Le grand jeu stratégique au Moyen-Orient
Intervention prononcée lors du colloque La sécurité du Moyen Orient et le jeu des puissances du 20 novembre 2006.
Toutes les contradictions résultant du chaos provoqué ces dernières années tant par la décomposition de l’ex-empire soviétique, la désagrégation des idéologies laïques qui ont structuré le monde depuis la fin de la seconde guerre mondiale, l’échec des processus de modernisation intensive et autoritaire, l’extrême difficulté à construire des Etats nations autour de valeurs citoyennes transcendant les tribalismes et les identitarismes d’exclusion, ont provoqué une situation de crise ouverte, elle-même radicalisée par l’intervention de la puissance américaine, qui prétend disposer du contrôle stratégique de cette région.
L’enjeu est mondial, car cette région dispose des principales ressources énergétiques de la planète, sans lesquelles le système économique aujourd’hui en vigueur ne pourrait sans doute pas subsister. Les principales puissances sont impliquées dans un jeu d’une extrême complexité, où les alliances et les retournements d’alliances obéissent au plus près aux intérêts nationaux des Etats concernés.
Les Etats-Unis (et Israël), la Russie, l’Iran, la Turquie, l’Arabie Saoudite, les Etats du Golfe arabique, la Chine, l’Inde, le Pakistan, entremêlent leurs actions, utilisent tous leurs atouts, dynamisent ou tentent de contrôler les facteurs de mobilisation politiques, culturels et confessionnels pour préserver leurs intérêts.
Il est bien sûr extrêmement difficile de dénouer l’écheveau serré de cette situation. Mais il est tout aussi indispensable de tenter de comprendre les enjeux de cette grande bataille qui se livre sur le terrain. Plusieurs approches sont possibles.
On peut aborder la situation de déséquilibre systémique de cette région à partir des conflits religieux, restaurés et avivés dans leurs potentialités par l’avènement, au début des années quatre-vingt, de la révolution iranienne.
On peut aussi lire les conflits de frontières, latents depuis toujours et aiguisés par les contradictions héritées des colonisateurs européens, comme des conflits d’intérêts liés d’abord à l’exploitation de ressources énergétiques et économiques essentielles pour les Etats concernés, ou encore pour le contrôle des routes et des tracés d’acheminement de ces ressources.
On peut aussi s’accommoder d’explications plus faciles sur l’antagonisme séculaire entre chiites et sunnites, Arabes et Perses, comme on peut enfin y voir, dans la perspective de l’idéologie culturaliste mise à la mode par les idéologues anglo-saxons et américains, une bataille non avouée entre la « civilisation occidentale » et les « civilisations orientales », supposées rétives aux droits de l’homme et à la modernité…
Ces approches peuvent avoir un certain contenu de vérité, dés lors que l’on veut mettre en évidence certains aspects, plus compréhensifs qu’explicatifs, de la situation au Moyen-Orient.
Le point de vue que je voudrais privilégier ici est à la fois plus prosaïque et plus proche de la réalité nue des rapports de force régionaux. C’est celui de la sécurité.
Que signifie, dans ce cas, sécurité ?
C’est d’abord l’équilibre régional, la stabilité et la possibilité pour les Etats concernés de se consacrer au développement.
Je n’aurai pas la prétention d’empiéter sur le propos des éminents spécialistes réunis ici pour traiter de ce sujet. Je me permettrai seulement de proposer quelques considérations pour dessiner les axes autour desquels, me semble-t-il, cette question de la sécurité au Moyen-Orient se déploie.
Il me semble qu’au Moyen-Orient les conflits se nouent autour de trois grands axes :
Le premier axe qu’on a souvent tendance à sous-estimer et qui est pourtant fondamental concerne l’enjeu pétrolier, un enjeu non seulement énergétique mais immédiatement sécuritaire et politico-militaire. Cette région détient les principales sources de richesse planétaires d’hydrocarbures qui sont à la base du système mondial de production, et le resteront, selon toutes les prévisions, au moins pour le demi siècle à venir. La question principale est donc celle de la sécurité des approvisionnements à l’horizon des années 2020-2050. Or, le contexte mondial est incertain, principalement en raison d’une grande instabilité géopolitique régionale :
• L’Arabie Saoudite est soumise aux tensions terroristes.
• L’Irak est plongé dans la guerre civile par suite de l’invasion américaine (déclin de la production pétrolière de 2,5 millions à 1,5 millions de Mbj (1), alors que ce pays détient des réserves importantes (en cas de reconstruction, les capacités de production sont estimées à 6 à 7 Mbj, à comparer avec l’Arabie Saoudite, 8 Mbj).
• L’Iran est de nouveau en effervescence, et la crise autour du nucléaire attise les craintes concernant une attaque américaine, ce qui entraînerait le blocage du détroit d’Ormuz et sans doute une explosion régionale.
Au-delà, il y a des raisons plus structurelles d’inquiétude sur le déséquilibre croissant entre l’offre et la demande. Les principaux producteurs se trouvent au Moyen-Orient. Sans entrer dans les détails, on peut rappeler quelques données de base :
• Il y a d’abord l’Arabie Saoudite, premier producteur et exportateur de brut, pierre angulaire de la stratégie de sécurité énergétique des Etats-Unis dans la région, même si leur puissance pétrolière a été récemment relativisée. Ce qui est sûr, c’est que la stratégie des prix du pétrole pratiquée par l’Arabie saoudite, est directement conditionnée par ses relations globales avec les Etats-Unis.
• Il y a la constellation « monarchique » de la péninsule arabique : Bahreïn, Emirats Arabes Unis, Koweït (où plus de 20 000 militaires américains sont encore installés), Oman, Qatar, Yémen (la plupart de ces Etats sont engagés par des accords de défense ainsi que des accords de libre échange avec les USA).
• Il y a l’Iran. Sans trop m’aventurer avant l’analyse que nous proposera Claude Nicoullaud, je n’aurai aucune originalité en disant que le pétrole constitue un enjeu majeur de sa politique de sécurité, tout autant qu’une des raisons centrales de l’hostilité dont il est l’objet de la part des USA depuis le début des années quatre-vingt.
Un seul constat permet de le comprendre : l’Iran dispose des deuxièmes réserves mondiales de pétrole derrière l’Arabie saoudite (25%) et devant l’Irak (10%).
On évalue à 20/25 milliards de dollars par an les revenus liés aux ressources pétrolières et gazières. Une des questions majeures du conflit avec les USA, c’est que, comme la Russie, l’Iran plaide pour un prix élevé du baril, et c’est aussi une des raisons fondamentales de l’opposition avec les pays de la péninsule arabique et l’Arabie saoudite.
La victoire de la révolution religieuse en Iran a été un fait historique majeur – sans doute l’un des faits les plus importants de toute l’histoire du monde islamique – qui a conduit à l’encerclement de ce pays depuis 1980.
Dès le déclenchement de la guerre par l’Irak, l’Iran s’est senti condamné à vivre en état de siège, ce qui a d’ailleurs conforté le régime des mollahs ; ensuite, l’invasion de l’Irak par les USA et leurs alliés a poussé l’Iran à chercher les moyens de se protéger et de défendre ses sites, car ce pays a désormais sur toutes ses frontières maritimes et terrestres (Turquie, Irak, Koweït, Arabie saoudite, Bahreïn, Pakistan, Afghanistan, etc.) une menace immédiate en raison de la présence militaire des Etats-Unis.
Plus grave encore : les sites énergétiques iraniens sont concentrés et donc très vulnérables, car ils se trouvent à proximité de l’Irak ou encore dans des plates-formes off-shore dans le golfe arabo-persique. Cette situation pousse l’Iran à se doter d’une industrie nucléaire civile et, depuis l’invasion de l’Irak, à chercher une ouverture vers le nucléaire militaire.
La stratégie militaire iranienne semble se développer en plusieurs directions : se rapprocher du nucléaire militaire, ce qui finira par se produire ; développer des armements de frappe à longue portée (missiles), maintenir sur pied de guerre une défense militaire et civile importante, s’articuler enfin sur les forces chiites en Irak (pas de solution sans accord avec l’Iran).
• Il y a aussi la Russie, qui sans être directement dans la région est cependant de plain pied dans le jeu stratégique moyen oriental, tant au niveau de sa politique énergétique que sur le plan de ses intérêts sécuritaires.
La Russie détient environ 6% des réserves mondiales ; elle se sert de son pétrole et de son gaz comme d’un moyen de puissance, notamment vis-à-vis de l’Europe. Elle est très attentive à la politique des prix de l’OPEP et voit d’un mauvais œil toute tentative d’affaiblir l’Iran, qui, comme elle, plaide pour des prix élevés de l’or noir, alors que l’Arabie saoudite est plus perméable à la stratégie américaine.
Il y a également un grand jeu qui se développe autour du Caucase et de l’Asie centrale (Kazakhstan, Ouzbékistan, Turkménistan recèlent un tiers des réserves russes). La dimension militaire de la stratégie pétrolière russe s’appuie sur plusieurs leviers : contrôle des réseaux de transports, présence militaire dans certains pays (Tadjikistan), soutien critique et mesuré à l’Iran dans son conflit avec l’ONU sur le nucléaire.
D’autres acteurs jouent aussi un rôle important :
• La Chine surtout, qui sera le consommateur le plus important à l’horizon des vingt-cinq prochaines années, et qui concentre également sa stratégie sur le Moyen-Orient, l’Asie centrale, la Sibérie orientale et, de plus en plus, l’Afrique.
Le détroit d’Ormuz, première porte de sortie du pétrole du Moyen-Orient, revêt un intérêt vital pour la Chine (comme pour le Japon, première porte avec le détroit de Malacca, et les pays de l’ASEAN pour leur approvisionnement).
La Chine recherche un partenariat privilégié avec l’Iran, d’autant plus que la compagnie chinoise CNPC, qui était présente en Irak avant l’invasion américaine, en a été expulsée par les Américains. Cette rivalité avec les USA pousse d’ailleurs la Chine à renforcer sa présence au Kazakhstan, plus pour le gaz que pour le pétrole. Elle cherche aussi, dans un jeu très subtil, à mettre en place une collaboration énergétique avec la Russie.
• Il y a le Japon, dépendant pratiquement totalement du pétrole moyen-oriental et donc de la loi américaine dans la région.
• Il y a enfin l’Inde, qui joue un rôle important au Moyen-Orient en raison de ses besoins énergétiques. Elle veut à la fois se doter d’une puissance technologique de pointe, d’un outil militaire performant et capable de l’imposer régionalement et elle le fait de plus en plus en se rapprochant des Etats-Unis et en soutenant les pays de l’OPEP, surveillant de très près l’Iran, la Chine et surtout le Pakistan musulman.
D’autres acteurs, comme les sociétés transnationales pétrolières, jouent également un rôle crucial dans l’organisation de la géopolitique pétrolière (2).
Dans ce concert, quelles sont les stratégies des USA et de l’Union européenne ?
Les USA ont une position hégémonique. Ils sont le premier consommateur (26 % de la consommation mondiale), majoritairement importateurs, producteurs en déclin et détenteurs de la puissance militaire mondiale ; leur concurrent le plus sérieux à l’horizon 2020-2025 en matière de consommation, donc comme importateur, est la Chine, actuellement troisième consommatrice mondiale (6%).
L’attention des USA est concentrée sur des zones d’intérêts stratégiques rassemblant l’Arabie saoudite, l’Iran, l’Irak, le Koweït, et de plus en plus l’Afrique du Nord et le Golfe de Guinée (Angola et aussi Nigeria). Ils s’intéressent aussi à l’Asie du Nord Est, qui recèle une zone potentiellement riche en réserves gazières et pétrolières, surtout en Sibérie orientale ; enfin ils surveillent avec beaucoup d’attention le bloc Russie occidentale/ Asie centrale, où les Européens cherchent à s’implanter.
Mais l’objectif majeur des Américains est le renforcement, par tous les moyens, de leur domination au Moyen-Orient. Ils exercent aujourd’hui une véritable tutelle sur les approvisionnements en provenance de cette région. Leur stratégie est basée sur le monopole de la force principale. Après le 11 Septembre, ils ont développé une infrastructure colossale de bases militaires tout le long de « l’arc d’instabilité » Golfe Persique – Asie Centrale, non seulement comme support de l’intervention en Afghanistan mais aussi pour renforcer leur présence à long terme dans une région géostratégiquement cruciale, en particulier du point de vue énergétique.
Ils ont ainsi négocié l’obtention de bases militaires ou le simple droit de faire transiter les avions et les munitions dans les 24 pays du Moyen-Orient et d’Asie centrale et leur périphérie.
Cette stratégie d’implantation systématique de nouvelles bases dans cette région fait partie d’une politique militaire globale de « rotation régulière des troupes US sur le théâtre de l’Asie Centrale », signe que cette présence va durer. Elle a avant tout une fonction politique, comme le dit Paul Wolfowitz, en 2002 dans une interview au New York Times, à propos des bases militaires :
« Leur fonction peut être plus politique que réellement militaire…Les nouvelles bases envoient un message à tous, y compris à des pays importants comme l’Ouzbékistan, comme quoi nous pouvons revenir et revenir encore ».
Les objectifs stratégiques principaux sont liés à la sécurisation des routes d’approvisionnements énergétiques, notamment celles :
• du Caucase/Asie centrale, par l’encerclement et le verrouillage de la Mer Caspienne et en particulier de l’Iran. ;
• du Golfe persique, par la sanctuarisation de l’Arabie Saoudite et la sécurisation du Détroit d’Ormuz ;
• de la Mer Noire, par la sécurisation du détroit du Bosphore et du détroit des Dardanelles.
Depuis 2005, les Etats-Unis ont entrepris un redéploiement stratégique de leurs bases militaires dont l’objectif est de faciliter des mouvements rapides des troupes US jusqu’aux théâtres de conflits potentiels. Cela traduit une nouvelle vision des intérêts géopolitiques et une nouvelle conception des combats. Une stratégie de réseaux opérationnels pour les endroits où il n’y a pas de séjour permanent de troupes US.
En 2003 : l’US-Air Force opère dans la région du Moyen-Orient à partir de 36 bases aériennes. En 2006 : plus que 14 bases aériennes. L’installation d’un réseau plus dense de bases et de « relais » militaires est bien sûr un élément-clé du projet américain de « Great Middle East ».
L’intervention US est articulée sur ses trois armes : terre, air et mer. Et le rôle d’appui et de sécurisation de la puissance navale US est manifeste dans :
• le déploiement de la 5ème flotte dans le Golfe Persique et en mer d’Oman, sous le commandement de l’USCENTCOM (Q.G. : Manama, Bahreïn) ;
• et de la 6ème flotte en mer Méditerranée orientale (sous le commandement de l’USEUCOM (Q.G. : Naples, France) : sécurisation du détroit du Bosphore et du Canal de Suez.
En somme, les USA se donnent les moyens de dominer pour longtemps la région moyen-orientale.
Et l’Europe ?
Elle se trouve confrontée, dans le domaine énergétique, à des défis majeurs d’ordre à la fois géostratégiques et géoéconomiques :
• vulnérabilité des voies d’approvisionnement dans un contexte de mondialisation ;
• explosion du prix du pétrole et sa raréfaction prévisible ;
• dépendance énergétique croissante.
Comme le précise une note de la Fondation Schumann, les réponses ont jusqu’à présent été insuffisantes :
Le Livre vert de la Commission européenne du 29 novembre 2000 « Vers une stratégie européenne de sécurité d’approvisionnement énergétique », n’apporte qu’une première tentative de réponse. Il esquisse une stratégie énergétique européenne coordonnée mais qui cherche essentiellement à agir sur la demande. Au niveau de l’offre, il prône notamment un rééquilibrage de la politique de l’Union Européenne par une diversification des sources d’approvisionnement et une réduction de la dépendance à un produit en particulier.
Mais il ne contient aucune réflexion commune, de fond, sur les questions stratégiques pas plus que sur les politiques des principaux acteurs mondiaux de l’énergie, qu’ils soient producteurs ou acheteurs (France, Chine, Japon, Inde, Russie, Arabie Saoudite, Iran).
Une absence de vision stratégique et de politique « pro active » qui contraste avec la Chine ou encore les Etats-Unis (Energy Policy Act de 2005), qui défendent bec et ongles leurs intérêts énergétiques et investissent méthodiquement les secteurs pétroliers et gaziers des pays producteurs.
En fait l’Union Européenne ne dispose pas aujourd’hui d’une véritable stratégie énergétique commune. Elle s’est cantonnée à développer des programmes thématiques, segmentés et focalisés sur les aspects intérieurs, économiques ou environnementaux (3). Or, pour peser sur la scène énergétique mondiale, l’Europe doit d’urgence définir les axes d’une vision stratégique transversale, qui traite aussi la question énergétique dans sa dimension politique, géostratégique et militaire.
Je suis conscient qu’il faudrait développer plus encore cette analyse d’ensemble, mais je ne puis le faire ici. Qu’il suffise d’ajouter que, si le pétrole est un enjeu sécuritaire important aujourd’hui, il le sera plus encore à l’avenir en raison même de son épuisement à terme, et c’est précisément ce qui va rendre la bataille pour son contrôle plus dure encore, comme le souligne avec lucidité Nicolas Sarkis (4).
Deuxième axe : l’enjeu politico-identitaire.
Il est également majeur dans cet arc de crise moyen oriental ; propulsé par la révolution iranienne, il s’est déployé parallèlement au fond intégriste déjà présent dans la région avec le wahhabisme saoudien, et il est devenu totalement incontrôlable avec la guerre civile identitaire provoquée et attisée par les USA et leurs supplétifs en Irak. Je ne m’attarderai pas sur cet aspect. Qu’il suffise simplement de poser une question de fond : la montée de l’Islam identitaire est-elle durable ou n’est-elle qu’une réaction régressive face au chaos régional et à la destruction des idéologies laïcisantes qui s’étaient incarnées dans le nationalisme entre les années quarante et quatre-vingt dans la région ?
Le cas irakien est exemplaire. La substitution d’un pouvoir ethno-confessionnel segmentaire à l’Etat national autoritaire irakien a brisé l’unité institutionnelle de l’Irak. Sur le plan intérieur, il sera très difficile de trouver un modèle étatique satisfaisant pour tous les segments de population désormais transformés en communautés antagonistes.
Sur le plan extérieur, la Syrie, l’Iran et la Turquie sont directement concernés par ce bouleversement intérieur de l’Irak ; les Kurdes irakiens peuvent apparaître comme une menace pour la Turquie, les chiites irakiens pour la Syrie, les sunnites et les Kurdes pour l’Iran. Actuellement, les maîtres du jeu sont les Iraniens, car ils disposent du levier chiite majoritaire, dont la clé est l’ayatollah Sistani. Celui-ci peut transformer l’Irak en enfer pour toute puissance occupante. Les Etats-Unis sont eux-mêmes désormais prisonniers de leur propre invasion de l’Irak. Ils ne pourront pas s’en sortir facilement. Et d’ailleurs, on ne voit pas quelle sortie il leur reste, même couverte par les Syriens ou les Iraniens. La crise risque de durer longtemps. L’Irak est devenu la principale plaque tournante du terrorisme islamiste.
Troisième axe : la crise structurelle de légitimité du droit international dans cette région, un élément fondamental pour apprécier les relations politiques dans cette région.
Il est très difficile d’établir des règles, en matière de respect du droit international, quand ceux qui les invoquent les violent systématiquement et également en permanence. C’est la question centrale de la légitimité de ce droit qui se pose, quand les pays de la région moyenne et proche orientale, ainsi que les populations de ces pays, ont le sentiment qu’il existe deux poids et deux mesures dans ce domaine, y compris pour l’énergie nucléaire. On ne prendra jamais assez la mesure des terribles dégâts politiques et éthiques que le conflit israélo- arabe et palestinien, a provoqué dans cette région. Dans ce contexte, il est difficile de prendre au sérieux le respect du droit ou des résolutions de l’ONU.
L’intervention américaine en Irak a rendu inévitable une course aux armements dans la région ; le conflit israélo-palestinien est instrumenté par les pouvoirs en place et sert de puissant levier de légitimité dans cette course aux armements. (cf. Déclarations aberrantes de Ahmadinejad sur Israël). Les Etats-Unis apparaissent à la fois comme une puissance en guerre contre les peuples de la région et comme le principal responsable de la violation du droit international. En fait, la seule légitimité reconnue réside dans la puissance des armes que les uns et les autres peuvent acquérir.
C’est pourquoi il semble difficile de déconnecter la question du pétrole, y compris pour les pays producteurs de la région, de celle du nucléaire civil. Ces pays savent que le pétrole n’est pas immortel, qu’il est un outil à double tranchant, qu’ils ont l’obligation de le commercialiser pour s’assurer une rente et que leurs propres besoins énergétiques dépendent, à terme, de leur capacité à accéder au nucléaire. Autrement dit, la question du nucléaire est au centre des problèmes d’équilibre régionaux, et elle se pose pour tous les Etats de la région, y compris pour ceux du Proche Orient. Si l’Iran acquiert, dans les années à venir, la maîtrise du nucléaire militaire, on voit mal ce qui pourrait empêcher l’Arabie saoudite et l’Egypte d’aller également dans le même sens.
La prolifération du nucléaire semble donc probable. C’est une question abyssale, qui ne peut être traitée en termes de morale ou d’écologie : elle doit au contraire être encadrée par un droit international qui s’impose à tous de la même manière. Et je fais ici allusion au contrôle du nucléaire militaire déjà présent dans la région, celui de l’Inde, du Pakistan, d’Israël, etc.
Or sur cette question, les Etats-Unis, une fois de plus, sont durs avec les uns et aveuglément complices avec les autres.
Enjeux pétroliers, course aux armements, instabilité politique, guerres civiles larvées, bouleversements identitaires, jeux des puissances, crise de légitimité du droit international : telle est la situation au Moyen-Orient. Seul le respect du droit et des équilibres régionaux peut enrayer les catastrophes qui s’y ourdissent.
La France, qui est un acteur plus indépendant que d’autres pays occidentaux dans cette région, devrait pousser l’Europe à agir en ce sens.
——–
1) Millions de barils par jour
2) Voir sur ce point le remarquable Rapport d’information de l’Assemblée nationale, Le rôle des compagnies pétrolières dans la politique internationale, rédigé, en 1999, par Marie Hélène Aubert, Roland Blum et Pierre Brana.
3) Cf. conférence de Bruxelles sur la politique énergétique européenne en novembre 2005
4) Cf. « L’après pétrole a déjà commencé », Le Monde Diplomatique, mai 2006
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