Proche et Moyen-Orient : que peut-on espérer ?

Intervention prononcée lors du colloque La sécurité du Moyen Orient et le jeu des puissances du 20 novembre 2006.

Je voudrais d’abord remercier Jean-Pierre Chevènement et Sami Naïr de leur invitation qui me permet d’être parmi vous ce soir pour aborder ces sujets bien difficiles.
Je voudrais dire ensuite que j’ai trouvé l’ensemble des exposés remarquables. Une telle densité soutenue constamment dans toutes les interventions est rare dans un colloque. Pour autant ceci ne permettra pas de trouver des solutions magiques, immédiates, aux questions abordées. Mais c’est un travail qui mérite d’être salué surtout dans cette ambiance préélectorale qui tire plutôt les analyses dans le sens d’une simplification.

Je ne vais pas revenir sur tout ce qui a été très bien expliqué lors d’interventions par ailleurs assez cohérentes et ne présentant pas de divergences majeures mais plutôt des compléments d’explication.
Les questions qui se posent à nous, compte tenu de tout ce qui a été dit sont :
• Que peut-il se passer ?
• Que peut-« on » faire ?
• Et qui est « on » ?

Plus que jamais j’éviterai d’employer des mots creux, sans contenu, comme « la communauté internationale », « l’Europe » (quand on ne sait pas qui c’est) etc. Il faut parler des vrais acteurs. On les connaît. Ce sont d’abord les protagonistes, c’est d’abord Israël.

D’une certaine façon les Palestiniens sont dans l’état où, depuis trente ans, le Likoud voulait qu’ils fussent : disloqués, largement impuissants. Ce qu’ils peuvent faire de mieux est d’éviter de faire de leur côté les erreurs supplémentaires qui alimentent le jeu de ceux qui refusent toute avancée.
Les Arabes peuvent éviter certaines erreurs, éviter de dire certaines choses mais ils ne sont pas décisionnels.

L’Europe ? François Nicoullaud a eu l’honnêteté de rappeler que ce qui était tenté sur la question iranienne découlait largement du dynamisme personnel de Dominique de Villepin, donc d’un ministre, non de l’Europe en général. L’Europe à vingt-cinq ou vingt-sept, nous le savons bien, est capable de dire qu’elle est pour la démocratie et les droits de l’homme mais elle n’est pas capable d’être opérationnelle. Dès qu’on aborde un sujet précis, les divergences apparaissent.

Et puis il y a la question américaine.
Il me semble qu’il faut cesser de tourner autour du pot, la puissance qui est en position d’enclencher un processus sur le point-clef (je parlerai ensuite des autres sujets), c’est Israël. C’est à Israël qu’on demande d’évacuer les territoires. On ne demande pas à l’armée palestinienne d’évacuer les territoires israéliens injustement occupés. L’enclenchement de la solution est entre les mains des Israéliens. On sait très bien pourquoi l’appel à « la communauté internationale » et toutes les résolutions des Nations Unies n’ont pas de portée. Alain Dejammet a raison quand il rappelle que si toute décision des Nations Unies a une force obligatoire, historiquement aucune n’est appliquée. Au sujet de ce conflit il est désolant de constater que la liste des décisions obligatoires non appliquées est encore plus longue que ce qu’on pensait.
Donc depuis l’origine, la situation est entre les mains d’Israël et ce que peuvent faire les Arabes contre Israël n’a aucun effet. Les stratégies terroristes ont eu, en général (pas toujours à l’origine), l’effet de renforcer la droite la plus dure au pouvoir en Israël, et aliéner une partie de la sympathie de l’opinion mondiale qui allait avant aux Palestiniens.

Les Etats-Unis ne feront pas pression sur Israël que, sauf une ou deux fois, ils ont systématiquement soutenu. Quant aux néo-conservateurs, ils n’ont pas appuyé Israël, en général ils ont appuyé la stratégie du Likoud, stratégie très précisément opposée à celle que voulait mener Itzhak Rabin. Cela est connu. Le cœur du sujet, sur le Proche-Orient, c’est de savoir quand les Israéliens seront capables d’engager un processus. Il n’y aura pas de pression efficace contre eux. Pour des raisons de remords historiques, l’Occident est incapable d’exercer la moindre pression, ce n’est pas la peine de rêver ni d’invoquer le droit. La seule pression américaine fut, après la Première Guerre du Golfe, la guerre du Koweït, le fait du Président Bush n°1 et de James Baker, pression d’ailleurs très efficace. Ils avaient considéré qu’il fallait alors changer la donne. [C’est peut-être ce que la commission Baker va reproposer aujourd’hui] A l’époque, ils avaient signifié aux Israéliens que le moment était venu de participer à un processus de paix. Après le refus catégorique de Monsieur Shamir, Bush et Baker avaient eu le culot de faire bloquer par le Congrès américain (qui les avait suivis, ce qui ne serait pas le cas aujourd’hui, pour toutes sortes de raisons) des garanties financières supplémentaires dont Israël avait besoin pour des emprunts qui, en fait, allaient servir à renforcer la politique de colonisation. C’était comme si l’Amérique avait bougé un demi petit doigt. Mais compte tenu de l’aide financière et militaire et de l’appui diplomatique et stratégique automatique, cela avait suffisamment perturbé l’opinion publique israélienne pour que, lors des élections anticipées qui suivirent, Monsieur Shamir fût battu et que Monsieur Rabin arrivât au pouvoir. C’est resté le seul cas d’une intervention : En effet, à Camp David, avec Jimmy Carter, il n’y a pas eu sur l’Egypte de pression au sens propre du terme. Quant à Kissinger, il pratiquait la politique des petits pas pour saucissonner la question. Clinton avait de bonnes intentions mais il n’a pas fait pression, et s’est engagé trop tard. On voit bien qu’on est dans un contexte totalement nouveau aux Etats-Unis. Le parti républicain n’a plus rien à voir avec ce qu’il était, avec les évangélistes à la base et les néo-conservateurs au sommet. Même si les Républicains ont pris une claque géante en Irak et avant les élections de novembre 2002, aucune pensée articulée alternative à leur politique n’apparaît à ce stade, sauf peut-être la Commission Baker.

J’ai donc tendance à oublier d’emblée ce que peuvent faire les uns et les autres à travers l’agitation dont parlait Alain Dejammet : les rencontres, les photos etc., et à me dire que tout dépend des Israéliens. Ce sont eux qui peuvent agir en premier.

Or il y a là un élément assez encourageant. Depuis plusieurs années – c’était déjà le cas quand j’étais encore en fonction et j’avais toujours sur moi des sondages récemment effectués en Israël prêts à être opposés aux attaques des excités de tel ou tel mouvement – qui montraient qu’une majorité d’Israéliens s’étaient finalement résignés à l’idée d’un Etat palestinien. Certes ils le souhaitaient petit, pas spécialement viable mais ils avaient fini par comprendre, déjà, que l’obsession du Likoud, depuis sa formation à la fin des années soixante-dix, de faire en sorte de pouvoir garder les territoires occupés ne marchait pas. Cette maturité, cette disponibilité des Israéliens, était d’autant plus remarquable que, dans le même temps, le Likoud et les néo-conservateurs avaient conçu une politique inspirée de ce qui se disait dès les années soixante-dix autour du sénateur Jackson et de Richard Perle qui se déchaînaient alors contre Kissinger et sa politique de détente, leur bête noire. C’étaient eux qui avaient développé l’idée qu’il n’y avait pas de problème palestinien, que c’était une invention des anti-israéliens du monde entier, que la gauche israélienne s’était complètement trompée, qu’il fallait casser cette idée et, au contraire, changer de gré ou de force les pays arabes pour en faire des pays démocratiques pro-occidentaux (on voit ce que valait cet automatisme!) qui accepteraient donc la politique israélienne, que l’affaire palestinienne disparaîtrait et que les Palestiniens devaient se résigner ou partir en Jordanie. Cette ligne, qui s’est développée en Israël et aux Etats-Unis, a été très forte puisque le Likoud a été au pouvoir presque constamment de la fin des années soixante-dix à la période récente. Je me souviens à quel point Barak était terrorisé, inquiet des réactions de Sharon. Le seul qui ait admirablement rompu avec cette pensée était Rabin. Je ne me lasse jamais de rappeler cette phrase extraordinaire qu’il employait : « Je combattrai le terrorisme comme s’il n’y avait pas de processus de paix », cela ne surprend pas de la part d’un Premier ministre israélien, mais il ajoutait : « Je poursuivrai le processus de paix comme s’il n’y avait pas de terrorisme ». Avec le recul, cette phrase se révèle extraordinairement intelligente et courageuse : « Ce ne sont pas les terroristes qui fixent l’agenda, c’est moi ! Et si je fais un processus de paix ce n’est pas par charité envers les Palestiniens, c’est parce que c’est mon intérêt vital, je ne vais donc pas me laisser arrêter par des terroristes fous, qu’ils viennent d’un côté ou de l’autre… ». C’était l’intelligence même.

Quand, plus tard, les autres ont prétendu ne pas pouvoir négocier avec des terroristes, c’était évidemment pour ne pas négocier : dans la situation où avaient été plongés les Palestiniens depuis tout ce temps, il était presque surprenant qu’il n’y eût pas davantage de terrorisme. Donc, dire qu’on ne veut pas négocier avec des terroristes, c’est dire qu’on ne veut pas négocier ; on ne veut pas négocier parce qu’on ne veut pas de compromis ; on ne veut pas de compromis parce qu’on ne veut pas rendre les territoires, tout est logique. Le monde occidental s’est fait balader par ces discours, sans parler de ceux qui étaient activement favorables à cette politique. Les premiers qui ont compris que ça ne marcherait pas sont les Israéliens, le peuple israélien normal qui n’en peut plus de vivre dans l’inquiétude et l’insécurité et qui finit même, en ce qui concerne la gauche israélienne et de nombreux mouvements, par être moralement ébranlé par cette situation et par ce qu’ils sont obligés de faire endurer aux Palestiniens.

Je pense qu’il y a là une espérance. Ce chiffre, 52% ou 53% en 2001-2002 de disponibilité à un Etat palestinien chez les Israéliens, est monté cette année, avant les événements du Liban (et je ne suis pas sûr que ces événements remettent en cause ce raisonnement) à 75% d’Israéliens qui acceptaient cette idée… mais Rabin n’est plus là ! Peut-être Sharon serait-il devenu Rabin : dix ans après lui, il avait en partie compris que tout cela ne tenait plus. On peut d’ailleurs considérer le mur comme une sorte d’aveu, de lapsus freudien : « Nous renonçons à vous contrôler, nous nous cantonnons derrière notre mur ». Ce qui est choquant dans le mur c’est d’ailleurs beaucoup plus le tracé (qui place du côté israélien les bonnes terres, les puits…) que le principe. Il exprime une sorte de résignation mais il faudrait un Rabin pour le traduire en politique. Sharon aura rendu deux grands services à Israël et à l’avenir de la région, l’un en quittant Gaza, l’autre, plus important, en quittant le Likoud. Cela a donné lieu à un mouvement dont ont bénéficié Olmert et Peretz sans en avoir été les initiateurs. Ils ont été élus sur un programme de retraits unilatéraux d’une grande partie de la Cisjordanie. On pouvait, si on était à cheval sur le formalisme, critiquer ce caractère unilatéral et préférer la négociation mais je trouve qu’à l’époque on a trop critiqué ce gouvernement israélien : Après tout, pour occuper les territoires, ils n’ont pas eu besoin de négocier avec qui que ce soit, ils peuvent donc également sortir tout seuls. Toutefois, du point de vue israélien, il est vrai que la négociation serait préférable car elle créerait une situation plus stable. On se heurte là à un tabou que Sharon n’avait pas fait tomber, c’est pourquoi il n’avait pas fait tout le chemin de Rabin. Rabin avait été au bout du raisonnement [Ce que François Mitterrand conseillait dès 1982 dans un discours à la Knesset : « Si on veut faire la paix, on parle avec ceux qui vous combattent »]. Il parlait avec ses adversaires. Si c’était Arafat, il parlait avec Arafat. Et le Arafat avec lequel Rabin parlait n’était ni pire ni meilleur que le Arafat avec lequel Sharon ne voulait pas parler et que Bush n° 2 a diabolisé. Il faut rappeler qu’après la mort d’Arafat, rien n’a été fait pour aider Mahmoud Abbas, pas le moindre petit geste concernant le port, l’aéroport, la circulation des personnes, l’exportation des légumes… C’est bien la preuve que le rejet d’Arafat était un prétexte.

C’est donc bien en Israël que tout se joue. Aujourd’hui, la priorité de ceux qui ont de l’influence en politique internationale devrait être de rassurer et de convaincre les Israéliens pour les accompagner dans un processus consistant à reprendre le retrait qu’ils avaient inscrit à leur programme des élections récentes, un peu tourneboulé par l’affaire du Liban puis le ratage au Liban, les règlements de comptes et les commissions. Les Israéliens ne reviendront pas à l’idée qu’ils peuvent tout régler et tout contrôler par la seule force. C’est un peuple trop mûr, trop avisé. Evidemment il y a toujours le coup de l’attentat terroriste qui vient au bon moment paniquer l’opinion et la faire basculer mais la tendance longue, c’est que ce peuple a compris qu’il y aurait un Etat palestinien. Les Israéliens ergoteront sur toutes sortes de points dans la négociation mais, on connaît le résultat final, il se situe quelque part entre les critères de Clinton, les négociations de Taba, les initiatives de Genève etc. Selon moi, une démarche amicale est nécessaire : pour aider les Palestiniens il faut aider les Israéliens à sortir de ce guêpier.

Tout cela paraît étonnamment optimiste, surtout venant de moi et surtout en ce moment, alors que les Israéliens se sont malheureusement fait instrumentaliser par les provocations de la branche du Hamas, télécommandées de Damas par une partie des chefs du Hamas, que le Hezbollah en a profité, car cela correspondait aux intérêts iraniens du moment, c’est un avertissement sans frais de la part de l’Iran : « Vous avez des projets hostiles à notre égard, ceci n’est qu’un petit exemple de ce dont nous sommes capables ». Tout cela se combine avec des raisonnements propres au Hezbollah.

Les Israéliens se sont engouffrés dans ce piège, aggravé par un phénomène du type « Quatrième République finissante » : des dirigeants politiques non préparés, instrumentalisés par des chefs militaires qui ont appliqué des schémas qu’ils avaient préparés en liaison avec leurs amis américains, puisqu’il s’agit de concepts stratégiques de frappes aériennes. Les Israéliens, sur ce plan, sont dans une mauvaise passe mais ils le savent et vont donc rechercher la sortie à un moment ou à un autre. Je ne désespère pas de voir le peuple israélien redevenir disponible pour un véritable accord, laissant se créer – même à regret – un Etat palestinien. Il faudra régler d’autres questions que tout le monde connaît et sur lesquelles je ne reviens pas : Jérusalem, réfugiés, territoires exacts, garanties militaires. Personne ne peut le faire à la place des Israéliens. On peut faire toutes les déclarations qu’on veut, voter tous les textes qu’on veut, ça ne changera rien, personne au monde ne fera pression sur eux. C’est à l’intérieur d’Israël qu’on peut alimenter la réflexion des très nombreux Israéliens courageux qui, personnalités politiques, intellectuels, écrivains… s’expriment, par exemple, dans les articles courageux publiés dans Haaretz. Il y a une disponibilité extraordinaire dans ce pays.

Dans l’affaire israélo-palestinienne, pour continuer à parler franchement, le blocage préalable est israélien et on ne peut pas compter sur les Etats-Unis pour le lever puisqu’ils sont un élément du blocage. Mais, après l’accord, le problème sera palestinien : Dans un premier temps les malheureux Palestiniens seront incapables d’appliquer leurs engagements et on ne peut pas attendre d’eux autre chose. Ce sera un long chemin de rebâtir une société palestinienne et de bâtir un Etat. Il était tout à fait cynique, ces dernières années, de poser comme condition préalable à un accord, à un processus quelconque, l’exigence que les Palestiniens se comportent comme s’ils avaient déjà un Etat tranquille, comme s’ils étaient la Suisse et comme s’ils pouvaient faire régner l’ordre chez eux. Il était cynique de dire : « Il n’y aura de processus que quand ils seront capables de faire régner l’ordre » … tout en bombardant les administrations et les casernes à partir desquelles un semblant d’ordre aurait pu être maintenu. C’est vraiment la plus répugnante des politiques occidentales qui ait été menée depuis longtemps d’autant que sa logique était de faire en sorte qu’il n’y ait jamais d’évacuation des territoires.

Je crois que le Président palestinien qui aura finalement signé un accord sera en danger parce qu’une partie significative de la population palestinienne ne l’acceptera pas. Cette situation durera un certain temps et puis le développement arrivera, avec la perspective de changer la société. Un jour à Gaza, il sera plus tentant pour un jeune garçon paumé, désespéré, d’ouvrir un garage à vélos plutôt que d’aller se faire sauter pour venger ses vingt-deux cousins abattus dans les dix années passées. C’est l’objectif mais il faut avoir l’honnêteté de dire que ce ne sera pas instantané. Il y a donc une gestion d’avant l’accord de paix qui consiste à surmonter le préalable israélien et il y aura après l’accord, une sorte de service après-vente, pendant plusieurs années, consistant à aider l’Etat palestinien à devenir petit à petit ce qu’on voudrait qu’il soit. Il ne le ne sera pas avant quelques années.

Quand je regarde ce que font les Américains et les Européens, je me demande si cela a un impact intelligent sur ce qui se passe en Israël ? C’est pourquoi j’évite les condamnations automatiques, inutiles.
Du coté des Américains, la question principale à se poser en ce moment est de savoir jusqu’où va aller l’espèce de « review » dans lequel ils sont obligés de se lancer.

Voir cette bande d’idéologues néo-conservateurs qui ont inventé ces théories, qui ont usurpé « la démocratisation du Proche-Orient », d’abord par une sorte de wilsonisme détourné, ensuite pour masquer le fiasco qui apparaissait en Irak, aller chercher James Baker (un Kissingerien typique, un remarquable secrétaire d’Etat du point de vue des intérêts américains mais l’incarnation de la grande école réaliste), c’est tout à fait piquant !

James Baker va proposer une façon de sortir du guêpier irakien le moins mal possible : Comment se dégager un peu sans se dégager. Je suppose qu’il va proposer une réduction des effectifs sur place, en tout cas quelque chose de visible pour l’opinion américaine, en les déplaçant au Koweït ou ailleurs. Cela suppose un renforcement des autorités irakiennes, ce qui n’est pas du tout acquis.

Les Américains vont probablement, aussi au nom du multilatéralisme redécouvert – qui n’est jamais que l’instrumentalisation du multilatéralisme – redécouvrir le partage du fardeau. Les alliés doivent donc s’attendre à être l’objet de prochaines demandes larmoyantes sur le fait qu’il faut faire beaucoup plus en Irak. Ca se discute, la réponse n’est pas évidente.

Baker va sans doute expliquer qu’il faut parler à l’Iran et à la Syrie. En quelque sorte il va leur dire qu’il faut refaire de la politique étrangère, tout simplement. En effet, depuis que les Etats-Unis pensent avoir gagné la bataille de l’Histoire après la fin de l’Union soviétique, la politique étrangère était devenue superflue. A quoi bon cet exercice qui consiste à aller négocier avec des gens qui ne partagent pas nos valeurs ? C’est horrible ! Cette idée fumeuse qui a envahi l’opinion occidentale est nuisible car on a fini par penser que la politique étrangère consiste à se congratuler entre pays qui pensent la même chose et qu’avec des Etats voyous ou des régimes archaïques voués à la disparition il n’y a rien à négocier ; on les condamne et quand ils exagèrent vraiment, on les bombarde.

Nous avons traversé- nous sommes peut-être en train d’en sortir – une période de régression intellectuelle et politique dont on n’a pas idée.

Baker ira-t-il au-delà de l’Iran-Syrie ? Cela pose d’autres problèmes. Si les Américains veulent remettre la Syrie dans le jeu et si les Syriens demandent comme prix d’avoir carte blanche au Liban, nous retombons dans une situation déjà connue qui n’est évidemment pas heureuse. Mais Baker ne va –t-il pas aller au-delà et dire qu’ils ne peuvent pas se contenter de redéfinir leur politique en Irak mais qu’ils sont obligés de reprendre la question israélo-palestinienne ? Ce n’est pas du tout la tendance de Bush, ni de Cheney, ni des équipes encore en place. Ce n’est pas non plus la tendance spontanée des démocrates. Mais il peut y avoir quelques personnes qui réfléchissent aux Etats-Unis, tel Baker ou tel ou tel éditorialiste influent. Tony Blair lui-même – ce n’est pas le moins surprenant – l’a dit. Je crois d’ailleurs qu’il le pense mais il est tellement obsédé par le souci d’avoir une influence sur les Etats-Unis en collant à eux qu’il avait cessé de le penser – cessé de le dire, en tout cas – à la minute même où Bush était arrivé à la Maison Blanche. Ce n’est pas le 11 septembre qui a fait changer Bush là-dessus, son équipe et Madame Rice tenaient exactement ces propos d’alignement intégral sur le Likoud dès le printemps 2001.

C’est une des questions très intéressantes à court terme : Baker va-t-il essayer de convaincre de l’intérêt qu’il y aurait à reprendre l’ensemble ? Clinton l’a dit récemment, je crois. Il existe donc un petit courant de pensée ouvert qui, évidemment, se heurte aux tendances de fond de la politique américaine et se heurtera à l’influence israélienne : même si les Israéliens sont favorables à une évolution, ils ne veulent pas qu’on les bouscule. Je ne pense donc pas que cela aille bien loin dans l’immédiat.

Mais il peut y avoir un moment où quelques grandes voix se joignent à celle de Baker. C’est là que les Européens pourraient, s’ils étaient capables d’une expression unifiée, non pas intervenir à la place des protagonistes, ce qui ne sert à rien, mais exprimer une disponibilité, accompagner un processus, parler du genre de garanties qu’ils seraient capables d’apporter le jour où il y aura un accord.
Je trouve le moment intéressant. Peut-être dans trois ou quatre mois serons-nous à nouveau désespérés car rien n’aura marché, mais le fait qu’il y a eu un démenti aussi cinglant à la politique étrangère américaine récente est quand même intéressant.

J’ajoute un mot sur l’Irak. Je n’ai malheureusement aucune idée géniale et, à la place des Américains, je ne saurais pas vraiment quoi faire. C’est évidemment, depuis le début, une erreur conceptuelle, ce n’est pas une question de moyens. Ils se sont trompés, ils se sont mis dans un piège colonial classique par aveuglement idéologique. Mais aujourd’hui je pense que très peu d’Irakiens souhaitent qu’ils partent du jour au lendemain et, à mon avis, dans chaque communauté irakienne se joue une lutte d’influence entre ceux qui sont prêts à jouer la politique du pire, imaginant qu’ils gagneraient la guerre civile qui suivrait et ceux qui pensent qu’il faut, au contraire, cogérer une sortie américaine ordonnée. Les propositions Baker sont donc à court terme l’élément le plus important pour toute la région à court terme.

En ce qui concerne l’Iran, j’ai écouté avec beaucoup d’intérêt ce qu’a dit François Nicoullaud. Je pense depuis longtemps que la politique occidentale manichéenne, celle de l’équipe Bush, favorise la politique d’Ahmadinejad. Avant son arrivée au pouvoir, on a laissé passer des occasions, avec Khatami ; je ne sais pas ce que cela aurait donné mais on ne les a pas explorées sérieusement. Ce discours, le manichéisme [le manichéisme, permettez-moi cette parenthèse humoristique, vieille religion née en Perse, n’aura connu son plein développement qu’aux Etats-Unis, à l’époque contemporaine], la diabolisation des autres, l’ostracisation, les menaces, les invectives, facilitent plutôt le travail des extrémistes, des terroristes ou des Ahmadinejad.

Je crois qu’il y a une autre politique à tenter… de la politique étrangère, tout simplement, sans illusions excessives. Il faudrait tenter quelque chose qui ressemble à ce que Kissinger avait fait en 1972 avec la Chine, alors menaçante et dotée d’un véritable arsenal réel celui-là, et non pas d’un arsenal potentiel pour dans dix ans. Mao Tsé Toung tenait fréquemment des propos incroyablement provocants, oubliés depuis : « Votre guerre nucléaire ne m’impressionne pas, même si vous tuez deux cent millions de Chinois, il en restera assez pour assurer ma victoire ». Kissinger et Nixon avaient eu l’audace de penser qu’un renversement était possible, contre l’opinion américaine, déjà une sorte d’opinion occidentale bien-pensante, comme à chaque fois. Ils ont modifié le cours de l’Histoire. J’en ai parlé récemment à Kissinger. Il m’a dit : « Oui, cela a tout changé mais ce n’est pas exactement transposable. A l’époque la Chine était inquiète, préoccupée par la concentration des forces soviétiques sur leur frontière commune alors qu’aujourd’hui aucun élément ne pèse sur l’Iran, mais les Etats-Unis pourraient parler avec l’Iran, à condition que cela ne se fasse pas dans le cadre du Conseil de Sécurité »

Et même pendant la Guerre froide, Américains et Soviétiques se parlaient ! Ces dernières années, le nombre de régimes à qui on ne parle pas est extravagant. Clinton, pour le citer à nouveau, pour tourner en dérision la politique de Bush-Rumsfeld, a dit récemment : « Nous ne pouvons pas tuer tous nos ennemis, il y a forcément des gens avec qui il faut parler ». Si les Américains acceptaient, avec nous (puisqu’on a bien vu qu’on était au bout de ce que peuvent faire trois Européens, même astucieux), de reprendre la discussion avec les Iraniens, ce qui n’est évidemment pas leur donner raison, si les Américains reparlaient à l’Iran, non seulement du nucléaire mais aussi de l’Irak, de l’Afghanistan, du Proche-Orient, de la circulation maritime, et, pourquoi pas, de la sécurité de l’Iran, je suis convaincu que, menées intelligemment, ces discussions feraient réapparaître des nuances en Iran. Cela ne se ferait pas du jour au lendemain, il y a aujourd’hui plutôt unanimité sur l’affaire nucléaire parce que les Iraniens la vivent de façon plutôt gaullienne qu’islamique. Je pense que même les Iraniens de Californie ne trouveraient pas anormal que l’Iran ait un jour l’arme nucléaire, c’est pour eux une démarche nationale plutôt qu’islamiste. Mais en parlant, en faisant des propositions, je pense qu’on mettrait sur la défensive, on mettrait en tout cas dans la gêne les tenants de la ligne actuelle la plus dure et la plus provocatrice et on se redonnerait des marges par rapport à l’Iran, par rapport à la Syrie, entre la Syrie et l’Iran, entre la Syrie et le Liban etc.

Il faudrait donc faire exactement le contraire de ce qui a été fait ces dernières années par l’administration Bush. Il n’est pas complètement exclu, surtout quand les experts que citait François Nicoullaud parlent de sept, huit ou dix ans, que des Iraniens importants finissent par penser qu’il est plus intéressant d’être réengagés dans le jeu international, reconnus comme une puissance régionale- non pas monopolistique mais majeure – et qu’il y a d’autres profits à tirer sur d’autres plans que d’aller « faire la bombe » avec tous les ennuis que ça peut provoquer. Il n’est pas complètement impossible qu’on arrive à convaincre cet Iran-là d’en rester au stade japonais par exemple. Un expert aussi vigilant que Pierre Hassner sur les questions de prolifération envisageait cet objectif dans un article récent publié dans Le Monde : « Un pays qui a la capacité nucléaire, qui a des missiles et qui est convaincu que franchir le pas aurait plus d’inconvénients stratégiques que d’intérêts. »

Il y a donc autre chose à faire du côté iranien et pas grand-chose d’autre à faire du côté irakien sous réserve de la sortie en bon ordre qu’imaginera Baker. Du côté proche oriental, il faudrait aussi faire le contraire mais toute stratégie qui n’inclurait pas, au départ, la mise à profit de la disponibilité de l’opinion israélienne serait vouée à l’échec. Quant au Liban, tout ce que ce pays endure est une résultante du reste. Il n’y a pas vraiment de problèmes intra-libanais insolubles, il y a les problèmes intra-libanais qui n’auraient jamais pris cette forme sans ce contexte régional.

Quant à la question de la démocratisation, on peut s’attrister que les néo-conservateurs aient usurpé cette belle idée. De toute façon le paternalisme ne peut pas marcher. Il est très difficile pour les anciennes puissances coloniales, et pour les Etats-Unis – qui ont la politique que l’on sait au Proche-Orient – de porter légitimement l’idée de la démocratisation même si les sociétés arabes sont avides de mouvement, de changement, de liberté, d’oxygène et de démocratie. Cela ne peut pas être porté par nous seuls, cela ne marchera pas. La solution réside dans un « deal », un partenariat historique, à gérer de façon fraternelle et amicale, non pas de manière agressive entre les Européens, les Américains et l’ensemble des forces, très nombreuses dans le monde arabe, qui aspirent à ce changement, que ce soient des gouvernements, des organisations ou des représentants de la société civile. Je veux dire par là qu’il ne faut pas laisser l’idée de démocratisation sombrer avec les néo-conservateurs et avec le fiasco en Irak, il faut la faire vivre mais autrement, pas uniquement entre les Européens, entre les Occidentaux. Il faut la faire ressurgir avec les Arabes eux-mêmes.

Quant aux Européens, je suis peut-être trop instruit par l’expérience pour en attendre beaucoup. Ils sont de bonne volonté, ils sont sympathiques, ils voudraient que le monde soit peuplé de boy-scouts européens, ce qui fait que leur approche a peu de poids, peu d’influence. Mais il faudrait au moins qu’ils évitent les erreurs, arrivent à convaincre les Américains d’en éviter d’autres, que eux-mêmes s’affranchissent des dogmes néo-conservateurs, qu’ils expriment une disponibilité, une amitié, une complémentarité. Ce ne sont pas des rôles flamboyants mais au moins ne serions-nous pas complètement inutiles. Il faudrait ensuite rassembler les morceaux du puzzle.
Vous voyez que je ne suis pas complètement pessimiste mais une action utile suppose de la clarté et une vraie volonté politique.

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