Quelle stratégie de sortie de crise ?

Intervention prononcée lors du colloque La sécurité du Moyen Orient et le jeu des puissances du 20 novembre 2006.

Merci, Monsieur le président.

Il m’est difficile de prendre la parole après trois brillantes interventions.
Je viens de cette région du monde qui est devenue depuis le onze septembre l’épicentre de la politique internationale. Le Moyen-Orient est perçu par beaucoup comme étant « l’homme malade » du monde, un siècle après que l’Empire ottoman était considéré aussi comme « l’homme malade » de l’Europe. Le Moyen-Orient perçu aussi comme un chantier de construction géopolitique mais surtout comme un laboratoire de grands desseins et de remodelages de tous genres.

Permettez moi tout d’abord de fournir quelques observations avant de partager avec vous mon analyse des crises majeures de la région et des stratégies de sortie de crises où peut être de gestion de crises.

Ma première observation va à l’encontre du paradoxe de la politique américaine. Force est de constater que c’est au moment où les Etats-Unis s’intéressent le plus aux sociétés arabes, après des décennies de politique cynique d’appui presque inconditionnel au statu quo, au moment où ils commencent à parler de ce qu’on appelle dans le jargon académique de « l’ingénierie sociétale » ou de la démocratisation au forceps, hâtive ou imposée, néanmoins nécessaire et voulue par les Arabes, que l’image des Etats-Unis est la plus négative dans ce monde arabe et à son plus bas dans l’opinion publique arabe
C’est le syndrome des démocrates arabes : comment faire sien un discours en s’opposant au champion autoproclamé de ce discours, champion dont les positions sur les questions identitaires majeures et les enjeux clés dans le monde arabe sont radicalement opposées aux intérêts et objectifs arabes reconnus légitimes. Des positions et des politiques qui sont entièrement insensibles à ces objectifs et qui se situent systématiquement en dehors de toute légalité internationale ?

Deuxième observation : Autant l’ordre étatique régional est en processus de décomposition, de désintégration, et d’effritement – ce n’est un secret pour personne – autant l’ordre sociétal transnational arabe connaît une poussée d’intégration sans précédent. Je pourrais en donner plusieurs exemples de ce phénomène paradoxal. Je citerai simplement ce qu’on appelle « le phénomène Al Jazeera », l’harmonisation de la perception et de la vision des priorités arabes, que ce soit au niveau des dangers ou bien des objectifs et des solidarités qui se construisent et qui se nouent autour de cette harmonisation à travers le monde arabe. L’été libanais en a fourni une grande preuve. Faut il rappeler que Le monde arabe fonctionne selon le principe des vases communicants concernant les facteurs de légitimation, de délégitimation, de frustration, de colère et d’humiliation et de réactions à ces sentiments. Si l’idéologie panarabe dans toutes ses variantes est révolue, l’identité reste forte et s’exprime sous des formes différentes même islamiste.

Troisième observation : le Moyen-Orient peut se définir par ses crises multiples. Des crises qui nous propulsent en première page de l’information tous les jours. Autant ces crises sont autonomes dans leur causalité profonde, autant elles sont interdépendantes dans leurs dynamismes. Ce sont des crises otages les unes des autres à travers un très haut niveau d’inter conflictualité. Le découpage entre les sous-ensembles régionaux dans la politique internationale et régionale ne traduit pas nécessairement un découplage possible et réussi, pratique, fonctionnel entre les enjeux régionaux.

Quatrième observation : l’affaiblissement de l’Etat, surtout de sa capacité d’acteur, au profit des acteurs non étatiques. Ce phénomène a créé un vide politique et diplomatique. Les exemples sont nombreux : du Hamas et du Djihad en Palestine en passant par le Hezbollah au Liban, jusqu’aux différentes factions en Irak. Indépendamment des appartenances idéologiques et des orientations stratégiques ou politiques de ces acteurs non étatiques, ils façonnent largement le vrai agenda et les dynamiques politiques dans cette partie du monde. .

Ces deux dernières observations montrent combien le fossé se creuse entre l’Etat et la société. Elles révèlent le problème profond de légitimité de l’Etat mais surtout de la nécessité de repenser les relations entre l’Etat et la société dans le monde arabe.

Cinquième observation : L’éclatement de l’Irak a été le plus grand bouleversement stratégique au Moyen-Orient, dans la deuxième moitié du XXe siècle. Il a déstructuré la politique régionale et internationale au Moyen-Orient. D’un Etat que les Américains considéraient comme Etat-voyou, nous nous trouvons maintenant avec un Etat défaillant. D’un Etat qui jouait un rôle de contrepoids dissuasif à l’Iran, nous sommes passés à un champ d’attraction de l’intervention et de l’ingérence iranienne ainsi que d’autres interventions et ingérences. Car, s’il est vrai que la nature déteste le vide, c’est encore plus vrai de la nature politique. L’Irak puissance était plus facile à gérer dans ses menaces que l’Irak impuissance, que l’absence actuelle de l’Etat en Irak. Entre ceux qui instrumentalisaient un chaos contrôlé et ceux qui prêchaient les virtus d’un chaos constructif, nous nous sommes trouvés devant un chaos chronique en Irak dont les répercussions dangereuses dépassaient les frontières de ce qui était un Etat fort.

Sixième observation : Nous vivons un réveil de la géographie communautaire surtout dans le Machrek, en Orient, entre le Golfe et la Méditerranée, de Téhéran à Tyr. Des sociétés aussi diverses du point de vue communautaire sont en train de subir la pression de cette implosion communautariste, de ce nouveau discours qui gagne du terrain indépendamment de son habillage transparent parfois et qui tissent des solidarités identitaires sous-étatiques ou trans-étatiques au détriment de l’Etat. Ce réveil est le fruit de plusieurs facteurs, entre autres l’échec des identités nationales laïques ou plutôt l’échec de leurs détenteurs au pouvoir, l’échec des politiques de construction nationale, la radicalisation d’un certain islamisme sunnite, le sentiment de revanche communautaire chez les Chiites en Iran et surtout en Irak avec un effet dans d’autres pays ou les Chiites sont minoritaires. Les répercussions de cette restructuration du champ national et des nouvelles lignes de fractures et de tensions installées sont énormes : dans la tradition politique arabe, un discours récurrent évoque l’accord Sykes-Picot, en 1916 , la partition de ce qui était autrefois, historiquement, la grande Syrie. Aujourd’hui beaucoup sont ceux qui utilisent l’expression « Sykes-Picot » pour désigner à l’intérieur de chaque pays arabe les divisions effectuées par des mains arabes, prétendument encouragées de l’extérieur mais trouvant un terreau fertile pour leur réussite. Un état de guerre civile est en train de s’installer dans certains pays arabes, sans qu’une guerre civile armée n’éclate. Cette décomposition autour de lignes communautaristes est porteuse de grands dangers et invite dans certains cas, comme elle facilite dans d’autres les ingérences extérieures.

Septième observation : J’emprunte à mon ami, Monsieur le ministre Védrine, le concept de l’hyper puissance mondiale pour dire que l’axe principal – mais non exclusif – du conflit au Moyen-Orient se dessine actuellement autour de la confrontation stratégique et idéologique irano-américaine ; entre l’hyper puissance mondiale et l’hyper puissance régionale. La première s’enlise dans les conflits, tandis que la seconde les instrumentalise. L’Iran est devenu une hyper puissance pour des raisons qui le dépassent mais font qu’il profite de certaines conjonctures conflictuelles particulières dans la région. Deux grandes stratégies s’opposent : l’une livre sa bataille au nom de Dieu tout-puissant, l’autre livre la même bataille au nom de la puissance de la démocratie. Car les grandes puissances ont toujours besoin de légitimer une politique ou une stratégie. Nous sommes dans une logique de verrouillage total, un genre de diabolisation réciproque. Quand il y a diabolisation réciproque, il y a tendance à polariser le conflit et à l’endurcir dans une logique de bipolarisation.

Que dire de ces crises ?

En Irak, on a voulu imposer la démocratie en dehors de l’Etat, plus précisément en l’absence de l’état après que l’Irak a subi la cassure des mécanismes d’intégration nationale telles que l’armée et l’Administration sous prétexte de débaathification. On a confondu, en se référant aux modèles japonais et allemand qui sont entièrement différents du cas iraquien concernant la cohésion sociétale, élections et recensements. Car ce qui a eu lieu en Irak, ce sont des recensements, plus précisément des élections au sein de chaque communauté. En l’absence d’acteurs politiques transcommunautaires éliminés ou affaiblis par la politique américaine, le champ est resté entièrement libre aux partis et aux mouvements communautaires de tous genres.
Il est actuellement très difficile d’envisager la possibilité de « replâtrer » l’Irak. Je crains que le scénario le plus optimiste situera l’avenir de l’Irak dans ce qui était le passé du Liban ; un système de démocratie consensuelle, de verrouillage communautaire ou chaque crise prendra immédiatement un aspect identitaire explosif. Etant libanais, je suis très inquiet de ce modèle qui a besoin d’être revu tous les cinq ou dix ans, car c’est un système imprégné de veto et donc porteur d’impasses, de tensions et de conflits, mais surtout vulnérable à tout changement intérieur ou extérieur.
D’autre part certains voient l’avenir du Liban dans le présent irakien. Ce qui est fort inquiétant.

Quelles sont les options pour l’Irak dans la logique de l’unilatéralisme américain ?

L’une d’entre elles est de maintenir le cap : une vietnamisation à marche sûre pour ne pas dire à marche forcée parce qu’il parait difficile pour l’Administration américaine de faire marche arrière. Pourtant le rapport de la commission Baker-Hamilton propose des suggestions bipartisanes pour s’en sortir. Reste à les accepter.
La deuxième possibilité est un retrait immédiat, ce qui débouchera à un chaos généralisé. C’est la stratégie du chantage de la part des Américains. Car si l’Amérique se retirait totalement aujourd’hui, il y aurait demain un enlisement pour l’Iran en premier et un enlisement en plusieurs temps pour les voisins, indépendamment des slogans et des discours idéologiques des uns ou des autres. C’est le scénario de la prolifération régionale de l’enlisement et du chaos.
La troisième possibilité consisterait à faire de l’explosion une implosion. Pour éviter une explosion fatale qui ira en dehors des frontières de l’Irak et pour endiguer la guerre et les tensions qu’elle génère, stratégie consiste à opérer un redéploiement des forces américaines sur le sol irakien plutôt sur les frontières pour essayer d’endiguer cette implosion pour, comme le disent certains, essayer de « sous-traiter » les questions sécuritaires, en les confiant, en échange d’un appui tacite, aux forces qui contrôlent chaque partie du territoire, indépendamment de leurs appartenances, politique ou autre. C’est la localisation de la stabilisation. Localiser la stabilisation par un système de sous-traitance (veuillez excuser le cynisme de l’expression), voilà la possibilité, avec des ajustements et des équilibrages continus entre les communautés.

Pour ce qui est de l’Iran, comme l’a dit récemment l’ambassadeur russe à Beyrouth, ce pays est devenu une puissance méditerranéenne. Sans retourner à l’Histoire immédiate, ses paradoxes et ses cynismes, car c’est Washington qui a libéré l’Iran de ses deux ennemis, de ces deux menaces à ses frontières, qui sont bien sûr des ennemis communs, les Talibans et Saddam. La politique américaine a permis à l’Iran de se positionner comme une hyper puissance régionale.
L’Iran se trouve aujourd’hui dans « trois sud » : le sud du Liban, le sud de la Palestine et le sud de l’Irak, trois régions très importantes, non seulement du point de vue géographique mais du point de vue géopolitique. Cela permet à l’Iran de se positionner comme un acteur principal dans tous les conflits régionaux, en raison des impasses dans lesquelles se trouvent ces conflits majeurs et les conflits secondaires qu’ils créent et alimentent. L’impasse meurtrière dans le conflit israélo-arabe, l’absence totale d’action pour la paix (« Les années perdues », dit le titre du dernier livre de Charles Enderlin) dans le problème palestinien, n’a fait que nourrir la radicalisation qui a permis l’instrumentalisation facile par tous ceux qui le voulaient et le pouvaient à des fins qui servent leurs intérêts.
La puissance de l’Iran réside, indépendamment des facteurs intrinsèques qui lui permettent à eux seuls de prétendre au statut de grande puissance régionale, dans sa capacité de se positionner comme hyper puissance régionale que j’appelle « le phénomène de l’inspecteur Clouzot » : être là au bon moment et au bon endroit et profiter de la situation, des circonstances.
Pour ce qui est du conflit israélo arabe, il suffit de remarquer que ce conflit depuis la venue au pouvoir de l’Administration actuelle aux Etats-Unis et surtout après le 11septembre a été marginalisé politiquement, défiguré dans sa nature, du point de vue de cette Administration, car il est devenu le simple produit d’absence de démocratie et de forte présence d’idéologie islamiste et radicale dans le monde arabe, atomisé diplomatiquement, cédant la place à ce qui est devenu un autre slogan géostratégique scandé par les néo conservateurs américains, qui voulaient focaliser sur Bagdad pour aboutir à Jérusalem .

Mais comment sortir de cette situation?

Quatre stratégies font matière de débat surtout en Occident concernant la sortie de crise :

La première stratégie est la continuation de la politique du double endiguement de l’Iran et de la Syrie qui a été à un certain moment et avant l’enlisement en Irak une politique de double refoulement et de régime changé pour devenir plus modeste mais toujours confrontationelle avec le double endiguement actif. Ce choix consiste à persévérer dans la confrontation mais avec une gestion meilleure et plus efficace.

Une deuxième stratégie est celle de l’engagement pour l’endiguement. Engager la Syrie pour mieux endiguer l’Iran. Oter la Syrie à l’Iran c’est repousser la dernière loin de la Méditerranée. L’Iran sera affaibli en Palestine surtout et au Liban aussi. On coupera cet axe stratégique qui s’étend de Téhéran jusqu’à Tyr et Gaza. C’est le point de vue des tenants de cette stratégie qui permettra aussi un meilleur positionnement arabe contre I’Iran sur l’échiquier moyen-oriental.

La troisième stratégie portera la même approche que la précédente, mais les places de l’Iran et de la Syrie sont échangées. C’est l’engagement de l’Iran pour l’endiguement de la Syrie. Pourquoi viser la Syrie ? Il est très difficile de faire cadeau à la Syrie du prix fort qu’elle demande : le retour du Golan. Pourquoi ne pas marchander directement avec celui qui détient les cartes maîtresses dans le jeu Moyen-Oriental, l’Iran ? C’est la logique de cette stratégie. D’autant plus que le poids relatif des acteurs dans la relation irano syrienne s’est inversé. L’Iran est devenu l’acteur principal, rôle perdu par la Syrie.

La quatrième stratégie est paradoxalement très populaire dans l’establishment stratégique américain (H. Kissinger l’évoquait récemment) et mal vue de l’administration américaine. C’est la stratégie du double engagement : Il faut engager l’Iran et la Syrie, mais sur de nouvelles bases, sur la base de la réciprocité et surtout d’après des critères bien définis de comportement et d’actions et d’une manière progressive (Il ne s’agit pas d’appliquer la théorie de la conspiration – très populaire au Moyen-Orient – qui veut que si deux acteurs majeurs se parlent, d’autres paieront les frais de leur propres intérêt vitaux). C’est peut être le cas mais ça ne l’est pas nécessairement. Il faut donc passer de cette stratégie de refoulement qui a complètement échoué et aussi de la stratégie d’« active containment », d’endiguement actif, à une stratégie de double engagement. Ceci implique de passer de la logique d’exclusion à la logique d’inclusion, de la logique unilatéraliste à une logique multilatéraliste. C’est là que se trouve, me semble-t-il, la formule. La sortie de la crise se trouve dans une conférence internationale, que ce soit pour la Palestine ou pour l’Irak. Une conférence internationale qui ne soit pas seulement une rampe de lancement (comme cela a été le cas avec le processus de Madrid pour la paix) mais qui joue le rôle d’initiateur, d’accompagnateur, de facilitateur et qui fournit des garanties à toutes les parties concernées. Il n’y a pas à ma connaissance, je le dis humblement, d’autre sortie de crise qu’à travers cette approche de double engagement et une multilatéralisation de la gestion et du règlement des conflits dans la région.Une approche, je le souligne, qui soit basée sur les résolutions pertinentes de l’ONU, le respect de l’intégrité territoriale et de la souveraineté des petits comme des grands. Peut être pour certains, c’est un rêve, mais rappelons nous que l’alternative est de sombrer dans ce qui serait un cauchemar.

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