une problématique qui a des lettres de noblesse puisqu’un de mes collègues à Harvard a écrit l’année dernière un papier très remarqué dans la presse financière internationale. Il y comparait le processus que vous avez évoqué (conception, marketing, fabrication) à une « matière noire » (comme dans le cosmos) expliquant que la place des Etats-Unis dans l’économie mondiale est très différente de ce que reflètent les flux d’importations et d’exportations.

Je suis en désaccord avec cette interprétation. En effet, si elle était valide, tous ces flux se traduiraient sur d’autres lignes de la balance des paiements. On trouverait au niveau de la ligne « chaussures » la valeur banale du bien et la contrepartie de tous les autres flux supposés apparaîtrait sous forme de revenus de marketing, de la propriété, de l’innovation. Or on ne trouve rien de tout cela. Donc, la réalité financière des Etats-Unis vis-à-vis du reste du monde est bien celle que décrit la balance des paiements et que résume le commerce extérieur. Sur ce plan-là, au titre du passé, je suis d’accord avec Emmanuel Todd.

Je suis en désaccord sur les conséquences qu’il en tire. Il semble fasciné par les 7% de déficit de la balance des paiements [je n’avais pas dit sept cent milliards, j’avais dit 7%]. Il les considère comme intenables.
Voici pourquoi ce déficit est, dans un scénario du monde, parfaitement tenable.

Si les Etats-Unis ont ces déficits, c’est parce que, en contrepartie, des investisseurs achètent les bons du Trésor dont Alain Frachon parlait à l’instant. La grande différence avec des phases d’empire antérieures (Empire romain…) c’est qu’il n’y a pas de taxes levées sur les pays exploités, mais des investisseurs qui choisissent, délibérément, chaque matin, d’acheter deux milliards de dollars. Steve Kaplan vient de suggérer une manipulation stratégique, cette idée est pour le moins ambiguë, les Chinois ont une raison très profonde d’acheter ces dollars : ceux-ci sont la contrepartie des emplois créés dans les villes chinoises et, sur le plan de la politique intérieure chinoise (qui est, comme dans tous les pays au monde, la chose la plus importante pour le pouvoir en place), ces emplois sont la contrepartie de la paix sociale. Par conséquent la seule question qui vaille, fondamentalement, concernant le financement du déficit extérieur américain est : Les Chinois souhaitent-ils poursuivre cette stratégie ? Mon intuition, c’est que, tant qu’il n’y a pas d’incident à propos de Taiwan ou avec le Japon, ils y ont un réel intérêt parce que les sujets de préoccupation économiques et sociaux ne manquent pas. Avec la politique de l’enfant unique, dans vingt ans, une masse de gens n’auront pas un sou pour survivre. Par conséquent, l’idée – qui peut paraître grotesque – d’accumuler sans fin des bons du Trésor, est moins irrationnelle qu’il ne paraît.

Si vous craignez que cette situation ne se perpétue pas, je voudrais ajouter un mot sur la capacité de rebond des Etats-Unis, et je ne vois pas là un poncif ! Imaginons en effet qu’à un moment donné, pour des raisons financières ou stratégiques, ce financement ne soit plus assuré. En nous livrant à des comparaisons historiques de café du commerce, nous pensons immédiatement aux années Trente, au protectionnisme qui monte, au « chacun chez soi ». Demandons-nous quel pays (c’est-à-dire quel ensemble économie + pouvoir politique + corps social), à l’échelle de la planète, a le plus d’avantages comparatifs pour faire face à une situation de ce genre ? Je réponds sans hésiter, ce sont les Etats-Unis ! Ils ont les ressources, ils ont le capital humain, ils ont l’innovation, ils ont toute la main d’œuvre à bon marché qu’ils veulent.
C’est cela que j’appelais la capacité de rebondissement.

François Bujon de l’Estang
Je vais vous livrer quelques remarques un peu en désordre parce que je dois malheureusement vous quitter dans quelques minutes.

D’abord, je suis très largement d’accord, ce qui ne m’étonne pas, avec Jacques Mistral sur la capacité de rebondissement. Ce pays possède effectivement un dynamisme, une capacité de se réinventer et de rebondir qu’il a toujours démontré et je ne serais pas surpris qu’il continue de le démontrer dans les années qui viennent. Il y a cinquante ans qu’on prédit une grave crise monétaire du fait de l’accumulation des balances dollar (Rappelez-vous Jacques Rueff). Or nous vivons toujours avec, n’est-ce pas ? Ce qui a été dit très justement par Monsieur Frachon, sur la redistribution, sur le circuit économique qui s’installe : délocalisations, exportations chinoises, produits effectivement fabriqués aux Etats-Unis, achat par les consommateurs américains, tout ceci permet de perpétuer un système sur lequel nous vivons depuis cinquante ans et sur lequel – même s’il nous paraît extraordinairement fragile et injuste – nous continuerons sans doute de vivre pendant longtemps.

Un mot sur les tensions. J’ai beaucoup aimé la remarque de Steve Kaplan sur la tension entre liberté et égalité dans la vie politique américaine. Je la crois très juste, comme il est tout à fait exact de dire que les Etats-Unis n’ont pas connu et ne connaîtront pas d’histoire linéaire. En politique étrangère, qui a été mon domaine pendant des années, il existe une tension, également constante, entre interventionnisme et isolationnisme. Aujourd’hui bien sûr l’isolationnisme n’est plus qu’un rêve, une aspiration impossible pour le premier pays au monde, engagé dans le monde entier. Mais cette tension subsiste pourtant.

Nous connaissons pour l’instant l’excès de l’aventure irakienne, avec ses conséquences très malheureuses. Il est très possible qu’un repli suive et que nous entrions dans une nouvelle phase d’alternance, comme celle qui a suivi la Guerre du Vietnam. Le risque est évidemment la fuite en avant guerrière, on l’a dit, la possibilité qu’un système aux abois se lance dans une aventure iranienne. Le pire n’est pas toujours sûr, il faut espérer que ceci ne se produira pas car je suis mille fois d’accord : ce serait absolument catastrophique ! Mais c’est une possibilité qui n’est pas à exclure. Encore une fois Steve Kaplan a raison, ce sont les militaires qui y sont le plus opposés. C’est d’ailleurs une de mes constatations dans une carrière maintenant déjà longue : les militaires, dans l’ensemble, ont horreur de faire la guerre parce que la guerre casse du matériel, coûte beaucoup d’argent, tue beaucoup de monde, c’est difficile, on perd des batailles. Ce sont les civils qui veulent faire la guerre. Pour l’Iran c’est tout à fait flagrant. L’establishment du Pentagone, qui perçoit la démesure, l’impossibilité de la tâche, est absolument hostile à se lancer dans une aventure iranienne. Tout est possible, malheureusement on ne peut rien exclure mais je pense quand même que nous n’en sommes pas là.

Il y a d’autres sujets de pessimisme.

Il y a l’impossibilité avérée de régler le problème israélo-palestinien depuis des années et des années. Je dînais avec Colin Powell la semaine dernière à New York ; je lui ai demandé s’il croyait possible que, dans les deux dernières années de l’administration Bush, celle-ci fasse une vraie tentative de paix au Proche-Orient. « Forget it », m’a-t-il dit, « Ils ne le feront jamais, ils feront peut-être un geste mais ils n’interviendront pas ». Au-delà des épisodes diplomatiques, il faut se demander s’il n’y a pas une espèce d’identification profonde, subliminale, des Américains à l’aventure de ces colons israéliens démocrates qui ont défriché et implanté des institutions démocratiques dans une terre promise, « a land of milk and honey », comme eux-mêmes l’avaient fait, à la suite des Quakers, sur le continent nord-américain. Cette identification subliminale fait que je ne crois pas que la société américaine soit jamais assez unie pour faire vraiment pression en faveur d’une paix juste et équitable entre Israéliens et Palestiniens.

Il y a le problème du déficit énergétique massif, qui n’a pas de solution.

Il y a le problème de l’antagonisme avec la Chine, qui me semble un sujet de préoccupation. Les Chinois ne sont pas les ennemis naturels des Américains, leur histoire n’est pas celle des aventures militaires en dehors de leurs frontières. Mais, à force de répéter que la Chine est la plus grande menace qui pèse à terme sur les Etats-Unis, les Américains finiront par créer de toutes pièces un ennemi qui ne l’eût sans doute pas été naturellement. Je suis convaincu, pour ma part, que, pour l’instant, les Chinois ne veulent surtout pas d’aventure. Ils veulent qu’on les laisse en paix, qu’on les laisse retrouver un niveau économique important et ils ne sont pas du tout prêts à se lancer dans des aventures. Ceci risque donc de devenir ce qu’on appelle aux Etats-Unis une « self-fulfilling prophecy », une prophétie qui finit par se réaliser à son corps défendant.

Enfin une ultime remarque sur les Etats-Unis eux-mêmes.
C’est une société dont on a encore du mal en Europe à mesurer la jeunesse. Elle a bien sûr une histoire très riche, longue de trois siècles [il est absurde de dire que les Etats-Unis n’ont pas d’histoire] mais c’est une société jeune, qui change, qui évolue très vite et va continuer d’évoluer très vite. Elle fait preuve d’un extraordinaire dynamisme.

Si elle est militariste, comme on l’a dit ici, si elle n’hésite pas à se lancer dans des aventures militaires, c’est que c’est encore un Etat-Nation comme nous l’étions il y a deux siècles. Au XVIIIe siècle, puis sous Napoléon, nous étions un Etat-Nation qui n’hésitait pas à faire la guerre parce que c’était la continuation de la politique par d’autres moyens. C’est encore la vision américaine aujourd’hui.

C’est un pays qui n’a pas été envahi, qui n’a pas connu de désastre comme nous qui avons connu tous les désastres militaires possibles, toutes les occupations, tous les malheurs. Les Américains ont été attaqués sur leur territoire pour la première fois le 11 septembre 2001, et ceci a mis fin à leur insularité, qui était la caractéristique la plus profonde de leur politique étrangère et de leur psychologie collective. C’est cela qu’il faut comprendre. C’est cela la vraie révolution dans l’esprit des Américains, dont nous n’avons pas su encore prendre toute la mesure.

Et puis, finalement, c’est un pays messianique, un peu comme nous qui avons toujours été convaincus de détenir la vérité et un message que le monde entier voulait écouter. Les Américains sont un peuple messianique qui se double d’un peuple manichéen. Ils voient le monde en blanc et noir, en bien et mal. L’une des raisons profondes – je l’ai toujours cru – de la difficulté de la relation franco-américaine, c’est que nous sommes deux peuples messianiques et que lorsque vous êtes, comme on dit aux Etats-Unis, « dans le business d’être un messie », vous n’aimez pas beaucoup la concurrence…

Jean-Pierre Chevènement
Nous approchons de la fin de la soirée. Je donne la parole à la salle pour quelques instants

Une intervenante dans le public
Je voulais simplement faire remarquer que les colons israéliens étaient plutôt de tendance communiste. A l’origine, les kibboutz avaient une organisation communiste ou communautaire.

Y a-t-il un sentiment d’inquiétude dans la société américaine concernant un changement dans la politique des pays d’Amérique latine ? Vu d’Europe, tout ce qui se passe : les élections en Amérique du sud et centrale, les partis qui arrivent au pouvoir, donne l’impression que ces pays se détachent de l’influence américaine.

Steve Kaplan
D’abord, n’oubliez jamais l’ethnocentrisme profond des Américains. C’est le point de départ. Les Américains ne savent même pas où se trouve le Venezuela, encore moins le Pérou, pour ne pas parler du reste.
S’il s’agit de parler des attitudes américaines, je ne crois pas, hélas, que, malgré une population hispanique très importante, il y ait une conscience importante de ce qui se passe là-bas, sauf dans quelques quartiers très pauvres, aux Etats-Unis, où Chavez – avec beaucoup d’intelligence – vend à des prix imbattables le pétrole pour chauffer les maisons des pauvres. Là, les gens expriment une espèce de reconnaissance mais ils n’ont qu’une idée très vague de l’origine de ce cadeau d’un Santa Claus (Père Noël) latino.

Si on parle des élites américaines, surtout de la gauche américaine, elles manifestent certainement aujourd’hui un vif intérêt pour le renouveau politique de l’Amérique latine qui n’est pas encore linéaire même si certaines tendances vont dans le sens chavezien. Je crois que l’élite politique et intellectuelle américaine s’intéresse à la capacité des grands pays comme le Brésil de proposer une vision alternative qui aiderait les Américains à sortir de ce réflexe manichéen. Lula a représenté pour certains Américains un grand espoir. Pour l’instant on ne voit pas venir grand-chose. Pour les pays plus modestes, je ne crois pas qu’il y aura un impact immédiat. Mais n’oublions pas que, si la politique américaine est gouvernée actuellement par une ambition boulimique, elle était, à ses débuts, surtout régentée par la doctrine Monroe qui, au début du XIXe siècle disait : C’est notre hémisphère, c’est notre lac, Noli me tangere !

Jean-Pierre Chevènement
Nous allons clore cette soirée sur cette citation latine.
Je vous remercie toutes et tous et d’abord bien sûr les intervenants

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