Atouts et faiblesses de l’Europe dans la crise nucléaire iranienne

Intervention prononcée lors du colloque La sécurité du Moyen Orient et le jeu des puissances du 20 novembre 2006.

Merci beaucoup pour cette petite publicité pour mon livre entre deux interventions.
Je ne prétends pas connaître le Moyen et Proche-Orient dans sa globalité et dans sa complexité. Je connais l’Iran, où j’ai séjourné plus de quatre ans et je concentrerai donc mon propos sur le cas d’école du nucléaire iranien pour voir si, dans ce cas – pour répondre à la question que nous a posée Sami Naïr – la France et l’Europe ont ou non la capacité de peser en faveur de la stabilité et de l’équilibre au Moyen-Orient. Je précise d’emblée que je parle en toute liberté, puisque j’ai quitté à la fois la Carrière et l’ambassade de France en Iran.
Pour pouvoir avancer utilement, il faut d’abord préempter le débat sur le droit, ou non, de l’Iran à avoir la bombe, et sur le rôle positif ou non qu’un Iran nucléaire jouerait pour l’équilibre du Moyen-Orient. Y a-t-il un droit naturel pour toute nation communément formée, suffisamment affirmée, à acquérir l’arme nucléaire?
C’est une thèse que nos bons esprits développaient volontiers dans les années 1960, lorsque la France travaillait elle-même à construire sa capacité nucléaire militaire. Ils regardaient alors sans ciller la perspective d’un monde doté d’une centaine de puissances nucléaires à l’horizon d’une génération, c’est-à-dire en l’an 2000.
Nous n’avons heureusement en 2006 que neuf pays dotés de l’arme, en comptant le petit dernier, la Corée du Nord. Ceci grâce au Traité de non-prolifération, que la France a été longtemps réticente à rallier. Elle l’a fait dans les derniers temps du septennat de François Mitterrand. Il est de bon ton de critiquer le TNP. C’est certainement un très mauvais traité, puisque c’est un traité ouvertement inégal, mais c’était le meilleur des Traités possibles dans le monde réel des années 1960, quand il a été élaboré, et aussi dans le monde réel d’aujourd’hui. Bien malins ceux qui pourraient dire par quoi le remplacer. Tant qu’on n’aura pas trouvé autre chose de praticable et de crédible, il reste l’horizon indépassable de la non-prolifération.
Indépendamment de cette dimension juridique, peut-on dire qu’un Iran nucléaire constituerait un facteur d’équilibre au Moyen-Orient, en formant avec Israël le couple classique sur lequel se fonde toute dissuasion? C’est la théorie selon laquelle le risque de destruction mutuelle oblige à préserver la paix, comme nous l’avons vu en Europe pendant une cinquantaine d’années. Le problème, Sami Naïr l’a bien vu, c’est que si l’Iran a la bombe, l’Egypte voudra l’avoir, l’Arabie saoudite de même en faisant jouer le « droit de tirage » que lui pourrait lui avoir conféré son aide financière au Pakistan, et à un moment ou à un autre, la Turquie, si elle a perdu l’espoir de rejoindre l’Europe. La Syrie pourrait être tentée de rejoindre le club, l’Irak aussi s’il a reconstitué ses forces. Même si le nucléaire rend sage, la présence de cinq ou six puissances nucléaires militaires au Moyen-Orient dans les vingt ans à venir ne peut vraiment être considérée comme un facteur d’équilibre.

Il n’y a donc pas d’hésitation possible sur le but à atteindre pour la France et pour l’Europe. Et il est encore possible de convaincre l’Iran de ne pas accéder à l’arme nucléaire. L’Iran a été un des premiers signataires du TNP, du temps du Shah, il répète à l’envi qu’il respectera ses engagements d’utilisation pacifique de l’atome. Nous avons tout à fait intérêt à nous fonder là-dessus.

Qu’y a-t-il de positif dans ce qui a déjà été fait du côté européen?
D’abord la prise d’initiative. On en avait perdu l’habitude. Elle n’a été possible que parce que trois pays européens se sont auto-proclamés investis du dossier. A vingt-cinq, avec les mécanismes actuels de construction du consensus, tout rôle d’avant-garde de la communauté internationale est interdit à l’Europe. Et le mouvement n’a été possible que parce que la France a convaincu l’Allemagne et la Grande-Bretagne de se porter avec elle en avant.
Rappelons qu’à l’époque, après la découverte en 2002 de l’usine de centrifugation en construction de Natanz – qui n’était encore que des murs, sans centrifugeuse – et quelques opérations inquiétantes dissimulées à l’AIEA, les Etats-Unis veulent sans tarder faire condamner l’Iran par le Conseil de Sécurité. Nous jugeons alors le geste prématuré, et pensons qu’il faut d’abord donner une chance à l’Iran de renoncer de lui-même à toute technologie sensible, et en particulier à la centrifugation, technologie duale qui peut en effet déboucher sur la bombe.
La vérité oblige à dire que rien de tout ceci n’aurait été possible sans la personnalité de Dominique de Villepin. Il convainc ses deux collègues, Straw et Fischer, d’aller avec lui à Téhéran en bravant ensemble la mauvaise humeur américaine. L’on est en octobre 2003. C’est un geste inédit, avec une grosse prise de risque car le résultat n’était pas assuré. Certes, à l’issue de la rencontre, l’Iran ne renonce pas à la centrifugation mais il accepte d’entrer en négociation pour la définition de « garanties objectives » permettant de démontrer le caractère pacifique de ses activités. Il accepte en outre de signer le protocole additionnel de l’AIEA et de le mettre en vigueur dans l’attente de sa ratification. Ceci offre une capacité d’investigation décuplée car ce dispositif autorise les inspecteurs de l’AIEA à procéder à des inspections surprises, et même sur des sites non déclarés à l’AIEA comme des lieux d’activités nucléaires. L’Iran accepte surtout de suspendre ses activités de centrifugation le temps de la négociation, qui doit aboutir à un programme de coopération entre l’Europe et l’Iran, et à la clôture du dossier des infractions iraniennes au TNP.
Après ce succès initial, et après deux ans d’efforts, cette négociation a échoué. L’Iran a repris ses activités de centrifugation, et le voilà traîné devant le Conseil de sécurité. On a vu les limites des capacités européennes. Les Etats-Unis, la Russie, la Chine sont montés en première ligne. Nous sommes à nouveau en situation de crise. Une crise que tout le monde se flatte de pouvoir contrôler, de maintenir à petit feu avec des sanctions progressives. Mais chacun sait que les crises explosives sont précisément celles que chacun se faisait fort de contrôler jusqu’à ce que des événements imprévus surgissent et fassent échapper le dossier des mains de ses gestionnaires.

Pourquoi les Européens ont échoué? Il y a de lourdes fautes du côté de l’Iran, mais, compte tenu du sujet, je me concentrerai sur les limites et les erreurs européennes.

Les limites objectives de l’initiative européenne.

Dès le début de l’affaire les Iraniens vivent dans l’illusion que l’initiative européenne leur offre l’occasion d’enfoncer un coin entre l’Europe et les Etats-Unis. Au contraire, les Européens se fixent comme ligne de conduite de ne jamais franchir un feu rouge des Etats-Unis. La consultation est donc permanente, les Européens n’avancent qu’après avoir obtenu à chaque carrefour un feu vert, ou en tout cas un feu orange de l’administration américaine. Toute rupture avec les Etats-Unis aurait entraîné leur opposition frontale au processus. Et les Etats-Unis donnent pour première condition à leur nihil obstat que les Européens obtiennent l’abandon définitif par l’Iran de la technologie sensible de la centrifugation. Or ceci est déclaré d’emblée inacceptable par les Iraniens.
Dans toute cette affaire, les Britanniques veillent à protéger le lien transatlantique.
La France, de son côté, après l’Irak, ne peut se permettre une nouvelle crise avec les Etats-Unis, Elle n’a aucune raison de prendre de nouveaux coups pour les beaux yeux d’un Ahmadinejad. Elle veille à se poser en bon élève.
L’Allemagne, qui aurait pu être tentée par quelques prises de risque à l’égard des Américains, ne trouve d’appui ni auprès de la France, ni, bien entendu, auprès de la Grande-Bretagne. Elle reste donc en retrait.
La deuxième raison de l’échec est que dans l’espoir de séduire les Iraniens, les Européens font miroiter un paquet de mesures importantes de coopération dans des domaines technologiques avancés (informatique, aéronautique etc.), et des garanties de fourniture de combustible nucléaire. Mais dans la réalité, ils n’ont aucun moyen de remplir ces promesses. En termes de coopération, rien ne peut être fait sans la levée des sanctions américaines. En effet, aucune entreprise européenne n’est prête à braver ces sanctions en faveur de l’Iran, compte tenu des intérêts majeurs que presque toutes détiennent aux Etats-Unis. En termes de fourniture de combustible pour la centrale de Bouchehr, l’Europe n’a même pas une usine capable de fabriquer ce type de combustible. La seule qui pourrait le faire hors de Russie se trouve aux Etats-Unis. Et les Etats-Unis considèrent comme tout à fait prématuré toute levée, ou même tout assouplissement significatif, des sanctions.
Il ne reste plus aux Européens qu’à faire traîner la négociation en longueur. Les Iraniens qui au départ pensaient qu’elle durerait de trois à six mois, maintiennent ainsi la suspension de leurs activités de centrifugation sur près de deux ans. Ils rompent à la mi-2005. Mais l’initiative européenne a perdu presque tout crédit à leurs yeux, et surtout l’idée de suspension d’activités sensibles en échange d’une négociation est désormais disqualifiée.
Donc, quand elle sera reprise dans l’offre objectivement intéressante de négociation contenue dans l’ouverture de Bush au printemps 2006, les Iraniens, sans doute à tort, ne saisiront pas l’occasion.

Outre les limites bridant objectivement l’initiative européenne, il y a eu aussi des erreurs de comportement. Ces erreurs ont découlé généralement du « complexe de supériorité » souvent inconscient, mais très ressenti par des interlocuteurs iraniens, dont les Européens ont en général fait preuve au long de la négociation.
Les Européens ont ainsi vécu dans l’illusion qu’à force de faire traîner la négociation, les Iraniens finiraient par s’habituer à la suspension sine die de leurs activités d’enrichissement et qu’on aboutirait ainsi à une renonciation de fait qui permettrait de satisfaire les Américains. Mais c’était évidemment faire insulte à l’intelligence des Iraniens que d’imaginer qu’ils ne verraient pas une ficelle aussi grosse. Passée la visite des trois ministres, ils ont progressivement perdu confiance dans la volonté des Européens de mener bon train une véritable négociation.

Les Européens ont également manié sans nuance la carotte et le bâton. C’était prendre les Iraniens pour des ânes. Ce qu’ils ne sont pas, même s’ils ne sont pas non plus, comme d’autres l’ont dit, des négociateurs exceptionnellement subtils. Et même avec un âne, l’on prend soin si l’on avance la carotte, de cacher le bâton derrière son dos. Sinon, aucune chance qu’il ne s’approche. Or les Européens n’ont jamais pu s’empêcher de pérorer publiquement sur les sanctions qui menaceraient l’Iran s’il n’acceptait pas de négocier. Et les Américains, si cela ne suffisait pas, en rajoutaient sur « l’axe du mal » et sur les plans de frappe qui s’élaboraient au Pentagone. C’est d’ailleurs la même erreur qu’ils ont commise avec la Corée du Nord, avec le piteux résultat que l’on sait. Avec le régime de Pyong Yang, les Américains ont manié en permanence l’invective et l’offre de négociation, oubliant une règle de base : il y a un temps de la négociation, et un temps de l’ultimatum, qui ne doivent pas se mélanger. Quand on négocie, il faut négocier de toutes ses forces et sans réserve mentale. Si la négociation échoue, si l’on est sûr d’avoir le droit pour soi et la capacité de l’imposer, si la menace est claire et imminente, le temps de l’ultimatum est peut-être arrivé. Faute de l’avoir compris du côté américain, la Corée du Nord a fini par passer à l’acte et les sanctions ridiculement faibles qui ont été adoptées ont mis à nu la faiblesse qui se cachait derrière les invectives et rodomontades.

Si l’on regarde à présent l’avenir, la France, l’Europe ont-elles encore une chance de reprendre la main sur ce dossier, dont la bonne résolution pèserait assurément beaucoup en faveur des équilibres de la région?
Oui, c’est possible, mais au prix de révisions et d’une autocritique dont je ne suis pas certain que les équipes actuelles soient capables, malheureusement.
Il faut d’abord prendre conscience du fait que le temps de la négociation n’est pas fermé. Le programme iranien est peu avancé et se heurte à des difficultés technologiques sérieuses. Aucun expert sérieux n’imagine que l’Iran, même en déployant tous ses efforts, pourrait assembler une première bombe avant six à dix ans. Nous pouvons donc prendre, sans aucun risque objectif, un à deux ans pour négocier sans pré-conditions, sans menaces et sans réserves. En fixant aussi un délai précis à cette négociation. Il faudrait alors expliquer le sens de notre action aux opinions publiques pour les rassurer et calmer l’hystérie qui entoure ce dossier.
Il convient de garder en mémoire, quand on pense à des sanctions contre l’Iran, que les Iraniens sont déjà de facto sous sanctions internationales, et fort lourdes, puisque presque tout commerce, presque tout investissement significatif est interdit, en tous cas venant d’entreprises occidentales, du fait de l’embargo américain. Ces sanctions n’ont d’ailleurs pas mis les Iraniens et leur régime à terre. Ce qui fait d’ailleurs la difficulté d’imaginer des sanctions nouvelles efficaces.
Il faut cesser de faire aux Iraniens un procès d’intention, et ne pas répéter l’épisode irakien où l’on avait explicitement renversé la charge de la preuve en pressant nos interlocuteurs de démontrer qu’ils ne fabriquaient pas l’arme nucléaire.
Quelles que soient les infractions constatées, qui relèvent à présent du passé, il faut prendre les Iraniens au mot quand ils proclament leurs intentions pacifiques, et leur expliquer qu’ils ne devraient pas alors avoir de difficultés à accepter un système d’auto-limitation et de contrôles internationaux rigoureux sur leurs activités les plus sensibles.
Il n’y a pas non plus de raison d’agiter des « carottes », surtout si l’on a à moitié envie de les offrir le moment venu. Il faut au contraire faire comprendre aux Iraniens que ce qu’on leur demande est simplement de se comporter en membre responsable de la communauté internationale, et que l’on demanderait la même chose à tout autre membre du TNP dans la même situation.
Il faut arrêter de faire aux Iraniens le chantage à la confiance : « Nous ne pourrons rien faire tant que vous n’aurez pas rétabli la confiance de la communauté internationale ». Les Iraniens, pour de nombreuses raisons historiques, n’ont pas plus confiance en nous que nous n’avons confiance en eux. Ceci ne doit pas être un obstacle à la négociation et à la conclusion d’un accord. C’est au fil de la négociation et de l’application d’un accord que la confiance mutuelle pourra, peut-être, très progressivement réapparaître.
Et même avec de telles bases, le succès est-il assuré?
Certainement pas, surtout depuis l’arrivée d’Ahmadinejad. Il est regrettable que l’on ait gaspillé en négociations stériles les dernières années du mandat du président Khatami, où nos interlocuteurs étaient quand même de meilleure volonté. Dans le régime actuel, une part non négligeable de dirigeants estime en effet plutôt tonique pour la République islamique, et positif pour assurer sa cohésion avec le pays, de maintenir une posture de confrontation avec l’Occident.
Mais il serait injustifiable d’en arriver à recourir à des sanctions, éventuellement à une action de destruction de sites nucléaires ou autres, si l’on n’avait pas auparavant tout essayé.

En conclusion, l’Europe a démontré en cette affaire des forces et des faiblesses. Sur l’initiative de la France, elle a constitué une sorte d’avant-garde de négociateurs, créant la surprise, détournant pour un temps le risque de crise ouverte, d’escalade dans les sanctions, et peut-être dans les frappes, retenant donc le bras des Etats-Unis.
Pour ménager les susceptibilités des autres Européens, les Trois ont bien souligné que cette configuration ne constituait pas un précédent, et ont fait entrer Javier Solana dans le jeu. Mais notre diplomatie devrait garder à l’esprit cette possibilité de ne pas toujours avancer en pack à vingt-cinq, de constituer une avant-garde européenne de traitement de crise, à configurer de façon ad hoc en chaque occasion, et notamment dans d’autres crises au Moyen-Orient. Nous avons ainsi joué et pourrions à nouveau jouer « l’Europe par la preuve ».
Mais si l’Europe a suspendu pour un temps la montée de crise, elle ne l’a pas réglée. Du côté iranien, elle paraît encore plus difficile à régler qu’avant, avec la prise de contrôle à peu près complète du régime par les Conservateurs, derrière lesquels les ultra-conservateurs attendent leur heure. Du côté américain, en revanche, la nouvelle donne issue des élections offre de nouvelles perspectives.
Disons en somme que l’Europe dans la crise iranienne a démontré qu’elle pouvait neutraliser, au moins pour un temps, l’unilatéralisme américain. Elle n’a pas eu, et n’aura pas avant longtemps, la capacité de s’y opposer frontalement. Elle garde en revanche la capacité de transformer cet unilatéralisme en multilatéralisme, c’est-à-dire de convaincre les Etats-Unis de participer au traitement multilatéral d’une crise. Mais pour arriver à cela, mieux vaut être à plusieurs que tout seul. C’est ce que nous avons commencé à démontrer. Au point où nous sommes aujourd’hui de la crise iranienne, et ce n’est peut-être pas si mal.
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