A nos portes mais loin de nos pensées

Intervention prononcée lors du colloque Où va l’Afrique du 30 octobre 2006.

Monsieur le ministre, Mesdames, Messieurs, chers amis, bonsoir. Le colloque de la Fondation Res Publica a ce soir un intitulé très général : « Où va l’Afrique ? » Mais c’est un exercice tellement difficile qu’il va, d’une certaine manière, nous obliger à être synthétiques.
Autour de moi :
Monsieur Moctar Ouane, ministre des Affaires étrangères du Mali ;
Madame Calixthe Beyala, écrivain, Grand prix du roman de l’Académie française et Grand prix de l’UNICEF. Je ne peux pas énumérer toutes les œuvres de Madame Beyala : « La plantation », « Les honneurs perdus », « Comment cuisiner son mari à l’africaine » [J’ai été très intéressé par cette formule : elle m’a précisé qu’elle était très gourmande], « C’est le soleil qui m’a brûlée » et beaucoup d’autres.
Monsieur Pierre Jacquet est le directeur de la stratégie à l’Agence française de développement ;
Monsieur Jean-Christophe Belliard est le conseiller « Afrique » de Monsieur Javier Solana, Haut Représentant de l’Union européenne pour la PESC.

Je ne vais pas vous infliger un trop long discours. Mes propos liminaires ont essentiellement pour but de lancer le débat, non de le clore.
Pour introduire ce débat où chaque intervenant s’exprimera avant que ne débute l’échange avec la salle, je dirai que l’Afrique est à nos portes mais qu’elle est loin de nos pensées.

L’Afrique est à nos portes ; à celles de la France, à celles de l’Union européenne. Un court détroit : Gibraltar, un bref bras de mer au sud de Malte et c’est l’Afrique.
Elle est pour l’essentiel à notre heure, j’entends notre rythme horaire, ce qui est beaucoup pour les échanges, les communications, les voyages. Il est dix heures à Paris comme au Cap, en Afrique du Sud. Point de ces calculs où l’on se perd, de ce sentiment fort d’éloignement, de dépaysement qui nous saisit à Tokyo, à New York, à huit ou six heures de décalage horaire de la France.

L’Afrique – les Africains – sont présents parmi nous. Voyez nos grandes villes, les foules. Et pourtant l’impression s’impose : l’Afrique est loin de nos pensées, de nos préoccupations, réflexions, peut-être de nos amitiés.
Assurément il y a ces photos de Boat people – émigrants. Mais il n’y a pas de Marine humanitaire – rappelez-vous « L’Ile de Lumière » au sud de l’Asie, dans les années 80 – rien de tel pour les recueillir. Assurément il y a ces pages de journaux, assez régulières, sur les victimes de ces tentatives d’émigration et puis, par extension, sur les calamités qui frappent l’Afrique : désastres naturels, sécheresse, épidémies, conflits inter-étatiques, inter-ethniques, inter-religieux, crises de régimes, atteintes aux droits de l’homme. Assurément, mais par intermittence.
Survolez les manchettes de notre presse, recensez les journaux télévisés, les « émissions spéciales » sur une longue période, six mois, un an. Et la conclusion est sans appel : Nombrilisme d’abord, questions hexagonales et européennes. Puis relations avec le grand frère transatlantique et donc méditations à n’en plus finir sur les Etats-Unis, leurs pompes, leurs œuvres. Res Publica n’y manque pas elle-même.
Puis l’exotisme si l’on ose dire : la délibération elle-même interminable sur le Proche Orient, ses problèmes ancestraux, et le fameux choc ou non des cultures.

Enfin, pour être dynamique, prospectif, la spéculation sur l’avenir, l’émergence des géants, Chine, Inde, Brésil, etc.
Faites enfin, pour revenir sur terre, votre marché : café du Brésil, lait du Middlewest, huile de même provenance, bois de Finlande, cotonnades d’Ouzbékistan…

Et l’Afrique, dans tout cela ? L’Afrique est très présente à New York, à cet excellent Conseil de sécurité dont nous sommes si friands. 60 à 70% de son ordre du jour sont occupés par les problèmes africains. Deux tiers, par dizaines de milliers, des soldats du maintien de la paix sont assignés à l’Afrique. Mais notre compatriote M. Jean-Marie Guehenno qui dirige ces opérations aux Nations Unies, n’en a pas convaincu les Français… Les problèmes, les maladies, les crises sont bel et bien en Afrique. Et tous les beaux discours que l’on peut faire sur les progrès du Droit, de la raison, de la justice, du bien-être, ne valent rien si l’on tourne le dos à un continent en difficulté, ou –version plus équilibrée- aux difficultés d’un continent. Il y a une contradiction entre l’Afrique et le discours humaniste. Cette contradiction est-elle insoluble ?

Mais les richesses sont peut-être aussi en Afrique. Energie d’abord : pétrole, charbon, soleil certainement, minéraux, matières premières végétales.

Hommes enfin, s’ils peuvent se consacrer à leur pays au lieu de le fuir (problème encore !). L’Afrique est un paquebot démographique. Huit cent millions d’habitants aujourd’hui, deux fois plus sans doute avant 2050. Certains parlent de rattrapage mais on peut se demander si la transition démographique est véritablement amorcée, s’il n’y a pas, dans certaines zones, une certaine perte de contrôle. Cette question, me semble-t-il, en surdétermine beaucoup d’autres .

On nous parlera certainement des problèmes d’identité : identité africaine, identité noire, identité nationale. Problèmes de la nation (53 nations), de l’Etat (mais quel Etat ?), de l’esprit d’entreprise, des mentalités en général.
Beaucoup de questions.

On voit bien quelle sera la première et élémentaire réponse : l’Afrique doit beaucoup plus être présente à notre esprit dans sa diversité, dans sa complexité, avec ses difficultés, ses potentialités. Nous devons vivre en pensant à l’Afrique presque autant qu’au dernier ou prochain évènement washingtonien ou bruxellois. La place de l’Afrique dans nos esprits doit être plus grande que la place de l’Afrique dans la mondialisation où chacun sait qu’elle ne représente que 2% des flux de commerce, 1% des flux d’investissements. Car, comme aurait dit De Gaulle : « C’est quand même de l’Homme qu’il s’agit ! ». Mais pour trouver des réponses un peu plus élaborées et les réclamer – si j’ose le faire – de nos intervenants qui nous font l’honneur d’être parmi nous, il faut distinguer –grossièrement – trois questions principales :

Une question politique, d’abord.
Les crises récurrentes sont elles une fatalité ? Les coups d’Etat militaires sont-ils aussi nombreux, aussi « réels », que quelques éclats médiatiques en donnent l’impression ? Ou bien, vaille que vaille, la démocratie progresse-t-elle ? Monsieur le ministre Moctar Ouane nous parlera certainement de l’expérience malienne qui, vue de Paris, incite à l’optimisme quand on sait d’où vient le Mali et comment il a évolué. On pourrait le dire aussi à propos de l’Afrique du sud, où je me suis rendu quelques fois. L’évolution de l’Afrique depuis une dizaine d’années est formidable. Tous les problèmes ne sont pas résolus, certes, mais ne tombons pas dans l’ « afropessimisme ». Erik Orsenna – qui aurait dû être là ce soir – a écrit un livre très intéressant intitulé « Voyage au pays du coton ». Il y fait un petit détour par le Mali avant de nous emmener aux Etats-Unis, au Brésil, en Chine, en France. Il nous parle de pays qui se redressent : le Mozambique, le Kenya, les pays sahéliens pour lesquels il professe une grande admiration : le Sénégal, le Mali, le Niger, le Burkina Faso que je connais un peu : je me rends aussi souvent que je peux au FESPACO (festival du film africain de Ouagadougou). Je trouve que c’est extraordinairement rafraîchissant et, d’un voyage sur l’autre, je constate les progrès à Ouagadougou : l’animation, les constructions montrent que les choses vont dans le bon sens. On parle beaucoup des coups d’Etat, des guerres interethniques… Voyez, en regard, le jugement, universellement bénin, porté sur l’irruption des chars et des militaires dans les rues de Bangkok, en Thaïlande. Deux poids, deux mesures.

Mais la démocratie : la bonne recette, est-ce uniquement l’élection ? Les républicains que nous sommes savent très bien que, derrière l’élection, il y a le citoyen, que derrière le citoyen il y a l’Ecole et que derrière l’Ecole il y a une certaine philosophie, c’est la philosophie des Lumières, c’est l’esprit critique. Mais l’élection, c’est déjà la majorité l’emportant sur la minorité et surtout la minorité acceptant la loi de la majorité. Est-ce possible quand l’Etat de droit – c’est-à-dire aussi bien la justice, celle des tribunaux, qu’un système de protection sociale efficace – n’existe pas ?
Est-il permis d’imaginer des formules de partage du pouvoir permettant à des dirigeants de formations politiques variées, d’ethnies différentes, qui vont perdre les élections, de ne pas tout perdre, d’être encore associés, eux et leurs électeurs, à une distribution des ressources ? Ma pensée se porte vers Kinshasa où viennent d’avoir lieu les premières élections démocratiques depuis quarante-six ans, c’est-à-dire depuis l’indépendance. Mais que va-t-il se passer entre Monsieur Kabila et Monsieur Jean-Pierre Bemba ? C’est une question qu’on ne peut pas ne pas se poser sans une terrible inquiétude quand on sait la terrible guerre qui a eu lieu en RDC.

Une question économique.
La question est simple. On connaît les perspectives démographiques. Une Afrique de un milliard cinq cent millions d’hommes au moins dans cinquante ans. Une Europe occidentale qui aura alors six cent millions d’hommes. L’Afrique se déversera-t-elle dans l’Europe ? Simple image, peut-être absurde. Pourquoi faudrait-il que ce fût vers l’Europe et non pas vers le Moyen-Orient ou encore l’Amérique ? Pourquoi surtout se déverser ? Je ne dirai rien des problèmes de l’émigration ni de l’ »immigration choisie » : selon moi une hérésie parce que la solution du problème de l’immigration est évidemment le développement. Les pays du sud ne peuvent pas se passer de leurs élites. Si on doit penser autrement les migrations, ce n’est certainement pas à travers le thème de l’immigration choisie de manière unilatérale. Bref est-il possible que l’Afrique maîtrise sa fécondité ? (L’Iran l’a fait, en distribuant la pilule contraceptive, sous le régime des mollahs, ce que beaucoup ignorent). Je ne peux m’empêcher d’évoquer un voyage que j’avais fait en URSS au début des années quatre-vingt où le vice-président du Conseil, à l’époque, comme moi, ministre de la Recherche, m’avait dit « Le vingt et unième siècle appartiendra aux pays qui sauront maîtriser leur fécondité ». En effet, un taux de croissance démographique excessif empêche toute épargne et donc tout investissement. Est-il possible que l’Afrique subvienne à ses besoins, se développe, vende ses produits, achète au reste du monde ?

L’Europe a-t-elle besoin d’acheter aux Etats-Unis, au Brésil, ce qu’elle peut trouver en Afrique ? Vous me répondrez que le marché mondial fonctionne selon le libre-échange. Mais on peut se poser la question des préférences à restaurer. L’Afrique peut-elle aussi continuer d’acheter à l’Europe ce qu’elle paie moins cher, grâce peut-être aux subventions ? Peut-être y a-t-il des subventions qu’il faudrait supprimer, en matière agricole. Encore ne faut-il pas confondre les besoins des pays africains avec ceux des pays du groupe de Cairns, ce sont deux problématiques complètement différentes. Il y a le problème de la franchise de douane. Est-il permis d’imaginer une relation équilibrée entre l’Union européenne et l’Afrique ? Peut-on, doit-on se reposer entièrement sur la loi du libre-échange, ou peut-on raisonner en termes de relation « ordonnée », impliquant des mécanismes de stockage, de régulation, et à quelle échelle ? Quel bilan peut-on faire des accords de Lomé ?

Les questions institutionnelles.
L’Afrique peut-elle s’organiser elle-même ? Peut-on faire de l’Union africaine une entité capable au moins d’apaiser les conflits internes et de favoriser le développement économique (qui passe par la paix car la sécurité est la base de tout) ? Quelles seront les relations de cette entité avec le reste du monde ? Peut-on croire aux perspectives d’un dialogue Sud –Sud qui allierait l’Amérique latine à l’Asie via l’Afrique ? Chine, Inde, Brésil sont de trop gros morceaux aux ambitions nationales déjà trop affirmées, peut-être divergentes des intérêts africains, mais peut-être pas : Je n’en ai pas assez discuté avec mon ami Alain Dejammet, notre ancien ambassadeur à l’ONU, qui a été pour beaucoup dans la préparation de ce colloque, mais je pense qu’il peut y avoir pour l’Afrique un parti à tirer des intérêts convergents qu’elle suscite – peut-être divergents des siens – de la part des Etats-Unis, de la Chine, du Japon, de l’Inde, du Brésil, et bien sûr de l’Europe. Comment imaginer la relation de l’Afrique avec l’Europe ? Faut-il raisonner Union africaine / Union européenne quand on sait la difficulté de l’Union européenne à exister? Ou doit-on, plus pragmatiquement, penser que comptent surtout les rapports de certains pays africains avec certains Etats d’Europe ? Nous parlerons évidemment des responsabilités de la France.

J’hésite à poser une ultime question, de caractère un peu philosophique, qui se place du point de vue de l’éthique de la responsabilité. L’Afrique sera-t-elle, elle aussi, l’exemple d’un continent où les valeurs religieuses s’imbriquent jusqu’à dominer toute la société, ou préservera-t-elle, avec des zones de présence religieuse très différenciées, les principes de distinction entre le temporel et le spirituel, ou bien a-t-elle une formule qui lui soit propre ?
La question de la citoyenneté me paraît aussi très importante pour l’Afrique car il y a évidemment un conflit entre la vision ethnique et la vision citoyenne, civique, républicaine.

Voilà beaucoup de questions. Les participants à ce colloque ont été laissés libres de traiter comme ils l’entendent leurs interventions, mais je ne doute pas qu’ils nous apportent au passage, des éléments de réponse que l’auditoire complètera.

Monsieur le ministre, nous vous donnons la parole pour commencer.

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