Intervention prononcée lors du colloque Où va l’Afrique du 30 octobre 2006.
Dans ces quelques mots, je vais me concentrer sur les questions économiques, et je tenterai d’aborder quelques-unes des questions soulevées par le président Chevènement, sans pour autant leur apporter de réponses définitives.
Croissance et performances économiques
Il est utile de commencer par ce que nous disent les chiffres. Il est vrai que le taux de croissance moyen de l’Afrique sub-saharienne en longue période a été décevant. Mais de nombreux pays africains connaissent, depuis maintenant plus de dix ans, une croissante tout à fait soutenue. Il peut être utile de rappeler, comme le fait le dernier rapport du FMI sur les perspectives mondiales, que l’Afrique sub-saharienne connaît en ce moment la période d’expansion soutenue la plus rapide depuis le début des années 1970, ce qui se traduit en 2006 par un taux de croissance annuel de 5,2% (6% si on exclut le Nigeria et l’Afrique du Sud). Les pays pétroliers ont évidemment contribué à ce résultat, mais la croissance dans les pays importateurs de pétrole (en tant que groupe) est aussi restée étonnamment forte. Certains ont bénéficié de la hausse des prix des matières premières. D’autres ont vu leurs termes de l’échange se détériorer (par exemple les pays producteurs et exportateurs de coton ou de cacao).
Elle n’est certes pas comparable aux performances des pays dits émergents, et elle est inférieure aux 7% jugés nécessaires pour atteindre l’objectif de division par deux de la pauvreté d’ici 2015 (le premier des Objectifs du millénaire pour le développement). Mais elle reste substantielle et se traduit, en dépit de la dynamique démographique, par une progression du revenu par habitant, malheureusement encore trop lente pour entraîner une sortie durable de la pauvreté. Mais le revenu réel par habitant croît de 3,2% pour l’ensemble de l’Afrique en 2006, et cette croissance est supérieure à 3% depuis 2003. Depuis le milieu des années 90, ce mouvement s’inscrit en rupture par rapport à la tendance précédente à l’appauvrissement très perceptible depuis le milieu des années 70.
Au demeurant, les chiffres ne couvrent qu’une partie de la réalité. L’Afrique se caractérise aussi par le dynamisme de son secteur informel, aussi bien en ce qui concerne les marchés que la production et l’emploi, atout considérable pour le continent et témoignage de la capacité d’imagination et d’adaptation de ses habitants. Il est donc artificiel de décrire l’économie africaine à partir des chiffres existants, car ils ne fournissent qu’une description très partielle, et sans doute pas la plus pertinente.
Ce bilan ne justifie pas l’afro-pessimisme si présent dans les discours, en tout cas sous l’angle strictement économique. La croissance est possible en Afrique, il n’y a pas de déterminisme culturel ou d’une autre nature qui s’y oppose. Et le continent africain dispose d’importantes ressources humaines et naturelles.
Ressources naturelles : atout ou malédiction
La hausse des prix du pétrole a donné un coup de fouet aux économies pétrolières de la région. Mais il faut prendre un peu de recul, et lancer trois mises en garde. La première relève de la « malédiction des ressources naturelles », expression qui peut paraître intuitivement surprenante, mais qui renvoie à une réalité souvent illustrée : les pays qui disposent de ressources naturelles et de pétrole ne sont pas ceux qui se sont développés le plus rapidement. On a pu penser un moment que la raison en était l’exploitation de ces ressources par des intérêts étrangers à des prix trop faibles. Mais ce n’est pas le cas. En fait, trois explications se combinent pour expliquer la situation :
– Le comportement de rentier, qui n’incite pas aux efforts, à la modernisation, à la diversification de l’économie ;
– Le conflit pour l’appropriation de la rente, et l’utilisation des ressources que procure cette dernière, qui nourrissent de nombreuses situations de conflit armé ;
– Le « syndrome hollandais », qui tire son nom de l’expérience des Pays Bas lors de l’exploitation des réserves de gaz naturel dans les années 70, et qui désigne l’impact de l’exploitation des ressources naturelles sur l’ensemble des coûts de production de l’économie, induisant ainsi une perte de compétitivité dans les secteurs exportateurs traditionnels.
La deuxième mise en garde concerne le partage des revenus tirés de l’exploitation des matières premières. Ils alimenteront d’autant plus une croissance durable qu’ils seront mieux investis et mieux distribués et soutiendront l’émergence d’une classe moyenne intéressée à l’activité économique.
La gestion des revenus tirés des ressources naturelles représente donc, certes, une occasion unique, mais aussi un enjeu complexe en termes de politique économique et de politique de redistribution. Il faut savoir mettre de côté une partie des ressources ainsi générées, et consacrer ces dernières à l’investissement plutôt qu’à la consommation, qu’elle soit privée ou publique, d’où l’importance d’Etats forts et porteurs de projets sur le long terme. La raison, au demeurant, n’est ni idéologique ni théorique : les ressources pétrolières et naturelles étant appelées à s’épuiser, et leurs prix connaissant de longues et durables fluctuations, il ne faut pas permettre qu’elles soutiennent un train de vie susceptible de s’effondrer dès lors que ces ressources diminueraient. La transparence dans la gestion de ces ressources est également importante, de façon à mieux suivre la répartition des bénéfices, mais aussi à limiter si possible leur rôle dans le financement des conflits.
Troisième mise en garde : l’Afrique, et notamment les pays détenteurs de matières premières, suscitent de nouvelles convoitises, notamment de pays comme la Chine. Cette dernière y cherche la sécurité d’approvisionnement en énergie et matières premières, ainsi qu’un soutien diplomatique à la politique d’une seule Chine (non reconnaissance de Taïwan). Les gouvernements africains trouvent plusieurs avantages à ce nouvel intérêt de la Chine pour l’Afrique : accès à des ressources financières abondantes, conditionnalité moindre, pied de nez aux donneurs traditionnels, notamment les institutions de Bretton Woods. Comme on se plaît à le dire, le « consensus de Washington » (au demeurant largement moribond) est remplacé par le « consensus de Pékin ». Mais est-ce à l’avantage de l’Afrique ? Ce n’est pas encore sûr : maintien de la spécialisation de matières premières, marché chinois relativement fermé aux produits de transformation, investissements chinois accompagnés de déplacement de main d’œuvre chinoise et ne bénéficiant pas à la création d’emplois locaux. Quoi qu’il en soit, la Chine est devenue un acteur majeur en Afrique, et il est important d’engager avec elle un débat et une démarche mieux coordonnée.
Migrations
Jean-Pierre Chevènement a rappelé les perspectives démographiques : une population jeune, en croissance rapide, ce qui contraste fortement à la fois avec l’équipement en infrastructures pour les services de base, notamment dans les villes, mais aussi avec les perspectives d’activité économique et d’emploi. Cette situation ne peut qu’alimenter les pressions migratoires. Les mouvements de personnes sont aussi l’un des mécanismes d’ajustement des divergences économiques, de réponse aux handicaps géographiques, naturels ou climatiques.
Il va falloir apprendre à vivre avec les pressions migratoires – qui, d’ailleurs, ne sont pas un phénomène historiquement nouveau ! En évitant évidemment de réveiller les démons du passé et d’oser construire des murs pour empêcher le mouvement des personnes. En effet, si l’on considère que l’écart de revenu avec l’étranger est un déterminant des migrations, on ne peut pas s’attendre à ce que le développement économique, même s’il accélère très sensiblement, comble rapidement l’écart, et la pression démographique se traduira nécessairement par des mouvements de population. Cependant, on peut penser que toute dynamique d’amélioration des situations locales jouera un rôle de stabilisation.
Il faut évidemment se garder des raisonnements trop simples en la matière. Le développement économique, à terme, devrait contribuer à ralentir les mouvements migratoires. Mais il fournit aussi à court terme des ressources permettant aux migrants potentiels de migrer. De même que la mondialisation a progressé, à la fin du 20ème siècle, par le biais des échanges de biens et services, puis des mouvements de capitaux, il n’est pas surprenant qu’une étape supplémentaire se dessine, celle des mouvements de personnes. C’est en partie sur cette étape qu’une période antérieure de mondialisation, au 19ème siècle, caractérisée par des migrations de peuplement, a conduit à des sentiments de rejet, puis au phénomène de dé-mondialisation du début du 20ème siècle, avec toutes les conséquences que l’on sait.
Même la notion de brain drain est ambiguë. Il ne s’agit pas d’en nier la réalité dans nombre de pays en développement. On voit, certes, partir les médecins et d’autres professions qualifiées. Mais c’est aussi la perspective de ce départ qui incite les jeunes à acquérir une formation supérieure : il y a donc a priori une tension entre le phénomène de brain drain et la formation de capital humain. Le bilan final n’est pas suffisamment clair et établi pour que l’on puisse en tirer des implications solides en matière de politiques migratoires.
Au total, comme pour d’autres aspects de la gouvernance mondiale (échange de biens et services, mouvements de capitaux), le problème des migrations appelle la mise en place de politiques coordonnées, d’un régime international, susceptible de réconcilier un véritable « droit à migrer » des populations, où qu’elles se trouvent, avec les exigences de l’intégration économique et sociale dans les pays d’accueil. Une véritable approche multilatérale est nécessaire, à la fois d’un point de vue humaniste, mais aussi pour limiter la concurrence que peuvent se livrer entre eux les pays d’accueil potentiel, qu’il s’agisse d’attirer des migrants, ou au contraire de les repousser.
Enfin, il nous faut aussi chez nous, en France ou dans les autres pays industrialisés, tirer les conséquences de ce souci relatif aux migrations internationales sur l’ensemble de nos politiques. Clairement, nous avons sur ce plan intérêt à ce que des activités productrices se localisent en Afrique. Il faut que l’agriculture y soit rentable aux prix du marché mondial, que nos propres politiques distordent substantiellement ; on ne peut évidemment pas vouloir refuser à la fois les hommes, les produits et les délocalisations.
Commerce et développement
Je crois, pour reprendre la question de Jean-Pierre Chevènement, qu’il faut imaginer une relation équilibrée entre l’Union européenne et l’Afrique. Cette dernière est un prolongement géopolitique de l’Europe : en écho au titre de ce colloque, on pourrait presque avancer que l’Europe va où va l’Afrique, compte tenu des éléments historiquement et géographiquement objectifs qui semblent fonder une communauté de destin dont la mondialisation a peut être gommé la raison d’être.
Toutes les trajectoires récentes de développement réussi se sont fondées sur la dynamique des exportations. Il n’est pas facile à l’Afrique de faire sa place dans la spécialisation internationale actuelle, surtout au vu de la formidable expansion des exportations chinoises, susceptibles de concurrencer l’Afrique sur des segments sur lesquels ses capacités auraient pu s’exprimer (par exemple, le textile). Mais il serait aussi dangereux d’enfermer l’Afrique dans sa spécialisation actuelle (agriculture et mines). Des développements intéressants sont possibles (fleurs coupées, services, tourisme, etc.). Le développement est une histoire d’évolution des spécialisations. C’est pour cela que je ne partage pas les pistes évoquées par Jean-Pierre Chevènement sur une régulation trop rigide des flux commerciaux.
Je ne fais pas pour autant partie de ceux qui considèrent que le libre-échange résoudrait les maux de l’Afrique. En revanche, dans le contexte de la mondialisation, il serait suicidaire pour le continent africain de se penser en dehors des flux du commerce mondial et des mouvements internationaux de capitaux et de technologies. Pour autant, l’ouverture de l’Afrique au commerce mondial peut et doit être gérée. Elle doit être accompagnée d’investissements en infrastructures, en capacités technologiques (mise aux normes), en formation professionnelle, en capacité de gestion. Il faut aussi développer les politiques sociales : les « gains » du commerce sont abondamment documentés ; mais il s’agit d’une notion agrégée, qui recouvre à la fois des gains, en effet, notamment, de façon diffuse, pour les consommateurs, et des pertes pour certains producteurs gravement touchés par la concurrence. Beaucoup d’attention doit être portée aux secteurs et aux personnes qui pâtissent des courants d’échange.
Une relation équilibrée sera faite d’ouverture, d’accords régionaux, de flux d’aide au développement, de politiques migratoires régionales.
Intégration régionale
Une évidence saute aussi aux yeux : les marchés africains sont beaucoup trop segmentés pour qu’une activité productive puisse bénéficier de rendements croissants et être rentable. Or, les pays africains ne parviennent pas à engager une véritable dynamique d’intégration économique régionale, en dépit de nombreuses initiatives politiques et l’existence d’une véritable intégration monétaire dans la zone Franc. Nous devrions davantage les y inciter, par exemple en réservant une partie des fonds d’aide au développement à de véritables projets régionaux, alors que la démarche actuelle reste assez largement organisée pays par pays.
Gouvernance et action collective
La gouvernance publique est largement défaillante dans les pays africains. Les réseaux de solidarité s’organisent au niveau des familles et des villages, mais l’action collective peine à émerger à un niveau supérieur, celui de la nation, ce qui témoigne, d’ailleurs, de la nécessaire lenteur et complexité de l’émergence d’un sentiment national. D’où le paradoxe que rencontrent de nombreux voyageurs en Afrique : le contraste entre la coexistence d’intelligences supérieures, capables de dresser des bilans sans complaisance, d’identifier les réformes nécessaires et de préparer des plans d’action, et l’absence de mise en œuvre de toutes les bonnes intentions. Combien de plans se sont succédés, dans le dernier quart de siècle, dans lesquels des Africains appellent d’autres Africains à la prise en charge de leur avenir ? Le dernier en date est le NEPAD, auquel il faut continuer à croire. Mais tous ces plans sont restés à l’état d’intention. La structure des incitations locales pousse les intelligences à servir l’individu et les solidarités familiales et locales plutôt que la « collectivité nationale ».
Aide au développement
L’insuffisance patente des infrastructures et de l’accès aux services de base, la rapidité de l’urbanisation, les conditions de santé, les besoins de construction de capacités et d’assistance technique appellent un effort renouvelé de la part des donneurs, au moins fondé sur un respect, encore trop incertain, des engagements pris au titre de l’accroissement de l’aide.
L’aide est utile, il ne faut pas se laisser enfermer dans des approches trop technocratiques du lien entre aide au développement et croissance économique. Elle ne peut pas tout résoudre, mais, bien conçue et mise en œuvre, elle peut faire la différence pour des millions d’individus. Il faut pour cela la moderniser dans plusieurs directions, en ce qui concerne l’Afrique :
– ne pas cibler seulement la réduction de la pauvreté au sens étroit du terme (politiques sociales notamment). Elle ne peut en effet être durable que dans un contexte de croissance soutenue. L’APD doit aussi contribuer aux politiques de croissance (financement d’infrastructures, promotion de l’investissement privé et du développement des secteurs financiers) ;
– élargir aussi les objectifs de l’aide à la promotion des biens publics mondiaux (protection de la biodiversité, lutte contre le réchauffement climatique, lutte contre les grandes pandémies). Dans de nombreux cas, cette approche est également porteuse de production de biens publics locaux, essentiels au développement (accès aux services de base, qualité des infrastructures, etc.). Il faut aussi savoir adapter les modalités de l’aide aux conditions de sortie de crise que connaissent de nombreux pays.
– Elargir les partenaires, au-delà des cercles gouvernementaux, aux collectivités locales, aux entreprises publiques, au secteur privé, aux organisations non gouvernementales locales. Le principe de l’aide doit être, pour les donneurs, la justification de l’utilisation de l’argent du contribuable : quelle en est la contrepartie ? Elle peut être l’expression de la solidarité en ciblant les plus pauvres, elle peut aussi viser à modifier les comportements des investisseurs vers la prise en compte du social et de l’environnemental.
o Moderniser les instruments de l’aide. Les débats récents ont enfermé ce débat dans une alternative prêts-dons peu productive. Le métier d’une agence d’aide, compétence en ingénierie financière, devrait être de construire, à partir des ressources qui lui sont confiées par l’Etat, toute une palette d’instruments financiers modernes adaptés aux différents enjeux et partenaires du financement du développement. Malheureusement, seuls comptent (statistiquement) comme APD les montants déclarés au Comité d’aide au développement (CAD) sous forme de prêts concessionnels (taux minimal de 25%) et de subventions.
– Mieux coordonner l’action des bailleurs de fonds, en l’alignant sur les priorités nationales (d’où les deux prescriptions centrales de la Conférence de Paris en 2005 : l’alignement sur les priorités locales, et l’harmonisation entre bailleurs, objectifs qui peinent encore à trouver leur sens dans les opérations sur le terrain).
Où va l’Afrique ? La diversité du continent interdit toute réponse. Mais c’est surtout aux pays africains d’en décider ! Il est de notre intérêt, pas seulement par solidarité, pas aussi pour des considérations politiques fondamentales, de contribuer à cette décision et d’en faciliter la mise en œuvre.
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